Chapitre 23 : Un manteau en hiver

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 Récemment, ma soeur Lilia m'a acheté un fauteuil futon. Jusqu'à présent, je n'en avais jamais vu et ignorais totalement son principe.

 Posé à même le sol, j'ai tout d'abord eu du mal à imaginer que ce siège bordeaux pouvait se transformer en couchage. Ma sœur, amusée par mon étonnement, m’a montré comment tirer sur une languette pour le déplier. Et voilà : en un geste, il est devenu mon lit pour quelques jours.

 Depuis la naissance de ma petite nièce Carla, je n'ai plus de chambre attitrés. Mais Lilia, toujours attentionnée, avait tout prévu : un petit coin aménagé dans la chambre de Romane, avec un drap propre, une couette repassée et un oreiller moelleux. Des attentions que je ne connais qu’avec elle. À la maison, je ne crois pas qu’on ait jamais changé mes draps… Je n’ai même pas de housse de couette.

 Allongée à côté du lit de ma nièce, recroquevillée, le nez qui coule, je suis malade comme un chien. La barbe ! Moi qui me faisais une joie de m’occuper de mes nièces et de retrouver un peu de l’innocence de l’enfance…

 Mais bien sûr, ma mère m’a porté la poisse. Je l’entends déjà hurler dans le téléphone, s’adressant à Lilia :
Je lui avais dit ! Elle n’écoute rien et se trimballe à poil en plein hiver. Eh ben, bien fait pour elle !

39,5°C de fièvre. Une sacrée angine. Me voilà clouée au lit…

 Entre les heures de somnolence et celles passées devant l'écran à regarder les innombrables princesses Disney, me voilà projeté en un éclair au 24 décembre. Comme par enchantement, à coups de baguette magique, je suis rétablie.

  Pourtant, je sens toujours l’aura oppressante de ma mère posée sur mon épaule gauche. Son sourcil relevé, ses lèvres pincées… Je la sens me fixer, même absente. Ça m’énerve. Je secoue la tête, balaie mes cheveux d’un geste et file dîner.

  Ce soir-là, nous sommes exceptionnellement réunis autour de la grande table en chêne : Joao, le mari de ma sœur, Lilia, Romane, Carla sur sa chaise haute, et moi. Cette année, je réveillonne chez eux. Un peu comme leur troisième fille. À cette pensée, je suis presque émue. Telle une enfant affamée, je trépigne d’impatience à l’idée du festin.

  Soudain, mon téléphone vibre. Un message.
Thomas : Bon réveillon Marie ! Un petit message car je pense à toi. En très peu de temps, tu es devenue une véritable amie, peut-être même la meilleure. Voilà, tme mank !

 Mon cœur tambourine dangereusement. Même quand j’essaie de l’oublier, de prendre mes distances, il revient. Toujours plus mignon. Non, non, non… Ne pas penser à lui.

 Je l'imagine entouré de sa famille parfaite. De sa maison parfaite. De sa vie parfaite. Comment pourrais-je, un jour, espérer faire partie de ce tableau ?

 Ma sœur débarque avec un incroyable plateau de crevettes. Voilà de quoi me changer les idées. Je range mon téléphone dans ma poche et commence la dégustation. Je décortique la crevette, la plonge dans la mayonnaise maison et croque férocement. Huuum, un délice !

 Puis vient le foie gras, la confiture de figue,le pain d'épice... Pendant que le plat finit de cuire, nous ouvrons les cadeaux. Les filles sont aux anges. Moi aussi, je dois l'avouer.

 Au pied du sapin divinement décoré, une cinquantaine de paquets. Je crois rêver. Joao, lové dans le sofa, plisse ses yeux verts pour capturer l’instant. Des rides sont apparues sur son visage, ses cheveux se font rares. Mon beau-frère n’est plus si jeune. Il a vingt ans de plus que Lilia. Nino, comme on l’appelle, est gentil. Et surtout, un travailleur. Il gagne bien sa vie. Mais bien gagner sa vie, c’est aussi être souvent absent. On ne peut pas tout avoir.

 Romane apporte les cadeaux à sa petite sœur, pour qui c’est le premier Noël. Carla s’amuse davantage à déchirer les papiers qu’à découvrir ce qu’ils cachent. Tous réunis autour du sapin, nous rions devant ce joli spectacle. Je suis bien.

 Chacun à notre tour, nous ouvrons nos cadeaux. Peu à peu, l’espace se remplit de Barbie. Je sens que je vais devoir inventer des histoires à ces poupées blondes.

 Lilia me tend un paquet, parfaitement emballé. Délicatement, j’enlève les morceaux d’adhésif et découvre une parure de lit rose parme. Enfin un lit digne de ce nom. D’un regard, je la remercie mille fois. Comme moi, elle n’est pas friande des effusions. Mais nous n’avons besoin de rien pour savoir que ce lien entre elle et moi, c’est plus fort que tout. Et c’est comme ça depuis le jour où l’on s’est rencontrées. C’était écrit. D’ailleurs, je crois que mes autres sœurs en sont un peu jalouses… Qu’importe ! J’ai aussi droit à ma part de bonheur.

 À mon tour, j’offre mes cadeaux. Un fait-main pour ma sœur et Joao : un album photo. Et des jouets dont je ne me sers plus pour mes nièces. N’ayant pas un sou en poche, je ne pouvais pas faire mieux, mais cela ne semble pas les déranger. Au contraire. Romane idolâtre immédiatement la peluche rose pétant que je lui donne. Carla mâchouille déjà le livre cartonné des Trois Petits Cochons. Dans son langage, ça veut dire : j’adore.

 Nous poursuivons la soirée avec les pommes grenailles et cette viande parfaitement cuite, accompagnée d’une sauce dont seule ma sœur a le secret. Quel régal ! Je suis en osmose, prête à éclater, mais il reste toujours une petite place pour le dessert : la glace meringuée, notre rituel.

 Repue comme jamais, je regagne mon futon. Je braque l’écran sur mon visage qui s’illumine à la lecture du message. Que dire ? Que répondre ? Je remets cette tâche à plus tard et m’endors paisiblement, bercée par la respiration de ma nièce.

 Le lendemain matin : trois appels en absence. Deux de Thomas, un d'Andréa. Oula, qu’est-ce qui se passe ? Je rappelle Andréa.

  • Joyeux Noël, me devance t-elle.
  • Merci, à toi aussi ma belle !
  • Ca va ? On s’inquiétait un peu, Thomas surtout… Apparemment, il t’a écrit un message tout mimi et n’a pas eu de réponse.
  • Ah... Euh oui. Désolée, je n'ai pas eu le temps. Tu sais, avec mes nièces, c'est un peu rock-and-roll.
  • J'imagine, rit-elle. Si tout va bien, c'est cool, mais rappelle-le. Allez, bibi ma puce, je file chez mes grands-parents.

 Bon sang, si les deux s'y mettent je ne suis pas près de passer à autre chose. Si seulement elle savait... Je rêve d'entendre sa voix, l'appeler des heures, de passer mes jours à le regarder. Mais ce n'est pas possible. Au nom de notre amitié. Je dois m'y résoudre. Alors, je lui réponds pas SMS.

Moi : Hey coucou ! Joyeux Noël Thomas. Tu me manques aussi et je suis contente d'être ton amie. On se voit à la rentrée, bise.

Sa réponse fuse.

Thomas : Je m'inquiétais. Pas de nouvelles. T'es sûre ça va ? J'aimerais qu'on s'appelle pendant les vacs.

Moi : Oui oui. Tkt. Je n'ai pas trop le temps là, mais je te rapelle. Bibi.

Thomas : Cool, à tout à l'heure alors <3

À tout à l'heure ? Mais... Avec un cœur en plus. Comment me sortir de là ?

 À cette pensée, j'embrasse Joao et mes petites nièces, puis regagne la voiture de Lilia. Comme à chaque trajet, elle me martèle la tête avec ses tâches quotidiennes. J’écoute son monologue, mais je ne l’entends pas. Mes pensées sont ailleurs… Pourquoi tient-il à moi ? M’apprécie-t-il vraiment ? Peut-on être ami avec un garçon ? Je suis perdue. Une chose est sûre, lui comme moi le savons : il y a cette connexion entre nous. Amour ou amitié, je ne sais pas, mais c’est là.

  Quand je franchis le seuil de la porte, j’ai une envie soudaine de faire demi-tour. Ma mère est stressée, comme à chaque fête. Enfin, si on peut appeler ça une fête. Un sapin minuscule trône sur une table basse, penché comme mon père dans son fauteuil déglingué. Sabrina n’est toujours pas arrivée, et l’odeur de brûlé qui s’échappe du four ne me rassure pas.

  Lilia me sourit timidement, m'embrasse sur le front et s'en va, vers un avenir meilleur. En un instant, je me retrouve des années en arrière, quand je pleurais quand elle partait. Aujourd’hui, je me retiens.

 Je décide de ne pas m’attarder et monte les escaliers.
Ma mère m’interpelle :
— Alors, t’as été malade ? Qu’est-ce que je t’avais dit ? Bien fait !

Je continue mon ascension, lui lançant : — Joyeux Noël à toi aussi, maman !

Qu’est-ce qu’elle peut être méchante quand elle n’est pas bien. Ça s’annonce mal. Vu l’humeur (et l’odeur) qui règne en bas, je décide de rester dans ma chambre jusqu’à l’arrivée des invités. Pour tuer le temps, je relis Harry Potter et l’Ordre du Phénix. Vivement le sixième tome, je n’ai plus rien à me mettre sous la dent.

 À vingt heures, tout le monde est là : Sabrina, Nathacha et son pantalon vert caca d'oie et mes deux neveux accompagnés de leur turbulence légendaire.

 Il y a dans l'air comme quelque chose de pesant. Rien ne semble naturel.

  • Ne trainez pas, enlevez vos manteaux, ordonne ma mère, séche.

 Belle entrée en matière... Sabrina récupère les manteaux et les accroche au vieux porte-manteaux. Natacha n'est pas dans son assiette. Le visage fermé, les yeux gonflés à force de pleurer. Depuis sa rupture, elle oscille entre deux extrêmes : soit elle frôle l’exubérance, presque euphorique, soit elle sombre dans une déprime si lourde qu’elle en devient agressive. Ce soir, son regard vitreux et ses gestes saccadés ne laissent aucun doute : elle a encore avalé ses cachetons, et le dosage doit être tout sauf précis.

 Pendant ce temps, ma mère s’acharne sur mon père, lui lançant des pics acerbes à travers la pièce. De là où je me tiens, je vois ses mâchoires se contracter, ses dents grincer presque jusqu’à se briser.

 Et puis, il y a les enfants. Valentin et Jérémy, mes deux neveux, doivent sentir l’électricité dans l’air. Ils se mettent à sauter sur le canapé, comme pour évacuer la tension ambiante.

 Moi, je ne sais plus où me mettre. Seule Sabrina semble garder son calme. Étrange, d’ailleurs.

 Soudain, un bruit sourd : le porte-parapluie bascule, renversé par les garçons dans leur course folle.

— Faites attention, les garçons, lance ma mère, les lèvres si serrées qu’elles en deviennent blanches. Ne commencez pas à tout déranger.

C’est là que le regard de Natacha s’assombrit, ce regard noir, celui des mauvais jours.

— Si on te dérange, on s’en va, siffle-t-elle.

— Non, non, Nana, je veux juste qu’ils se tiennent tranquilles, tente ma mère, déjà sur la défensive.

Ça ne sent pas bon.

— Oui, bah ce sont des enfants, rétorque ma sœur.

Un silence. Ma mère se retient, visiblement. Ouf.

Mais elle se rattrape aussitôt sur mon père :

— Non, mais Patrick, c’est pas le moment de faire ça ! C’est trop tard. Tu avais toute l’après-midi, mais tu as préféré dormir !

— Oh, mais ta gueule ! explose mon père.

Aïe.

— Vous pourriez parler mieux devant les enfants, tout de même, gronde Natacha. Vous avez quel âge ?

 Et là, Sabrina s’en mêle. Je le sentais venir, mais impossible de deviner d’où partirait le coup.

— Oh, merde, tes enfants ne sont pas en sucre !

La phrase de trop.

 Natacha attrape les manteaux, serre ses garçons contre elle, et claque la porte derrière elle avec une violence qui fait trembler les murs.

 Ma mère sanglote, mon père grince des dents, Sabrina soupire, longue et lasse.

 Joyeux Noël.

 Et me voilà parée de mon plus beau manteau, celui qu’on hérite sans le vouloir, taillé dans le tissu râpé des rancunes familiales.

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