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Que devenait Doc, le fuyard, pourchassé par les malades-zombies affamés de médecine, dévoreurs de « soignants » et de soins, se plaignant de tout et réclamant d’être « écoutés » et surtout compris. Un grand homme d’état avait pris conscience de ce besoin viscéral du peuple et avait assené un jour un tonitruant et fulgurant « je vous ai compris ! » hypocrite mais esthétiquement trop beau.

Doc venait d’atteindre l’avenue du Général… de Lattre !, pas l’autre ! Le gros des manifestants était dispersé (se trouvant présentement à la « domus medica »), mais des groupes épars erraient désespérés. À moins de deux cent mètres, la voiture du Doc se trouvait toujours garée là où il l’avait abandonnée en arrivant, embourbé dans la manifestation. Pouvait-il l’atteindre sans être intercepté par la vindicte populaire ? C’était un challenge et Doc était un homme de challenge. Sa vie n’était que défit.

Il commença à descendre l’avenue de son pas vif et rapide habituel mais bientôt, n’y tenant plus, il partit en petite foulée, car Doc est un homme qui aime courir. La vitesse est sa drogue, rien ne va jamais assez vite pour lui.

— C’est Doc bisou ! s’exclama une fillette, tendant un index dénonciateur, l’œil de Caïn.

Le doigt de la réprobation s’abattait une fois de plus, implacable, sur Doc. Ce n’était ni la première fois ni certainement la dernière, pour cet homme refusant tout consensus social, définitivement marginal, provocateur impénitent. Des têtes se tournèrent, sourcils froncés, probablement les mêmes qui avaient alimentés la guillotine pendant la période révolutionnaire, les mêmes qui avaient dénoncés et collaborés en quarante... Non c’est injuste, ce serait penser qu’il y a une transmission génétique à l’ignominie...

On se précipita, on appela, on sonna le rappel des troupes, c’était l’hallali au Doc ! La chasse à coure reprenait. Doc avait sauvé la biche avec son cornet, qui sauverait Doc ?

— Il est là ! C’est Doc !

— Chopez-le !

— Docteur ! Mon arrêt !

— J’y ai droit !

— Sauvez-moi !

— Non moi !

— J’ai la priorité, handicapé !

Doc ne courait plus, il faisait des bonds puissants, simiesques, allongeant la foulée, respirant à plein poumons. Il pouvait courir sans effort sur des kilomètres, le tout était de ne pas tomber dans un traquenard, encerclé, harcelé, piégé, estampillé, numéroté, classé et puis déclassé, rejeté...

Il obliqua à quatre-vingt-dix degrés et enquilla la rue Perrin. Comme tous les épicuriens et les dilettantes, Doc ne fonctionnait bien que sous la pression, et son cerveau carburait. Où aller ? Il traversa en trombe le square Jaurès et fit s’envoler un bataillon de pigeons courroucés. S’engouffrant dans une rue dont nous tairons le nom, se trouvait le club libertin « la flûte de PAN », haut lieu culturel, dont les belles ambubaïes étaient renommées dans la région. Un instant, tenaillé par un élancement pénien inoportun, il songea s’y réfugier, mais un souvenir terrible l’accabla : il avait failli, dernièrement, crever d’une overdose copulatoire avec des enseignantes dévergondées passionnées de SM et folles de toubibs, prêtes à tout abandonner pour l’"aimer". « Je n’accepte pas mon destin ! » grommela-t-il tout en s’éloignant malgré la protestation véhémente de son sgeg insatiable.

Car, comme Macbeth, une prophétie scellait le destin du Doc :« tu crèveras d’avoir trop baisé ! » avait dit solennellement une voyante gitane très laide et furieuse de n’avoir pas été (baisée) payée par les voyous de la joyeuse bande des potes. La belle époque de la jeunesse insouciante ou plutôt le délire de la nostalgie parce que la jeunesse n’était que galères et drames en réalité. La vieillesse oublie tout sauf le temps qui passe et s'ingénie à embellir les évènements passés, fabricant des souvenirs factices. La vieillesse n’est qu’un mensonge de plus.

Doc arriva à la rue Pétochais (militaire célèbre pas sa fuite magistrale devant l’ennemi) par pur hasard ou nécessité ? On ne le saura jamais, ou plutôt on ne veut pas le savoir et on préfère penser que tout n’est pas prédéterminé, bordel ! Parce que sinon...

Il se précipita vers un bâtiment délabré, ancien atelier de mécanique reconverti. C’était présentement, le siège du Cercle des Libres Penseurs Perdus, un groupe de paumés refusant la pensée unique (la seule, la bonne) et le politiquement correct, des asociaux pathologiques, des contestataires, des anarchistes, des révolutionnaires et pire que tout des pollueurs invétérés : en un mot comme en mille des gens peu fréquentables. Beurk !

Doc entra et referma vivement la porte derrière lui. Des têtes se tournèrent avec surprise. Se trouvaient là, Jean-Pierre (dit JP l’anarcho-révolutionnaire), Simon (dit le parano survivaliste) et papi Mougeot, le propio du lieu, ayant fait faillite de son entreprise de mécanique, vieux con aigri et radoteur, anti-Français qui ne parlait que du complot visant à éliminer les « indépendants » du paysage socio-économique Frankaoui, ce qui est absolument faux, comme tout le monde le sait.

Le vieux tressaillit à la vue du Doc.

— Doc ? Qu’est-ce que tu fous là ?

— Je me terre !

— Doc, salaud ! Plus un seul toubib ! C’est une honte, bougonna JP.

— M’en fout ! C’est la révolution non ?

— Oui ! D’accord, mais il y a des limites ! La santé, c’est pas négociable !

— Il n’a pas tort, approuva Simon, l’air grave.

— Doc t’es un fouteur de merde quand même, constata papy Mougeot, pointant sa canne.

— Les mecs ! Les mecs ! Vous me faites quoi ?

— On n’approuve pas ! fit JP, cassant.

— Où sont les autres ? demanda Doc, pour tenter une diversion.

— Quels autres ? Barrés ! dit Simon. Des traîtres qui ont décidé d’éteindre leur cerveau pour vivre heureux. Les cons !

— Il ne reste que nous ! dit JP, sombre.

— La France est foutue, prophétisa papy Mougeot. Trop de gauchistes !

— Ouais… Il n’y a rien à grailler, j’ai une petite faim ? dit Doc, cherchant du regard de la becquetance.

— Ce mec est un vrai salaud ! s’indigna JP.

— Mais quoi, on m’a torturé tout à l’heure ! J’allais y passer ! se défendit Doc.

— On a du sauciflard, du à l’ail, dit papy Mougeot.

— Ça fera l’affaire… Ça va me donner une haleine de chacal… grommela Doc, s’emparant d’un quignon de pain.

— Doc, en réalité, tu ne crois pas en nos valeurs ? demanda Simon.

— Nan… fit Doc la bouche pleine.

— Tu vois j’en étais sûr, fit Simon à JP.

— Il a toujours été comme ça. Que lui qui compte. Il se fout de tout, expliqua JP.

— Doc, tu me renouvelles mon ordonnance ? demanda papy Mougeot.

— Sérieux ? Tu me vois là ? J’ai mes ordonnances ? Je suis pourchassé comme un chien, s’indigna Doc.

— Tu vas faire quoi ? demanda JP.

— J’avais pensé rester… jusqu’à ce que ça se calme…

— Tu crois que ça va se calmer ? Tu rêves… C’est la fin ! fit papy Mougeot.

— Match de foot à la télé ce soir. Ils vont rentrer se jeter devant leur poste, ex,pliqua Doc.

Simon apporta le café, on joua aux échecs, on se plaignit de tout et de n’importe quoi. On pensa.

— Doc tu fais chier ! Pourquoi tu gagnes tout le temps ? s’énerva JP.

— Bah… C’est une question de cellules grises.

— Arrête avec ça !

La nuit était tombée. La ville était silencieuse, les rues s’étaient vidées, la télé hypnotisait la population.

— Bon, je me tirailleur, merci pour tout, les mecs, fit Doc se levant et s'étirant.

— Doc… hésita JP.

— Quoi ?

— Je vais être obligé de te dénoncer… Tu comprends, c’est une question de conscience, d’honnêteté intellectuelle. La santé, c’est sacré.

— Tu me dis quoi ?

— Je ne pourrai pas résister…

— Tu vas me dénoncer ?

— Ouais.

— T’es trop Français en fait, cingla Doc.

— Je sais. J’ai honte. Je te laisse dix minutes d’avance, mais après...

— Bordel, on a trop besoin de docs ! conclut papy Mougeot, il y a des limites.

— C’est ton destin, Doc.

— Je suis un homme libre ! Je ne suis pas un numéro !

— Non… Tu es Doc, dit Simon.

— Considérez que je démissionne du cercle, dit Doc avec emphase.

— Tu ne vas pas nous faire ça ? s’indigna Simon. Pas toi !

— Si ! Yalla ! De toute façon, ça manque trop de femmes, ici!

Doc quitta l’atelier et se hâta. Il fonça comme un missile en direction de sa voiture. Mais aurait-il le temps d’y arriver ?

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