Extrait 1

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— Alors ça y est, tu es de retour, lance Delphine à sa cadette.

L'entrée en matière est brutale. Anaïs baisse les yeux.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire… tente de se rattraper l’aînée.

Anaïs lui fait comprendre qu'elle ne lui en tient pas rigueur. D'ailleurs, au fond, c'est la vérité, elle est de retour, reformuler la chose ne changera rien à la réalité.

— Crois-moi, si j'avais pu faire autrement…

L’appartement qu'ils louaient a été mis en vente. Le nouveau propriétaire ne reprend pas le bail. Anaïs n'a qu'un mi-temps et Jérémy aucun revenu régulier. Autant dire qu'il est illusoire pour eux d'espérer retrouver un logement. Delphine sait cela. Elle acquiesce. Le silence tombe. Des années que les deux sœurs ne se sont pas retrouvées à dormir sous le même toit. Cela devrait être un moment de fête. Cela devrait être tout sauf ça.

— Tu peux m'en lâcher une s'il te plaît ?

Delphine tente de se raccrocher à la phrase. Elle a l'impression que la conversation a continué sans elle.

— De cigarette, décode Anaïs, tu fumes toujours non ?

Delphine acquiesce avant de se reprendre. C'est comme si son cerveau avait calé : il faut du temps pour que tous les neurones se rallument.

— Euh… non… corrige-t-elle. J'ai fait une promesse… désolé.

Son visage se fige en une grimace innocente. La même que Lola lorsqu'elle vient de faire une bêtise.

— Jérémy hein ?

Delphine confirme.

— À croire qu'il te connaît mieux que tu ne le penses.

Anaïs balaye l'argument.

— S'il me connaissait si bien il saurait que j'en ai besoin en ce moment. Merde, je me défonce pas au crack non plus.

Delphine se fait rassurante :

— Il s’inquiète pour toi, c'est tout…

Anaïs accueille cette douceur avec amertume :

— Comme tout le monde je suppose.... Je n'ai pas besoin qu'on s’inquiète pour moi, je voudrais juste qu'on me fasse confiance.

Il n'est plus seulement question de Jérémy ni de cigarette.

— Toi au moins tu ne leur causes pas de souci… conclut-t-elle en évitant le regard de sa sœur.

Malgré la tournure de la discussion Delphine ne peut retenir un éclat de rire.

— Tu rigoles ? Je suis une mère célibataire incapable de rester en couple plus de deux ans. Pour maman je suis un personnage de Zola. Je suis sûre qu'elle m'imagine à la rue dans dix ans avec huit gosses.

Delphine force le trait, suffisamment pour dessiner un semblant de sourire sur le visage de sa sœur.

— Tu l'as bien entendue tout à l'heure ? reprend-t-elle, « Comment va Éric ? »

Anaïs hausse des épaules.

— Elle prenait des nouvelles c'est tout.

Delphine marque sa désapprobation en agitant son index.

— Pas de ça avec moi, tu sais très bien où elle voulait en venir.

Nouveau haussement d'épaules.

— Elle s'entendait bien avec lui…

Delphine monte dans les tours.

— Mais elle s'entend toujours bien avec eux. C'est bien ça que je lui reproche. C'est ma mère, merde ! Elle est censée me dire combien mes rencards ne sont pas fait pour moi, pas les ajouter dans son cercle d'amis. Je te jure, à chaque fois que je plaque un mec c'est la même chose : elle fait tout pour me culpabiliser, comme si j'avais gâché la chance de ma vie...

Elle s'arrête subitement, jette un œil en direction de la porte.

— Qu'est ce qui ne va pas ? demande Anaïs.

— Non rien, élude Delphine.

Anaïs insiste. Delphine esquive, évoque un bruit qu'elle aurait entendu. Anaïs la connaît, elle sait qu'elle aime se faire prier.

— Petite fouineuse… finit pas céder Delphine sans véritablement y mettre de la rancœur.

Elle prend soin de fermer la porte de la chambre avant d'attraper la chaise de bureau et la faire rouler face à sa cadette.

— C'était le mois dernier, commence-t-elle en s'asseyant. Je déposais Lola chez son père pour le week-end. Il faisait un temps de chiotte, j'avais les essuies-glaces en mode panique. Bref, j'arrive chez Eric. Parapluie ou pas, on se fait tremper sur les dix mètres qui séparent la voiture de la maison. Je reste cinq minutes à discuter, normal. Cela dit, vu la météo, Éric n'est pas très motivé pour me laisser repartir. Il me propose d'attendre un peu que cela se calme. Perso, j'étais pas trop chaud. Vis à vis de Lola je veux dire : je n'avais pas envie qu'elle s'imagine des trucs en nous voyant dîner tous les trois ensemble. Mais, merde, cette pluie c'était une averse de cinéma, tu sais le genre bien grasse qui tombe par seaux. Tu sais que je déteste conduire de nuit, alors avec un déluge pareille je ne t'en parle même pas. Pour ne rien arranger, mon jean était totalement trempé et me collait littéralement à la peau.

Anaïs repère les détours. Elle va droit au but.

— Tu as couché avec lui c'est ça ?

— Quoi ? Non ! s'offusque Delphine. Il m'a juste proposé de prendre une douche et de faire sécher mes affaires.

Anaïs la fixe avec malice : « Ne joue pas à ça avec moi. »

— Mais non je te dis !

— OK, au temps pour moi, se résout faussement Anaïs, vous avez juste fini la soirée autour d'un scrabble. Tu étais totalement à poil, mais à part ça il ne s'est rien passé, résume-t-elle.

— Je n'étais pas à poil je te ferai dire. Ma fille était là, au cas où tu l'aurais oublié. Non, Éric m'a prêté un de ses sweater et son vieux pantalon de survêt. Nous avons simplement mangé tous les quatre ensemble.

— Tous les quatre ?

Delphine hoche de la tête.

— Oui, Lola, Éric, moi et ma dégaine de chanteur de hip-hop.

Anaïs sourit. Delphine sent venir la prochaine remarque de sa sœur, elle enchaîne, l'index pointé dans sa direction.

— Et crois moi, en terme de tue l'amour il n'y avait pas pire que ce look.

Anaïs affiche ses paumes. Elle y va à la dérision.

— Non, non, mais je te crois. Vous vous êtes fait un dîner avec ton ex et ta fille, je comprends que ça soit dur à avouer. Je veux dire, niveau dossier ça se pose là. Ça va, tu arrives à trouver le sommeil le soir ?

Delphine ne se laisse pas atteindre.

— C'est bon, je peux y aller ?

Sa sœur lui laisse le champ libre.

— Bref, il était prévu que je parte après le repas mais la pluie n'avait toujours pas cessé. Elle avait redoublé même : la rue avait des airs de caniveau géant. Je voulais vraiment m'en aller avant que Lola aille au lit, histoire que les choses soient claires pour elle, mais avec ce temps ce n'était juste pas possible.

Anaïs ne peut contraindre son sourire. Delphine la fixe sévèrement : « pas un mot ».

— Nous sommes restés là avec Éric à discuter – elle insiste particulièrement sur ce verbe – en attendant que les choses se calment. Il devait être, je ne sais pas, dix heures, lorsque les précipitations ont commencé à faiblir. J'étais prête à reprendre la voiture mais Éric a tout fait pour m'en dissuader. Il a dit que vu tout ce qui était tombé, il n'était pas prudent de s'engager sur la route à cette heure-ci, qu'il y avait probablement dû y avoir des dégâts ou des axes impraticables et que j'avais tout intérêt à attendre le lendemain. Il a dit qu'il dormirait sur le clic-clac et m'a proposé sa chambre. Je suppose qu'il avait raison, mais j'étais toujours préoccupée à cause de Lola. Il a fini par me convaincre en m'expliquant qu'étant donné qu'elle ne m'avait pas vu partir cela ne changeait pas grand-chose que je passe la nuit chez lui ou non. J'étais crevée, je ne voulais pas me taper une heure de route, j'ai accepté. Par contre, je ne voulais pas prendre sa chambre, mais bon tu sais comme il est, une vraie tête de mule : une fois qu'il a une idée en tête impossible de le faire changer d'avis.

— J'en connais d'autres comme ça… glisse malicieusement Anaïs.

Delphine ne relève pas.

— Au final chacun va se coucher et… disons... que plus tard je me suis relevée pour aller prendre un verre d'eau et puis… tu sais… je ne suis pas vraiment retournée dans mon lit juste après.

— Non ? Tu déconnes ? Putain je ne la voyais pas venir celle-là, ironise Anaïs.

Delphine la dévisage : « crève ». Anaïs lui fait un clin d’œil.

— Je voulais juste que tu aies la version complète, histoire que tu ne tires pas de conclusions hâtives, se justifie-elle. Et puis merde quoi ! Je ne suis pas une none, j'ai bien le droit de me détendre de temps en temps.

— C'est bon tu as fait pire…

Le visage de Delphine se crispe. Anaïs reformule.

— … je veux dire, tu as couché avec ton ex, la belle affaire. C'est pas comme si tu l'avais descendu… ah... à moins que…

Elle se fait théâtrale.

— … tu l'as flingué c'est bien ça ?

— C'est ça, fous-toi de ma gueule… en attendant pas un mot à maman, si elle apprend ça elle va tout de suite se faire des idées et ne me lâchera pas de la semaine avec ça.

Anaïs lève les yeux : « pour qui tu me prends ».

— Par contre, si ta fille t'as vu passer la nuit chez ton ex, il y a un certain risque pour que maman finisse par l'apprendre. D'ailleurs, tu peux parier qu'elle est en ce moment même en train de la gaver de gâteau pour qu'elle balance tout ce qu'elle connaît sur toi.

— Pas de risque là-dessus : je suis retournée dans mon lit tout de suite après.

— Y'a pas à dire : t'es une vraie romantique toi, la titille Anaïs.

— Je voulais surtout éviter les mauvaises surprises le matin, argumente Delphine. De toute manière, je devais être tellement stressée à l'idée qu'elle me voit que j'étais debout le lendemain à six heures du mat', prête à partir.

— Tu veux dire, la tête en vrac, les chaussures à la main, le jean sous le bras en train de te faire la malle par la fenêtre pour atterrir en culotte dans le jardin, comme au bon vieux temps ?

— J'irai pas jusque là, mais il y a de l'idée. Non, je suis allée réveiller Éric pour qu'il retourne dans sa chambre et qu'on replie le canapé : je ne suis pas sûre que Lola aurait très bien compris pourquoi son père aurait passé la nuit dans le salon. Enfin bon, conclut-elle, encore une glorieuse aventure de ma vie sentimentale.

Anaïs dédramatise.

— Cela te fera toujours une bonne histoire à raconter à tes petits enfants au coin du feu.

Delphine prend une mine dégoûtée.

— Tu sais, avec Alzheimer, poursuit Anaïs, tu ne t'en rendras même pas compte.

Les deux sœurs éclatent de rire.

— Ça m'a manqué, tu sais, finit par avouer Delphine.

— De quoi ?

— Tout ça, se retrouver ici toutes les deux, parler ensemble...

Anaïs acquiesce. Elle aussi se souvient de cette époque avec nostalgie. Mais elles ne sont plus adolescentes désormais, et pourtant lorsque Anaïs regarde autour d'elle, elle a bien du mal à s'en convaincre. Le silence tombe, façon massue. Son visage devient grave. Elle a baissé sa garde. Tous ses tracas mis en sommeil durant ces quelques minutes d’insouciance l'assaillaient désormais en bloc, pareils à une nausée. Sa gorge se serre, ses yeux se gonflent.

— Tu vas bien ? s’inquiète Delphine face à ce brusque revirement.

— C'est la fatigue, je n'ai pas bien dormi, ment Anaïs en se frottant les paupières.

Delphine n'est pas dupe. Elle lui prend la main.

— Tu sais, si tu veux parler… à l'évidence cela ne pourra pas être pire que ce que je viens de te dire.

Anaïs peine à forcer un sourire.

— Ça va je te dis, j'ai juste un coup de barre.

Anaïs résiste. Elle sait qu'elle ne gardera pas la face encore très longtemps. Elle n'a pas envie que sa sœur la voit comme ça. Elle aimerait lui dire de partir, mais sa mâchoire est trop lourde pour parler. Delphine ne bouge pas. Elle lui sert la main un peu plus fort. Elle voit ce scintillement trouble dans les yeux d'Anaïs, celui des larmes qui ne demandent qu'à crever. Delphine vient lui toucher la joue du dos de la main. Anaïs détourne son visage. Elle ferme les yeux comme elle serrerait les dents. Une brûlure intense lui dévore les paupières. Elle ne peut contenir l'incendie plus longtemps et celui-ci se déverse en un flot de larmes. Delphine quitte sa chaise pour la rejoindre sur le lit. Anaïs s'effondre dans ses bras. Delphine la serre de toutes ses forces.

— Parle moi.

Elle ne lui demande pas, elle la supplie. Anaïs tente d'assembler ses mots mais ses sanglots l'étouffent.

— Je veux que ça s'arrête… parvient-elle à articuler péniblement.

Delphine cherche à comprendre. Delphine a besoin de plus. Elle l'encourage. Ses mains vont et viennent sur le dos de sa sœur en de longues caresses.

— Je veux que tout ça s'arrête, reprend Anaïs. J'ai vingt-six ans et je me retrouve à vivre dans la même chambre qu'à mes quinze ans…. Le seul boulot que j'ai pu trouver c'est celui que je faisais pour me payer mes vacances… je ne suis même pas capable de me trouver un appartement pour pouvoir vivre avec mon fiancé…. je… j'ai l'impression de tout faire de travers putain… j'en ai marre… je veux que ça s'arrête… je veux une vie normale… je veux… je veux une vie…

Ses pleurs parasitent son discours. Ses pleurs mouillent l'épaule de Delphine. Ses pleurs lui prennent le crâne en étau. Delphine cherche à la rassurer. Elle lutte à son tour pour ne pas se laisser submerger par l'émotion. Elle lui prend le visage entre les mains, cherche son regard mais ne trouve qu'un brouillon humide, comme une aquarelle trop gorgée d'eau. Alors, elle la rend à son épaule. Sa voix se fait chaude et douce, puis vient le silence. Elles restent ainsi de longues minutes, jusqu'à ce que les pleurs s'amenuisent. Alors, Delphine lui glisse à l'oreille :

— Ne pleure plus va, je vais te la donner ta cigarette.

Anaïs accueille la blague d'un hoquet. Difficile de savoir s'il s'agit d'un simple sanglot ou du début d'un rire : les émotions lui barbouillent le visage façon art abstrait.

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