Chapitre 1

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« Lorsque personne ne croyait en nous, nous finissions bien souvent par arrêter de croire en nous à notre tour. Ou alors nous parvenions à y croire assez fort pour réussir. »

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Les sabots retournant la terre provoquaient un nuage de fumée qui s'élevait dans le ciel aux couleurs rougeoyantes, signe que la nuit s'apprêtait à recouvrir les dernières lueurs du Soleil de ses draps sombres.

Ma respiration se joignait aux souffles de ma jument, Nisha, qui galopait au cœur des arbres aux branches aiguisées rappelant sans mal des griffes menaçantes. Les ténèbres nous submergeaient, nous dévoraient. Le vent fouettait mon visage de sa froideur mordante tandis que mon sang bouillonnait dans mes veines dans l'espoir de réchauffer mon corps.

J'aimais cette sensation. Cette impression de liberté. Même le froid hivernal ne pouvait rien contre l'adrénaline qui submergeait mon être entier pour brûler ma poitrine.

Bientôt, des grognements rauques résonnèrent jusqu'à mes oreilles. Un léger coup contre le flanc de ma jument suffit pour qu'elle accélère. Je gardai mes yeux rivés sur l'horizon en ignorant le bruit des pas qui se joignait à notre course effrénée. Un frisson dévala mon échine et mon cœur s'endiabla un peu plus dans une danse frénétique.

Le Lycanthrope qui me poursuivait poussa un autre grognement tandis que le bruit de ses pas se rapprochait. Je daignai enfin lui lancer un coup d'œil, parcourue de frissons.

Ses yeux jaunes, luisants dangereusement dans les ténèbres, m'observaient attentivement, alors que ses pattes, recouvertes de poils sombres, semblaient survoler la terre tant il courrait vite. Je m'empressai de me détourner en esquissant un sourire mauvais.

Le Lycanthrope se jetait dans la gueule du loup.

D'un geste habile, je dégainai mon épée, déjà recouverte du sang de mon adversaire, avant de retirer mes talons des étriers pour me dresser légèrement sur Nisha et prendre mon élan. Je tirai sur les rennes pour la faire pivoter et, bientôt, elle fonça droit sur le Lycanthrope. Mon sourire s'intensifia alors que l'adrénaline brûlait mes entrailles.
Lorsque je fus assez proche de mon poursuivant, je bondis hors de ma selle pour le percuter de plein fouet et l'écraser sous mon poids. Son gémissement s'éleva à mes oreilles bourdonnantes et son souffle se coupa sous le choc, tout comme le mien.

Je repris rapidement contenance et abattis mon épée vers sa poitrine, mais il parvint à éviter la lame aiguisée qui trancha seulement son épaule. Son grognement s'intensifia alors que sa gueule écumante claquait près de ma gorge. Ses mains griffues plaquèrent mes épaules endolories pour me plaquer à terre. Un rire mauvais m'échappa face à son visage trompeur.

Un visage pratiquement humain, mais tant bestial...

J'esquissai une moue répugnée quand la salive de la bête s'écoula de sa bouche aux crocs tranchants. Alors qu'il luttait pour refermer ses dents sur moi en repoussant difficilement l'épée qui me protégeait de ses assauts, je continuai de le dévisager sans jamais perdre mon air mauvais.

Ses oreilles pointues s'agitèrent, preuve qu'il écoutait les bruits environnants. La fourrure noire qui recouvrait le côté de sa mâchoire remontait jusqu'à sa crinière ébène afin d'intensifier ses traits mi-humains, mi-bestiaux. La couleur flamboyante de ses iris reflétait la haine qu'il ressentait à mon égard, toute la rancœur.

Et ça tombait bien, moi aussi, j'en ressentais.

Lorsque ses griffes s'enfoncèrent un peu plus dans mes épaules, j'esquissai une grimace avant d'asséner un coup de pied dans ses genoux. La pression qu'il faisait sur moi s'allégea légèrement, mais suffisamment pour que je le repousse en arrière. Je m'empressai de me redresser et envoyai mon épée s'écraser sur son épaule déjà blessée. Il hurla de douleur avant de plaquer sa main contre la plaie, puis il releva un regard apeuré vers moi.

S'il pensait pouvoir m'amadouer de cette manière, il se trompait.

Si j'avais appris de nombreuses choses durant ma chienne de vie, il y avait une chose que j'avais bien retenue : c'était de faire taire notre pitié.

De la piétiner.

Car la pitié, c'était ce qui nous rendait le plus faible, c'était ce qui nous faisait passer du statut de chasseur, au statut de misérable proie.
C'était la pitié qui faisait de nous des Humains, finalement.

Mais être un Humain dans un monde de bêtes, est-ce que ça ne portait pas préjudice ?

J'étais une Humaine, mais en aucune cas une proie.

J'envoyai mon talon frapper le ventre du Lycanthrope. Il tituba avant de retomber en arrière dans un bruit sourd. En désespoir de cause, il claqua ses crocs dans le vide tout en poussant un grognement.

Une menace, ou une supplique ?

Mes doigts serrèrent fermement le pommeau de mon épée alors que je me rapprochais lentement de ma proie, le menton fièrement levé. Son regard doré, assombri par la douleur, me suivait silencieusement, tandis que ses oreilles affaissées lui donnaient un air apeuré.

Seulement, il était si facile de démontrer un quelconque sentiment lorsque nous étions en position de faiblesse. Il était si simple d'essayer d'attendrir notre adversaire pour y échapper. En position de force, pourtant, rien ne comptait. Mais les rôles pouvaient bien vite changer.

Oui, lorsque notre vie défilait devant nos yeux, tous les moyens étaient bons pour attendrir l'adversité.

Mais après ?

Alors, d'un geste rapide, je plongeai mon épée dans son abdomen pour atteindre son cœur. Ses yeux restèrent rivés dans les miens et se vidèrent lentement. Un dernier souffle s'échappa de sa bouche entrouverte avant que son corps ne retombe lourdement. Je reculai en retirant mon arme de sa chair et contemplai son visage retrouver son aspect humain.

Oh oui, les Lycanthropes étaient de bons manipulateurs.

Si je l'avais épargné, qu'aurait-il fait ? La réponse était évidente. Il m'aurait attaqué pour être maître de la situation. Et à ce moment-là, aurait-il ressenti une once de pitié ? Non, aucunement.

Je rangeai mon épée dans son fourreau et sifflai. Bientôt, Nisha revint vers moi, l'air paisible. J'esquissai une grimace lorsque mes plaies s'éveillèrent. Maintenant que l'adrénaline redescendait, la douleur se faisait ressentir, tout comme la fatigue.

J'étais aux trousses de ce Lycanthrope depuis ce matin et, je devais l'avouer, il s'était montré très coriace. Il ne m'avait pas loupée.

Après avoir placé le corps sur ma jument, je me remis en route, épuisée par cette chasse.

***

— Et tu pensais sincèrement qu'un simple Lycanthrope te rapporterait gros ? rit le tavernier.

Je grinçai des dents en le toisant froidement.

— Pourquoi pas ? Tu t'en sors plutôt bien pour quelqu'un qui récure les latrines à longueur de journée, sifflai-je, mauvaise.

Ses sourcils broussailleux se froncèrent de mécontentement tandis que j'apportais mon verre à mes lèvres, agacée par le chahut des autres clients.

— Tu l'ouvres beaucoup, Qorwyn, pour quelqu'un qui ne parvient même pas à se faire respecter par les autres Ahgolah, tu ne trouves pas ? répliqua-t-il en me dévisageant de ses petits yeux bruns.

Alors que mon sang s'enflammait, je haussai les épaules en buvant une autre gorgée de ma bière.

— Je n'ai pas besoin d'impressionner les autres, répondis-je. Je sais ce que je vaux, donc cesse de ramper à mes pieds en déblatérant des inepties plus grosses que toi, parce que tu ne mérites même pas ce que je te porte le moindre intérêt.

Il me lança un coup d'œil mauvais, vexé, et s'éloigna pour voir un autre client. Je soufflai de lassitude avant de fouiller dans ma poche pour sortir une broche cuivrée représentant un dragon aux ailes déployées. Au centre, soit au niveau de sa poitrine, se trouvait un Rubis flamboyant.

Ceci était le symbole des Ahgolah.

Je caressai la pierre précieuse en me perdant dans mes pensées, malgré le chahut des clients présents dans cette taverne pittoresque.

Les Ahgolah étaient le statut donné aux plus grands Chasseurs. Redoutés par les créatures surnaturelles, ils étaient pourtant admirés par les villageois qui leur portaient un énorme respect. Les citoyens aimaient dire que les Ahgolah ne rataient jamais leurs proies. Jamais.
Leurs missions étaient constamment réussies, et ils ne connaissaient aucune défaite.

Aucune.

Un sourire amer étira mes lèvres.

Oui, les Ahgolah étaient respectés.

Sauf les femmes.

Et j'en étais une.

Peut-être même la seule.

Pour devenir un Ahgolah, il fallait passer par de nombreuses épreuves. La force physique comptait, mais le mental comptait bien plus encore. Peu de personnes parvenaient à atteindre ce grade.
De nombreux Chasseurs se battaient depuis leur plus jeune âge pour devenir à leur tour des Ahgolah, et peu seulement y parvenaient. Les autres finissaient par abandonner, par perdre espoir.

D'autres encore finissaient même par périr.

J'avais réussi après m'être battue pendant des années. Après avoir essuyé de nombreuses critiques quant à mon sexe et, pourtant, si pour les autres je n'avais pas la force physique requise, j'avais le mental.

Lorsque personne ne croyait en nous, nous finissions bien souvent par arrêter de croire en nous à notre tour.
Ou alors nous parvenions à y croire assez fort pour réussir.

Et moi, j'avais cru en moi, et c'était tout ce qui comptait. Qu'importait ce que les autres en pensaient. Je n'en étais pas capable ? Et eux, dans ce cas, en étaient-ils capables ?

Il était bien trop simple de juger les capacités d'une personne lorsque nous-mêmes étions des incapables.

J'effleurai à nouveau la pierre rouge en fronçant les sourcils. Le dragon semblait m'observer. Je me pinçai les lèvres avant de ranger la broche dans ma poche.

Le tavernier avait raison. Les autres Ahgolah n'avaient aucune considération pour moi. Seulement, était-ce parce que j'étais une femme, ou bien pour une autre raison ? Je n'en savais rien, et ça m'importait peu.

J'avais mené à bien de nombreuses missions. Si ce Lycanthrope ne m'avait rien apporté, j'avais déjà chassé d'autres proies qui valaient bien plus, des proies que les autres Chasseurs ne verraient jamais de leur misérable vie.

Je balançai la monnaie sur le bar en me redressant. Je m'approchai ensuite de la porte en bois en ignorant tous ces ivrognes qui riaient à pleine gorge.

— Allez, Qorwyn, retourne donc assouvir les désirs d'un homme, comme les femmes le font si bien, au lieu de te prendre pour quelqu'un que tu n'es pas, entendis-je dans mon dos.

Mes muscles se crispèrent tandis que je tournais la tête vers les nombreux hommes attablés. Tous affichaient un sourire moqueur, un air de défi peignant leurs traits.

Celui qui avait parlé s'appelait Sahrot, qui signifiait « puissant ». Cela lui convenait bien. Sa carrure était impressionnante. Son visage dur était d'autant plus accentué par ses cheveux rasés et la barbe rousse qui recouvrait sa mâchoire. Ses yeux gris semblaient constamment vitreux, vides. Il me répugnait.
Comme moi, il était un Ahgolah.

Je m'approchai de leur table en esquissant un sourire mauvais, puis je plaquai mes mains entre deux bières, le sang bouillonnant.

— Tu as raison, sifflai-je. Il vaut mieux que je fasse mon vrai métier. Je vais de ce pas rejoindre ta sœur pour l'aider, pas facile pour elle de contenter plusieurs hommes à elle seule.

Le rire guttural de ses amis résonna dans la salle tandis que Sahrot se redressait, piqué au vif. Je croisai les bras contre ma poitrine, nullement perturbée.

— Tu as quelque chose à ajouter ? l'interrogeai-je. N'est-ce pas le rôle des femmes, comme tu le dis si bien ?

— Comment oses-tu ? gronda-t-il.

Son haleine alcoolisée effleura mes narines et m'arracha une moue répugnée. Pourtant, je ne reculai pas et gardai le menton levé, tout sourire.

— Allez, Sahrot, laisse tomber, ajouta l'autre Ahgolah, Riik. Et puis, il y a du monde autour de nous, si tu t'en prends à elle, le commandant risque d'être mis au courant.

Sahrot me toisa une dernière fois avant de se rasseoir. Les autres hommes assis près de lui me dévisagèrent, tandis que Riik fronça les sourcils devant mon air moqueur.

— Pars, m'asséna-t-il. Tu en as assez fait.

Je fis une révérence avant de tourner les talons pour sortir de la taverne qui était désormais silencieuse. Bientôt, la brise hivernale fit virevolter mes cheveux et m'arracha un soupir. Je m'approchai de mon frison et montai en selle pour m'éloigner de cet endroit, sans jamais me démunir de mon rictus.

Ma jument se mit ensuite à galoper au cœur de l'obscurité, là où la Lune était uniquement accompagnée par des nuages sombres recouvrant les étoiles. Au loin, une fumée éparse s'élevait jusqu'au ciel, là où de nombreux oiseaux s'éparpillaient comme des taches d'encre sur un tableau, probablement apeurés par ce qu'il se passait.

Et cela n'augurait rien de bon. 

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