Aux portes des Bonis

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Cela faisait maintenant plusieurs jours que le convoi remontait le Maroni. Une croisière sans fin, longue et monotone. C’était toujours la même répétition : presser les piroguiers sans succès pour partir le plus tôt possible, rester sur le bateau sous une chaleur accablante, puis faire escale pour la nuit, au mieux dans un village ndjuka ou paramaka, dont le chef monnayait parfois son hospitalité. Partout, ils étaient accueillis avec un mélange de curiosité et de défiance. De temps en temps, en journée, on croisait un autre équipage et on se saluait avec de grands gestes et des cris qu’aucun des voyageurs ne comprenait. Hormis cela, aucune distraction possible.

De temps à autre, un saut se présentait. Celui de Bonidoro, littéralement la porte des Bonis, fut l’un des plus difficile à franchir. Le niveau de l’eau était plus bas qu’à Hermina, avec beaucoup de rochers émergés. À cela venaient s’ajouter des îlets couverts de végétation, dont le dernier portait le nom du rapide. Sur environ trois kilomètres, ce n’était qu’un dédale de roches et de bras d’eau tourmentés. Le bruit et le mouvement des flots en furie contrastaient avec l’immobilité de ses rocs et la quiétude des bois qui y poussaient.

Cette fois, il fallut donc payer de sa personne, car les pirogues ne passaient pas sans huile de coude. Les voyageurs durent descendre et se retrouver avec de l’eau parfois jusqu’aux genoux, même Ambroisine. L’un des boschs restait à bord et poussait avec sa grande perche, pendant que les autres tiraient la pirogue. Le travail n’était pas aussi facile qu’il n’y paraissait. Le courant s’opposait bien évidemment à la remontée des fines embarcations. Mais il rendait également précaire l’équilibre des hommes. Pour ne rien arranger, les pierres étaient glissantes et constituaient de véritables patinoires pour les semelles cloutées. Enfin, les embarcations étaient plutôt lourdes, particulièrement celles qui étaient chargées de fret.

Avec une agilité déconcertante, les piroguiers couraient sur les roches affleurant la surface pour enrouler une amarre autour d’un plus gros caillou. Ensuite, il fallait tirer dessus pour faire avancer le bateau, pendant que les pagayeurs faisaient de même en s’agrippant à ses flancs. Combien de fois, l’un des trois européens se retrouva-t-il les fesses dans l’eau, après avoir dérapé en plein effort ? Car il fallut répéter la manœuvre trois fois. C’était de plus en plus éreintant. La chaleur moite n’arrangeait rien car elle fatiguait les corps plus vite que de raison. Les jurons répondaient aux encouragements. Mouillée, la peau des mains s’attendrissait et adhérait moins bien au cordage. Ce dernier, en glissant, provoquait des brûlures de plus en plus douloureuses et insupportables.

— Nom d’un p’tit bonhomme à vapeur, faudra mieux répartir le chargement, de main ! s’exclama Charlotte en tirant la langue.

— Hardi tins ben, Marinette, la dergne est pas encore passée , lui répondit Tribois.

Un énième bruit de plongeon se fit entendre, accompagné d’un cri de surprise. La gerbe d’eau n’avait pas fini de retomber que la voix d’Ambroisine commençait déjà à gémir. La jeune femme souffrait le martyre à cause des frottements de la corde contre ses paumes délicates. De plus, elle n’était pas habituée à fournir des efforts aussi intenses et aussi longs. Elle avait donc lâché prise et s’était retrouvée emportée dans son mouvement, jusqu’à en tomber à la renverse :

— Ça suffit, j’en ai marre ! Est-ce que c’est un travail pour une jeune femme de ma condition ? Non ! Alors j’arrête, j’ai en assez, vous comprenez ? Assez !

— Vous n'allez pas nous abandonner maintenant qu’on a presque fini ! lui asséna Charlotte pour essayer de la motiver.

— Je suis encore libre de faire ce que je veux, non ? Et puis mes mains me font trop souffrir.

— Z’avez toujours un os au cul qui dépaille les chaises, ma parole ! Mettez donc vos gants d’cuir si vous avez les paluches si fragiles.

— Ça ne changera pas que j’en ai marre de ce travail de forçat !

Tribois aussi était fatigué et sentait ses mains dévorées par un feu intense et douloureux. Tout le monde était logé à la même enseigne et personne ne se plaignait… sauf sa patronne. Plus grave, à cause de ses jérémiades, on perdait du temps.

— Oh, les poulettes, ça suffit d’caqueter ! intervint-il, avec humeur. Mademoiselle, suivez le conseil de Marinette : vos gants vous protégeront suffisamment. Il nous reste plus qu’une pirogue à faire passer. Après, vous pourrez vous r’poser.

— Ça y est, l’pé s’est réveillé… ironisa Charlotte.

— Ferme-la et tire sur cette corde.

Contrairement à ce qu’annonçait l’homme de main, tout n’était pas terminé, car d’autres passages difficiles attendaient les voyageurs dans ce long torrent sans fin. On finit d’ailleurs par accoster sur un affleurement un peu plus grand que les autres pour transborder du chargement des trois autres navires, vers celui des européens. Avec cette meilleure répartition des masses, il était possible d’espérer qu’ils franchiraient plus facilement les derniers obstacles avant l’île marquant l’entrée en territoire Boni.

À la fin de l’opération, Charlotte vint parler à Ambroisine. L’aristocrate avait été autorisée à se reposer quelques instants, telle une vulgaire gamine. Mais cela lui avait surtout permis de ruminer. Contrairement à ce qu’espérait la capitaine, sa cadette l’accueillit par des mots cinglants. Avec la fatigue accumulée, la dispute ne pouvait qu’éclater. La brune essaya bien de calmer les ardeurs de la blonde, mais le trop-plein d'énervement débordait :

— J’ai la nette impression que vous me traitez comme une enfant pourrie gâtée !

— C’est peut-être parce que je vous vois comme ça…

— Ben voyons ! C’est tellement facile…

— Mais regardez-vous, z’êtes toujours à landoner, à faire votre chiard ! Vous vous néyeriez dauns vot’ roumie ![1]

— Pouvez-vous, je vous prie, vous exprimer en français et non dans votre baragouin d'un autre âge ?

— Z’êtes toujours à vous plaindre !

— Il ne vous est donc pas venu à l’idée que, dans mon monde, on ne s’adonne pas aux travaux de force ? Qu’en dehors de quelques excentriques, on ne court pas le danger sur des terres exotiques !

— Mais vous êtes une de ces exantriques.

— Excentrique, bécasse !

— Ouatt ! Eh ! Je vous permets pas, espèce de chipie !

— Je me passe bien de votre permission.

Les deux femmes se regardaient dans le blanc des yeux avec un profond désir de s’étriper. La jeune blonde affichait ouvertement une mine supérieure et moqueuse, toisant Charlotte de son regard mauvais. Il était évident, qu’un mot, un seul, pouvait avoir le même effet qu’une allumette craquée au milieu d’un silo à charbon. Pour l’homme de main c’était un risque supplémentaire de perdre du temps, de par la dispute d’abord, puis à cause de l’absence de cohésion qu’elle entraînerait. Connaissant le caractère jusqu’au-boutiste des deux femmes, il voulut éviter le pire :

— Ben dames, c’est pas ben l’moment d’vous tourer, leur cria-t-il.

— Ta gueule, bavacheux ! lui renvoya sèchement l’officière.

— Monsieur Tribois, veillez à rester à votre place ! enchaîna Ambroisine, avec condescendance.

Rabroué par les deux femmes, Tribois préféra battre en retraite. La bataille était perdue d’avance et mieux valait effectuer un repli stratégique pour conserver ses forces que de les perdre inutilement. Ainsi, il espérait ne s’aliéner aucune des deux adversaires. Le face à face électrique continua donc. Après quelques dizaines de secondes à se lancer des éclairs du regard, la brune tenta une nouvelle approche :

— Pour être franche, d’un certain côté je vous trouve bien courageuse de vous être lancée dans cette aventure, avança-t-elle calmement.

— Certes, mais ça ne vous autorise en rien à vous acharner sur moi, grinça son interlocutrice, qui n’avait pas changé d’humeur.

— Je n'm’acharne pas ! Mais c’est pas une promenade à la campagne : ici c’est la nature sauvage. Et vous n'pouvez pas vous permettre eud faire votre manante ou votre laisante à la moindre difficulté.

— Je vous le redis, cet environnement n’est pas le mien. Alors vous me pardonnerez si je n’ai pas votre résistance, ni votre force physique. J’ai été élevée comme une jeune femme, moi!

— Nom d'un p'tit bonhomme à vapeur ! explosa la brune. Mais vous savez qu’comme gamine eud la rue, mon seul avenir, c'était l’abattage ? C’est pas êt’ élevé comme une jeune femme, ça ?! Pardon, d’avoir voulu échapper à c’futur peu ragoutant. Et en attendant, je montre tous les jours c’dont une cadette est capab’. Alors que vous…

— Oui, que fais-je, moi, la vilaine petite aristocrate qui ennuie tout le monde ?

— M’est avis qu'vous faîtes la faiblarde pour que moi ou Tribois, on trime à vot’ place !

— C’est dans l’ordre des choses, petite nigaude.

— Oh, arrêtez de prend’ vos airs supérieurs et d’m’insulter ! Vous allez finir par voir eud quel bois je m'chauffe.

— C’est bien ce que je vous reproche ! Tout dans les muscles et rien dans la tête. De la part de mon garde du corps, c’est bien normal… mais un officier, comme vous ! C’est à se demander comment vous avez obtenu vos galons !

— J’ai couché et les ceusses qu’étaient pas d’accords, je leur ai cassé la gueule ! Ça vous va ?

— Vous voyez, quand vous voulez !

— Non, Mâdâme, j’ai passé l’examen, comme tout le monde. Alors oui, la première fois, je me suis faite bouler parce que j’étais une femme.

— Et vous avez roué de coups le jury pour qu’il vous accepte la seconde fois…

— Bien sûr que non !

— Donc vous avez couché.

— Nix ! Par toutes les inventions d’Watt, vous avez fini d'bacholler ?!

Un sourire narquois se dessinait sur les lèvres de l’aristocrate, tandis que son regard suintait la méchanceté. Un instant, il sembla à Charlotte que le corps de son opposante était parcouru par un spasme, comme si elle se retenait de rire. Les poings crispés et les bras raides comme des troncs d’angélique, l’officière devait se retenir pour ne pas la frapper.

— Vous voyez, Capitaine, vous étiez venu faire la paix. Mais, moi, je vous ai forcée à continuer de me faire la guerre ! reprit la blonde, sur un ton glaçant.

— Et vous pensez qu’c’est malin de crét’ler[2] ?

— Non, c’est totalement idiot ! J’ai besoin de vos talents et vous aliéner serait une véritable catastrophe pour cette expédition.

— Alors, à quoi vous jouez ?

— Je ne joue pas, petite sotte ! Je tenais juste à vous rappeler qui commande. Je vous prie dorénavant de tenir votre rang. Vous êtes à mon service, tâchez de ne pas l’oublier !

— À vot’ serv… manqua de s’étrangler Charlotte, le visage cramoisi.

— Oui, bon, l’expression était peut-être un tantinet excessive, je vous l’accorde. Mais vous avez saisi l’idée.

Juchée sur ses longues jambes, légèrement réhaussée par l’épaisse semelle et les larges talons de ses bottes à lacet, la fille du général avait prononcé cette dernière phrase avec un regard autoritaire et un ton qui n’appelait aucune réplique. En face, la capitaine semblait comme désarçonnée, par ce changement de personnalité.

— Je crois qu’on nous a assez attendues. Allons-y avant que Monsieur Tribois ne se sente encore obligé de manifester sa masculinité patriarcale.

— Patria… ?

— Capitaine, les wagons de votre ignorance roulent sur les rails de mon indifférence.

[1] Expression normande équivalente à se noyer dans un verre d'eau.

[2] Ce terme normand voulant dire crier sert aussi, de façon ironique, à désigner une femme qui se querelle facilement (par rapprochement avec les cris de colère de… la poule).

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