Le témoin

8 minutes de lecture

— Allons, mademoiselle de la Tour, soyez raisonnable, tout vous accuse !

— Mais puisque je vous dis que ce trou dans ma veste est une brûlure de cigare.

— Arrêtez avec ce boniment : on a retrouvé des traces de poudre noire à l’intérieur de la poche, vous n’allez pas nous faire croire que c’est du tabac, ça aussi ! Et que dire de cette page falsifiée du registre paroissial, de cette lettre signée de votre main ? Les écritures sont les mêmes !

— Mais justement, ce n’est pas mon écriture !

— Ma cliente vous l’a déjà prouvé en écrivant sous votre dictée, que vous faut-il de plus ?

— Nous devons faire des vérifications complémentaires, avec d’autres courriers.

— Eh bien faites-les, au lieu d’utiliser des preuves plus que bancales pour lui faire endosser une responsabilité qui n’est pas la sienne !

— Mais monsieur de Schlippendorf menaçait de révéler votre supercherie…

— Supercherie dont il fut l’instigateur et l’auteur ! reprit Ambroisine.

— Et dont vous étiez la complice…

— La victime, lieutenant ! corrigea l’avocat.

— Il allait se séparer de vous car vous étiez devenue inutile. Et vous avez pris les devants.


La jeune femme tiqua. C’était effectivement la vérité, mais comment l’officier avait-il deviné ? Était-ce celui qui était intervenu qui avait ensuite cafté ? Ou lançait-il un simple coup de dés pour la faire parler. Elle n’eut pas le temps de se reprocher sa réaction car son avocat avait reprit la parole.


— Alors, dans ce cas, mademoiselle de la Tour a bien agi en état de légitime défense.

— Bon ! je suis fatiguée de vos sempiternelles questions qui tournent en rond, je m’en vais.


La jeune femme esquissa un geste pour se lever. Mais son interlocuteur éructa, d’une voix sévère : « On reprend ! ». Lasse, elle se rassit en soupirant, comme une enfant boudeuse. L’officier, le buste droit et sanglé dans sa vareuse bleue ornée de grenades argentées au collet, la fixait d’un regard dur et intransigeant. Aucun de ses traits ne cillait, contrairement au gendarme qui gardait la porte de la salle d’interrogatoire et dont la moustache oscillait de nervosité. Malgré l’éclat de l’ampoule électrique braquée vers son visage et la chaleur incommodante qui l’irradiait, Ambroisine renvoyait toute la morgue et le mépris dont elle était capable. Son interlocuteur l’énervait. Elle voulait le gifler. Il rabâchait les mêmes faits, relançait les mêmes interrogations et la forçait à radoter les mêmes réponses. C’était pénible, usant ; son cerveau lui donnait l’impression d’être sur le point d’exploser, de pulvériser sa boîte crânienne devenue, à force, trop exiguë. L’impeccable flanelle de Chine en serait irrémédiablement souillée, le ruban bleu ciel et blanc de la médaille coloniale disparaîtrait sous le rouge de la chair meurtrie. Cette perspective et ses conséquences sur son interrogateur la firent sourire. Elle s’imaginait déjà l’homme en train de reculer, surpris et horrifié, peut-être même dégouté par le sang et les morceaux de cerveau dégoulinant le long de sa veste, puis sur son impeccable pantalon de toile blanche et se répandant enfin sur ses souliers de cuir noir parfaitement cirés. Assis à côté d’elle, maître Jussieux de Bainville posa sa main sur son avant-bras pour la rassurer.


La porte grinçante de la salle d’interrogatoire s’ouvrit. Un petit homme en complet crème et Panama entra et se présenta en brandissant sa carte de police. Le gardien se mit au garde-à-vous. Derrière lui, deux autres civils en costumes clairs suivaient. Puis l’aristocrate reconnut le serveur de l’hôtel. Négligeant les présentations du visiteur, elle se leva et pointa du doigt l’homme qui l’accompagnait ; elle s’écria, surprise :


— Vous ! Je vous reconnais, vous étiez en serveur à l’hôtel ! Qu’est-ce que vous avez mis dans mes plats, ce soir-là ?

— Calmez-vous, mademoiselle de la Tour, s’interrompit le policier, c’est Tiago, notre informateur.

— Votre informateur ? Informateur de quoi ? Je n’ai rien à cacher !

— Nous en reparlerons. Pour l’instant, je dois m’entretenir avec le lieutenant Le Lièpvre.


La jeune femme retourna sur sa chaise. Elle échangea un rapide regard avec son avocat. Comme elle, il ne comprenait pas ce qui se passait devant eux. Pendant que le policier en civil parlait au militaire, elle détailla l’amérindien. Elle en avait bien aperçu sur le fleuve, mais c’était le premier qu’elle rencontrait de près ; sa tenue à l’européenne la surprenait. On aurait dit le sosie américain de Tribois : Il ne lui manquait que la moustache et la carabine. Sinon, son visage dégageait le même air taciturne et taiseux. Il se tenait droit, les jambes légèrement écartées et les bras croisés sur le torse. Son regard, impénétrable, fixait la jeune blonde. Elle tenta de le soutenir, mais elle en eut la chair de poule. Son esprit se mit à imaginer qu’il avait pris les traits de son garde du corps en une sorte de réincarnation ou non, peut-être après l’avoir mangé !


L’agitation devant elle lui fit reporter son attention sur la table d’interrogatoire. Le lieutenant de gendarmerie s’agitait nerveusement et rangeait en vitesse ses papiers. L’inspecteur Duvivier le toisait, comme un père venant de congédier son fils après une réprimande. L’officier se leva et quitta la pièce d’un pas raide, emmenant avec lui le planton au rictus agaçant. Le nouvel arrivant prit sa place et baissa la lampe de bureau. D’un signal de sa main gauche, il fit approcher un des deux autres agents, qui déposa une chemise cartonnée devant lui. En silence, l’air très concentré, le policier en sortit divers documents et commença à les disposer, à la manière des pièces d’un puzzle. Ambroisine le regardait faire avec appréhension. Il s’était présenté comme appartenant à la Sûreté royale, la police secrète du régime, chargée de traquer les opposants et les espions. Son avocat toussota. Qu’allait-on lui reprocher, cette fois ?


— Nous savons que vous avez tué monsieur de Schlippendorf, commença l’interrogateur d’une voix calme.

— Non, ce n’est pas moi !

— Racontez ça aux gendarmes si cela vous chante, mais ne perdez pas votre temps avec moi. Tiago était là, il vous a vu.

— Voulez-vous dire que c’est lui qui m’a ensuite cachée ?

— J’ai juste dit qu’il vous avait vue.


Derrière son patron, l’amérindien avait cependant cligné de l’œil avec un très léger sourire de connivence. La jeune aristocrate se sentit à peine rassurée. Elle n’était pas dupe : le ton courtois et amène de son interrogateur pouvait très bien être une feinte pour l’amener à lui faire confiance et mieux la piéger ensuite. À moins que ce ne fût le rôle de ce signe presque imperceptible : il l’avait gratifiée du même à l’hôtel. Maitre de Bainville coupa court à ses réflexions en objectant :


— Impossible ! L’éclairage du pont était défaillant.

— J’ai vu les lueurs, intervint Tiago de sa voix rocailleuse. Deux coups. Et le révolver, il était chaud quand je l’ai jeté dans la mer.

— Qu’est-ce qui prouve que votre métèque dit la vérité ?

L’inspecteur leur lança un regard sévère avant de répondre :

— Vous devriez lui montrer plus de respect. Sans lui, mademoiselle, vous auriez été prise l’arme à la main. C’était le déshonneur assuré pour votre père ! Et son témoignage pourra toujours vous conduire à l’échafaud. Quant à vous, maître, je n’ose imaginer les contorsions cérébrales auxquelles vous auriez dû recourir pour sauver la tête de votre cliente. Mais nous ne sommes pas là pour parler de ce meurtre.

— Alors pourquoi avez-vous abordé le sujet ? reprit l’avoué.

— Parce qu’à dire vrai, il nous embête beaucoup. Les activités de votre directeur-adjoint avaient éveillé les soupçons du duc de Solmignihac.

— Mon mari ?

— Nous savons que vous ne l’avez pas épousé et que vous avez utilisé de faux documents pour revendiquer ces terres. La question est pourquoi ? Aviez-vous des visées dessus ?

— En quoi cela vous regarde ? Pensez-vous que je sois de mèche avec ce petit félon d’alsacien ?

— Il est allemand, mademoiselle.

— Allemand ? Cela explique pourquoi il parlait d’acheter des dirigeables Zeppelin ! Je me doutais que son projet cachait un loup. Maintenant, je comprends mieux.

— Mais vous concernant, quels étaient vos projets ?


La chaleur étouffante qui régnait dans la pièce et l’inconfort de sa rustique chaise en bois la mettaient de plus en plus mal à l’aise. Malgré l’aide de son défenseur, Ambroisine commençait à accuser le coup de sa garde à vue. Elle ne pouvait pourtant placer aucune confiance dans ces policiers et devait rester vigilante. Néanmoins, la question qui venait de lui être posée permettait une petite diversion afin qu’elle reprît un peu ses esprits. Elle s’engouffra tête baissée dans la brèche :


— Mes projets ? Devenir la duchesse de Solmignihac et œuvrer à la modernisation de la colonie, cher monsieur.


L’homme de loi posa à nouveau sa main sur son avant-bras. Mais cette fois, il appuya sur le membre pour lui signifier de ne pas continuer sur ce terrain. En face, l’inspecteur n’était pas dupe :


— Une philanthrope ! ironisa-t-il, en se tapant la cuisse. Ce n’est pourtant pas l’impression que vous avez laissée en métropole, auprès des connaissances que nous avons pu interroger.

— Ce ne sont que des témoignages sur une période passée, ils ne préjugent en rien de qui est mademoiselle de la Tour à l’heure actuelle…

— Vous n’avez pas parlé aux bonnes personnes, renchérit la jeune femme. Qui vous a dit tant de mal à mon égard et dans quelle mesure ?

— Peu importe. La mort de Schlippendorf est bien plus regrettable car nous eussions préféré qu’il avoue lui-même sa duplicité. Vous êtes désormais la seule qui puisse nous renseigner sur ses desseins.

— Je sais bien peu de choses à ce sujet, Maximilien était un homme très secret… très mesquin et misogyne, aussi. Vous devriez plutôt interroger mon « neveu » Gonzague. Ce faquin lui mangeait dans la main. Et c’est lui qui a cédé les possessions de feu le Duc, pas moi.

— Oh mais c’est déjà fait ! Il ne tarissait pas d’éloge à son sujet et nous a fourni une bonne justification à son acte. Oh, ce n’est pas très glorieux mais cela nous sera très précieux si vous vous obstinez dans votre refus de coopérer. Car en ce qui vous concerne, il vous a bien chargée.


L’avocat allait intervenir, mais l’aristocrate le coiffa au poteau :


— Qu’a-t-il encore été inventer, ce paltoquet ?! Une soirée de beuverie avec son ami Fritz, comme il l’appelait, et le voilà copain comme cochon, prêt à lui céder les yeux fermés les bijoux de la couronne ! Moi, jamais je ne m’y serais abaissée. Et si demain, je le provoquais en duel, je suis persuadée qu’il se défilerait comme le bâtard penaud qu’il est ! Ne me reparlez plus de ce sous-fifre dégingandé, cette hommelette fade et baveuse. La parole de cette loque ne vaut rien.

— Devant un tribunal, elle vaudra toujours plus que la vôtre. Vos deux anciens fiancés sont morts avant le mariage ; avec Schlippendorf, on peut monter à trois…

— Parce que vous pensez que j’allais l’épouser, ce pédéraste pédant ?! C’est mal me connaître, monsieur Duvivier.

— Oh vous savez, mademoiselle de la Tour…

— Il n’en a jamais été question ! Sachez également que j’ai feint la complicité.

— Sa mort vous arrange donc !

— Comme vous y allez ! Dois-je vous rappelez, qu’en tant que femme, ma cliente n’a jamais disposé de la liberté d’administrer la société. Et l’acte notarial de cession est très clair sur ce point : monsieur de Schlippendorf devenait, de facto, le directeur. Mademoiselle de la Tour n’avait donc rien à gagner à ce qu’il disparaisse.

— J’ai supprimé un dangereux ennemi de la France, pourquoi suis-je encore considérée comme traitre ?

— Parce que ce fait n’a pas encore été établi. Si son arme avait été retrouvée, nous aurions pu vous innocenter. Pour le moment tout porte à croire que vous avez voulu vous venger d’avoir été doublée par votre associé. Dans cette histoire, la grande perdante, c’est vous. Et vous nous accompagnerez donc à Saint-Laurent pour perquisitionner les bureaux et appartements qu’occupait votre acolyte.

Annotations

Vous aimez lire Romogolus ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0