La prisonnière

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La nuit était tombée mais, imperturbable, le petit caboteur des Douanes continuait sa route vers Saint-Laurent. Ambroisine était consignée dans sa cabine. Un petit espace agrémenté d’un lit sans confort et d’une tablette repliable pour prendre ses repas ; un pot émaillé servait de commodité. Même si elle n’était pas enfermée à fond de cale, cela ne la changeait guère de la prison. Le hublot condamné ne permettait pas de profiter de la fraicheur nocturne. Incommodée, la captive tournait et se retournait sur sa couche. Morphée semblait l’avoir abandonnée, tandis que le mal de mer lui comprimait les entrailles. Nul doute qu’elle se souviendrait de cette cuisante traversée et de la façon dont on l’avait traitée. Les responsables paieraient, elle se le promit avant qu’un nouveau spasme ne lui fasse régurgiter son diner.

Il y eut soudain un choc contre la coque du navire. Dans sa poitrine, son cœur fit un bon. Puis le silence s’installa à nouveau. Inquiète, l’oreille aux aguets, l’aristocrate déchue attendit. Un cri retentit, suivi d’un coup de feu. D’autres suivirent, accompagnés de bruits sourds, comme des sacs de riz qu’on lâche sur le sol. Ses bruits évoquaient un combat. Y avait-il une mutinerie ? Sur un bâtiment royal, cela paraissait impossible. Ambroisine se recroquevilla dans un coin et tira les draps sous son menton. Mécaniquement, elle chercha son pistolet dans la poche de sa veste. Il n’y était plus. Son sang se glaça. Elle était sans défense. Quelqu’un essaya d’ouvrir la porte de sa cabine. Elle sursauta. Mais l’écoutille était bien verrouillée. Des coups résonnèrent alors. La captive se mit à hurler à l’aide, appeler au secours. Enfin, le mécanisme céda et le huis s’ouvrit brusquement. Une large silhouette, machette à la main, entra. Les appels et supplications s’amplifièrent, alors qu’elle se rapprochait. Tétanisée, voyant sa dernière heure arrivée, la jeune femme finit par ne plus pouvoir produire le moindre son. Une intense douleur à la tempe précéda le trou noir.

L’armoire à glace retourna la pièce en vain et, en désespoir de cause, elle se saisit du corps inerte et le hissa sur son épaule. Sur le pont régnait une certaine agitation. Le combat était terminé et ses compagnons ramassaient les armes et les munitions des morts. Les fusils Gras des douaniers et leurs cartouches métalliques étaient un trésor aussi estimable que de l’or ou des bijoux. Leurs baïonnettes feraient d’excellents sabres d’abordage. D’autres forbans s’étaient rués vers les cales à la recherche de marchandises confisquées… Ils en furent pour leur frais. Avec ce bilan mitigé, ils rejoignirent leur sloop avec leurs otages et s’éclipsèrent, laissant le vapeur et ses soutiers à leur sort. Toujours assommée, Ambroisine ne vit rien de ces opérations, ni de son arrivée dans le village côtier.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle se trouvait pieds et poings liés, allongée dans un hamac. Au-dessus d’elle, une armature de bois recouverte de feuilles séchées. Émergeant encore de sa torpeur, l’esprit embué, elle essaya de se remémorer les évènements de la soirée pour comprendre cet environnement inconnu. Mais rien ne lui revenait. Elle était sur le bateau des Douanes, en proie au chagrin et au malaise, il y avait eu un assaut et puis… plus rien. Les rebords de sa couche l’empêchaient de voir si quelqu’un était sous le même abri qu’elle. Peut-être cette personne aurait-elle pu lui en apprendre davantage. D’une voix timide, elle héla donc aux alentours. Mais tout ce qu’elle reçut fut une réponse en créole. Elle ne comprit rien et recommença ses appels. Au ton que l’autre femme utilisa, elle sut qu’elle ne devait pas recommencer. Quelqu’un d’autre arriva et fut accueilli sur un ton abrupt. Sa démarche pesante résonnait d’un bruit sourd contre le sol de la cabane et indiquait qu’il se rapprochait. La prisonnière vit enfin un imposant gaillard à la peau sombre comme le plumage d’un hoko et la tête aussi dégarnie que celle d’un urubu. Un anneau en or pendait à chacun de ses lobes. Son large torse avait des muscles saillants, des épaules jusqu’aux abdominaux. Sa culotte courte rapiécée de toutes parts laissait voir des mollets tout aussi bien bâtis.

— A kouman to fika ?[1]

— Qu… Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que je fais ici ?

— Ti-manmzèl gran malapri ![2]

— La femme blanche ne comprend pas ton sabir. Maintenant dis-lui ce qu’elle veut savoir, bamboula.

— Eh ! Pas de ça avec moi, petite pòpòt[3] ! Ici tu es otage, pas maîtresse. C’est moi, le chef du village, c’est moi qui décide si tu vis. Je te demandais comment tu allais.

— À ton avis, Bwana ?! J’étais prisonnière sur une coque de noix et me voilà sous une frustre mansarde, ot… Attends ! Tu as dit « otage », c’est donc que tu es un…

— Je suis capitaine Ignace Saint-Fleur, un chef pirate, oui ! sourit l’homme. Je croyais que tu étais la femme du Duc. Pourquoi tu étais otage des jandans[4] ?

— Et qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Duc de Solmignihac, li gen toubonnman lajan[5]. Je veux demander la rançon.

Ambroisine allait l’informer de la mort de l’intéressé, mais elle se ravisa. Si personne ne pouvait payer, le gredin risquait bien de se débarrasser d’elle. Avant de lui révéler la vérité, car elle éclaterait bien le faire tôt ou tard, elle préférait en savoir plus sur les intentions de son ravisseur.

— Qui te dit qu’il paiera ?

— S’il veut te revoir, il n’a pas le choix. Sinon, je te ferai rôtir pour lafèt du sabbat !

— Qu… ?! Non, je vous en prie, je suis sûre que je peux vous être utile autrement ! s’effraya-t-elle.

Le boucanier éclata d’un rire tonitruant. Il partagea son hilarité avec la femme qui occupait le carbet. Devant cette attitude, l’aristocrate déchue se sentit ridiculisée. Ses pommettes s’empourprèrent et elle se renfrogna. Devant sa mine contrariée, le capitaine se ravisa :

— Vous les pòpòts, zòt tous les mêmes ! Ce n’est pas parce que nous sommes des noirs dans la forêt que nous sommes cannibales !

— Ah ah ah ! C’était très drôle !

— Ton mari doit payer la rançon, sinon tu finiras comme le jandan qui t’accompagnait, reprit le flibustier, en passant son pouce sur sa gorge.

— Vous avez tué l’inspecteur Duvivier ?! Et mon avocat ? Brutes ! Mais ils ne vous avaient rien fait !

— Blan pa enmé nèg, sé dé men a-y yo enmé[6]. L’esclavage a peut-être été aboli, mais vos manières n’ont pas changé. Ou ka rékòlté sa ou simé[7]. Avant la rançon, tu vas rester ici avec Félicitée. C’est ma première épouse. Je vais te libérer de tes liens. Regarde, c’est la forêt tout autour : si tu essayes de t’en aller, elle te tuera. Mèt-bwa gardent tous les tèbès[8] qui entrent et ne connaissent pas.

Avec un long couteau à la lame étincelante, il joignit le geste à la parole et désigna à Ambroisine, le coin cuisine où s’affairait une femme corpulente, vêtue d’une étoffe à carreaux enroulée autour de la taille et d’une sorte de chemisier sans manche, ni col. La jeune femme prit une grande inspiration et lui raconta toutes ses mésaventures : la remontée du fleuve, la mort du Duc, celles de ces deux camarades, puis les manœuvres de l’allemand pour mettre la main sur le magot. Le forban l’écouta, de plus en plus soucieux. Malgré l’anxiété que cela suscitait, elle continua sur sa lancée. Chaque nouvelle révélation semblait le plonger dans un embarras de plus en plus profond, dont il tentait de s’extirper par une réflexion d’intensité croissante. Lorsqu’elle eut fini son récit, la jeune blonde le regarda avec appréhension. Son sort était maintenant suspendu à ses cogitations et… elle supputait une funeste décision. L’intelligence n’était pas, lui avait-on enseigné, le propre des populations africaines. Ce créole à la peau si sombre ne devait pas avoir une goutte de sang européen, donc être resté à un état de conscience assez frustre. Il finit par rompre la pesante chappe de plomb qui commençait à écraser l’atmosphère :

— Tu es donc l’ennemie des pòpòts ?

— Oui ! répondit avec vivacité Ambroisine, pour saisir la balle au bond.

— Ton neveux Gonzague, il ne peut pas payer lajan ?

— Ce vil faquin ? Il n’aura cure de mon sort.

Le boucanier la regarda avec de grands yeux. Il n’avait visiblement pas compris. L’aristocrate répéta donc en usant d’une formulation insultante de simplicité :

— Pa gen pwoblèm ! rigola-t-il. Tu resteras ici, comme mon esclave. A pa davwa ou sizé si chèz, pyé a-w pa ka trenné até[9].

— Et si moi, je te payais pour que tu m’aides ?

— Koté sa ! Lariviè pa ni bèl pawòl, mé sé li ka ba’w zabitan[10].

— Je t’ai déjà dit que je n’entendais rien à ton baragouin barbare, bwana ! Parle-moi français !

— Fou to sot ! Mo, barbare ?! Tu te prends pour qui ? Ici, tu n’es rien ! Lapoussyé di plis ki sa, van chanyié-y ![11]

— Redis-le moi quand ton village sera encerclé par les soldats venus me chercher !

— Ladévenn sé on fanm fòl[12]. Qui te dit qu’ils viendront ?

Tous les deux se toisaient comme deux enfants mutins, ignorant avec superbe les menaces de l’autre. Les bras croisés sur la poitrine et la tête tournée vers l’arrière, ils se répondaient en miroir. Félicitée mit fin à leur face-à-face infantilisant. Avec rudesse, la matrone rappela son rôle à son pirate de mari. Les deux créoles s’expliquèrent avec grand bruit. La femme menait les affaires et, en dépit des apparences, portait la culotte. Tous les arguments les moins ragoutants y passèrent : la grève du sexe, la répudiation, le « divorce et remariage » avec le rival... Luttant pied à pied, le chef Ignace reculait peu à peu. Il dut prendre une décision pour sauver sa situation et réaffirmer son autorité : Ambroisine allait rester prisonnière des forbans jusqu’à paiement de la rançon. La jeune captive dut donc faire contre mauvaise fortune bon cœur. Apwé Bondyé se lajan ki mèt[13].

[1] Comment ça va ?

[2] La petite demoiselle est bien mal élevée !

[3] Terme utilisés pour désigner les blancs nés en Guyane.

[4] Gendarmes.

[5] Il a beaucoup d’argent.

[6] Littéralement : l’homme blanc n’aime pas le noir, ses deux mains l’aiment – l’homme blanc fait du mal au noir.

[7] On récolte ce que l’on sème.

[8] Mèt-bwa est un génie de la forêt, tèbè signifie abrutis ou demi-portion.

[9] Littéralement : ce n’est pas parce que tu es assis sur une chaise qu’il faut croire que tes pieds ne touchent pas le sol – Aussi haut que tu sois placé, tu restes vulnérable.

[10] Littéralement : la rivière n’a pas de belles paroles mais c’est elle qui te donne des crevettes – Il faut préférer les actes aux promesses.

[11] Littéralement : la poussière était plus prétentieuse que ça, le vent l’a emporté quand-même – Ne te vantes pas, il y a plus fort que toi.

[12] Littéralement : la malchance est une femme folle – La fortune est aveugle.

[13] Après Dieu, l’argent est roi.

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