L'embarras

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Les deux femmes passèrent donc une partie de l’après-midi à faire les retouches nécessaires : faute de moyen adéquat ce n’était que du provisoire, destiné à cacher la misère. Pour celle du corsage, on tricherait ! Mais l’ambiance n’était pas à la fête. Le malaise régnait et elles travaillèrent en échangeant le moins possible. Ambroisine ne cessait de s’en vouloir. D’un œil inquiet, elle lançait des coups de sonde, pour vérifier comment sa protectrice évoluait. Mais son visage restait fermé. Elle avait envie de disparaître. Ou, qu’au moins, sa comparse la rassure, lui dise qu’elle la pardonnait. Pour Charlotte, ce baiser n’avait pas été volontaire. Après avoir perdu sa gouvernante, l’aristocrate avait dû se reposer sur son aînée pour l’aider à supporter toutes les difficultés ; elle devait donc confondre la reconnaissance envers une grande sœur, voire une mère de substitution, et un amour sincère. Finalement, la jeune blonde rassembla ses forces et rompit le silence :

— Capitaine, je suis désolé pour…

— C’est rien, on est tous fatigué, on n’sait plus toujours bien ce qu’on fait.

Non, Ambroisine savait bien ce qu’elle avait fait et ce qu’elle éprouvait. Mais elle était soulagée que Charlotte ne lui en tînt pas rigueur. Son aîné continuait néanmoins ses explications ; la jeune aristocrate saisit ses propos pour la faire parler sur son passé :

— Vous savez, des pédérastes, j’en ai croisés comme tout, jusqu’aux matelots qu’abusaient des p’tits mousses et… En v'rité, ce qui me gêne, c’est qu'euj pourrais être votre daronne.

— Allons, capitaine, vous n’êtes pas tant âgée ! Si ? Mon Dieu, que vous avez dû en voir ! Mais comment êtes-vous devenue marin ?

— Aucun intérêt.

— Non, capitaine, non ! Je vous ai ouvert mon cœur en toute confiance, vous pourriez en faire de même ! Ne faîtes pas la goujate.

— Qu’est-ce vous voulez qu’euj vous dise ? Je n’aime pas parler du passé, c’est comme ça.

— Auriez-vous quelque chose d’inavouable à cacher ?

— Biguenette ! Brin. Artez d’penser qu’y a que des mautures dans c’pays !

— Alors racontez-moi !

— Plus tard, faut qu’euj me concentre, là.

C’en était trop pour Ambroisine. Sa curiosité piquée au vif avait fait naître une intense soif de savoir. Elle devait être étanchée, ce désir brûlant devait être assouvi. Sa main glissa vers les côtes de sa compagne et commença à les titiller. Charlotte sursauta avec un petit cri aigu de surprise. Dressée devant la jeune adolescente, elle intercepta son sourire sadique et vit avec stupeur qu’elle s’apprêtait à poursuivre son attaque.

— C’est quoi ces manières ? J’chuis pas vot' pote de dortoir !

— Réjouissez-vous en : certaines gardent un bien cuisant souvenir du martyr que je leur fis endurer.

— Vous me faîtes rire. Z’auriez pas tenu deux jours dans les lieux d’perdition que j’ai connus.

— Et quels étaient-ils ? N’essayez pas de vous retrancher pas dans le silence, cette fois. Je saurais vous faire parler !

— À mes dix ans, ma goulne eud mère ma « confiée » à l’atelier-refuge de Rouen. Mon père était mort à la guerre et j’étais devenue trop encombrante. Une femme avec un morvaillon, ça se fait pas hanter, vous comprenez. C’est là que j’ai appris la couture et des rudiments de lecture… entre autres. Mais c'te vie qu’on ne me promettait m’arrangeait pas. Finir en condition dans une ferme ou potiche d’un notable, très peu pour moi. Alors je me suis enfuie après quelques années.

— C’est là que vous vous êtes engagée comme mousse, pour vivre l’aventure, voir du pays…

— Pensez-vous ! Ces patoufs m’auraient livrée aux galonnés. Non, j’ai vezonné dans les rues de Rouen avec une quiaulée de marmouzets. On vivait de petits larcins, du tapin.... Et il n'y avait pas que des bordeliers pour profiter ! Si ça s’trouve, même votre Chilpentruc il a dû se servir !

— Je ne suis pas dupe. Nous sommes nubiles dès nos quinze ans et nous épousons rarement des jouvenceaux de cet âge[1]. Mais donc, quand avez-vous rejoint la marine ?

— Attendez ! Pour échapper aux abus, je me suis faite passer pour un gars… Et puis un jour, les galonnés m’ont bordée. Et, j’ai été envoyée à Belle-Île par le juge.

— À la colonie pénitentiaire !

— Non, dans un phalanstère anarcho-presbytériens… Évidemment ! Et croyez-moi, c’est plus une annexe des Enfers qu’un centre d’éducation. Chez les sœurs, à Rouen, y avait bien des conspines et des catins, mais on les croisait qu’à la messe. Là, on était tous mélangés : les vagants avec les arsouilles, les assazins… mais aussi des pores-gens qu’étaient juste là parce qu’on avait voulu s’débarrasser d’eux. C’était comme dans la rue, y avait les caïds qui faisaient leur loi, qu’avaient leur quiaulée, leurs souffre-douleurs… et leur « feumelle ».

— Il y avait aussi des filles ?!

— Brin… mais fallait bien qu’ils se soulagent… et puis c’est une humiliation comme une autre pour la victime, et qui ne laisse pas de trace quand on s’y prend bien.

— C’est révoltant !

— Sainte nitouche ! Me dîtes pas qu’vous avez jamais demandé à vos victimes de vous foutiner !

— Capitaine, cessez ces insinuations déshonorantes ! Et poursuivez donc votre récit, je vous prie.

— Bref, y avait aussi les garde-chiourmes qu’en profitaient. Le dirlo… Peyron[2], qu’y s’appelait, il valait pas mieux, un tocson çui-là ! Au cachot sans nourriture, il avait ajouté d’autres arrias, comme sa « chambre eud discipline ». Un circuit d'bois qu’on devait marcher dsuss pieds nus toute la journée avec une meriane au dinner. Et ça durait jusqu’à épuisement complet[3]. On s’en faisait des ampoules, elles crevaient, on s’ouvrait les panards, ils gonflaient… bref, le bagne, à côté, c’est juste pire à cause du climat tropical. Et j’ai vitement plus eu besoin d’mucher mes nenets parce qu’ils ont disparu tout seul.

— Convenez tout de même qu’il faut mâter les fortes têtes et les récalcitrants ! Tous les moyens sont bons pour qu’ils comprennent. Mais le but des colonies pénitentiaires n’est-il pas de vous instruire à un métier pour que vous vous réinsériez ?

— Tous les punis étaient pas des mautures. Non ! Ceux-là, c’étaient même ceux qui s’en tiraient le mieux. Et ce qu’on subissait, c’est pas les trois fessées que vous avez dû prendre dans votre école pour filles de pistoliers.

— J’en ai pris plus que ça !

Et j’ai toujours subi ce châtiment avec grand plaisir, pensa Ambroisine. Mais elle corrigea tout de suite le sourire révélateur de ce penchant trop personnel pour être partagé et revint à une mine plus sérieuse, plus seyante à son propos.

— Et des privations de repas également. Que croyez-vous ? Je n’ai pas été élevée dans les caresses et la douceur. Le seul amour qu’on m’autorisait était celui du Seigneur.

— Si vous l'dîtes… Bref ! En dehors de ces châtiments, on nous préparait en effet à une vie d'labeur. J’ai fait partie du groupe destiné à apprendre la navigation. Ça m’a sauvée. Si j’avais été à la ferme comme à Rouen, j’me s’rais périe, j’pense. J’aurais même pas eu la force eud tenter de m’évader : ceux qu’ont essayé ont tous été repris, ça ne valait pas le coup d’y perdre mon temps.

— Mais c’est grâce à votre séjour à Belle-Île que vous êtes devenue marin. Il vous a donc été profitable, vous voyez.

Charlotte commençait à s’agacer qu’Ambroisine continue de justifier les mauvais traitements. Allait-elle comprendre que la violence omniprésente et savamment entretenue était délétère ? Que ces institutions, bagnes ou colonies, remplissaient très mal leur rôle rédempteur et n’étaient qu’un voile pudique jetée sur un sadisme débridé envers des individus qui, pour la plupart, ne l’avait pas mérité ? Qu’un violeur ou un assassin soit ainsi traité, pourquoi pas, mais un vagabond, un miséreux obligé de voler pour manger ? La société punissait avec trop de sévérité les déshérités et ceux qui ne pouvaient se conformer à ces règles. Pis, dans le cas des bagnards, on pouvait parler de mise au rebus car il était impossible aux déportés de rentrer… quand toutefois ils avaient eu la chance de survivre et purger l’intégralité de leur peine. Soucieuse d’éviter une dispute, elle préféra abandonner la partie et continuer son récit :

— Si vous allez par là… Un caïd a fini par démucher mon segret. Il a voulu vendre la calebasse mais j’étais d’jà une chipie. On s’est colletés et j’ai eu droit d'être rudement chionnée par les gardiens. À cause d’la bagarre… et aussi parce que j’avais eu le dsuss sur l’autre fallu et parce que je m’étais faite passée pour un garçon. Bref, ils ont pas eu d’mal à tracher des raisons. Et après, j’ai été efoutardée sur l’continent, pour Cadillac…

— Mais c’est un véritable tour de France que vous avez fait !

— J’ai décanillé à une gare. J’me suis muchée dans un wagon d’charbon et j’chuis partie avec ; il est arrivé à Saint-Nazaire. C’est là que j’ai embarqué sur un vapeur et commencé ma carrière.

— Et bien, quelle aventure ! Vous pourriez écrire un roman…

— J’en ai pas bien l’temps. Et puis ça servirait à quoi ? Si c’est pour que les gens réagissent comme vous, j’ai mieux à faire.

— Les esprits ne risquent donc pas de s’ouvrir…

— Et vous ? Pourquoi vous n’écrivez pas sur vos… « instants d’égarement » ?

— Capitaine ! Je…

Ambroisine se ravisa. Elle comprit, à l’aspect mesquin du visage de sa comparse, que cette dernière tentait de lui rendre la monnaie de sa pièce… ou ce qu’elle considérait l’être. L’aristocrate se devait d’être plus maline et de ne pas tomber dans ce bas procédé :

— Je n’ai pas votre vécu, je manque encore de matière. Maintenant, remettons-nous sur l’ouvrage, voulez-vous : l’heure tourne et je ne veux pas d’une « demi-mondaine » à mes côtés.

[1] Les garçons ne pouvaient se marier qu’à partir de 18 ans.

[2] Camille Peyron fut directeur de la colonie pénitentiaire de Belle-Île de 1893 à… 1917 ! C’était un homme violent mais aussi influent, qui a su construire un éco- système le rendant nécessaire et inexpugnable sur l’île.

[3] Les tours duraient de 8 heures à 12 heures puis de 13 heures à 16 heures. Une pause de 5 minutes ponctuait chaque heure ; les punis devaient alors se tenir au garde-à-vous. Un sillon aurait fini par être creusé par les piétinements… mais à l’époque de Charlotte, cette installation était encore récente (on ne connait qu’approximativement sa date d’installation)

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