Les désillusions

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Vers le milieu de la journée, alors que le Soleil écrasait déjà le petit village et ses habitants, que la chaleur appelait à la sieste, l’épouse d’Ignace fit signe à son « invitée » de la rejoindre :

— Vini, manmzèl pòpòt.

— Je ne suis pas votre pote ! Je suis Ambroisine duchesse de Solmignihac. Je vous saurais gré de vous en rappelez !

La matrone la regarda, interloquée. La jeune femme se rappela que son « hôte » ne parlait pas français. Elle soupira. Manifestement, ces sauvages étaient de sombres crétins, incapables d’apprendre une langue civilisée. Elle reprit donc un ton presque enfantin, accompagné de gestes pour tenter de se faire comprendre :

— Toi, Félicitée. Moi… Mo, Ambroisine. Mo pas po-pote.

— Amboizine, répéta la maîtresse de maison.

— Oui ! Mademoiselle Ambroisine.

— Manmzèl Amboizine... Manjié.

Avec rudesse, elle présenta une calebasse contenant du riz surmonté de quelques haricots rouges. La captive prit le récipient et le regarda avec une moue dubitative. C’était peu. C’était même chiche. Mais ça sentait bon. Et elle avait faim. La sagesse la poussa à goûter. Sa geôlière avait accédé à sa requête de lui manifester de la déférence, mieux valait se montrer conciliante. Et puis, si elle refusait, peut-être n’aurait-elle rien d’autre. Elle piocha avec une cuillère en bois et porta le contenu à sa bouche. Elle commença à mastiquer avec un certain plaisir. Le riz fondait sur sa langue et les légumineuses étaient moelleuses à souhait. Soudain, elle s’arrêta net. Son palais s’enflamma, ses joues s’échauffèrent et ses yeux s’embuèrent. Elle tenta de se reprendre, de cacher son malaise et se força à mâcher puis à avaler. Fatale erreur ! À présent, l’incendie descendait le long de sa gorge et s’étendait à son gosier. En face, Félicitée après s’être inquiétée, la regardait hilare. Si elle partageait un point commun avec son mari, c’était bien ce rire tonitruant. Mais pour l’heure, Ambroisine devait éteindre le feu qui la dévorait. Elle chercha de l’eau du regard, fit signe qu’elle voulait boire. Un « Awa » sans appel répondit à ses prières, ainsi qu’une poignée de riz supplémentaire. Et son douloureux repas s’acheva sous les ricanements de la cuisinière.

— Manmzèl Amboizine pa connèt pimen ! Rèd kontré[1].

Même si elle ne comprenait pas les mots de sa geôlière, la jeune blonde savait qu’elle se moquait. Pour ne pas perdre la face, elle lui tira la langue en grimaçant. Les rires redoublèrent.

*

— Félicitée m’a raconté ta première fois avec le piment… commença le chef en croquant dans l’un d’eux.

— Non, Ignace, épargne-moi tes proverbes moralisateurs !

— Je croyais que tu ne comprenais pas le créole.

— C’est vrai, mais je comprends les intonations … Pourquoi me prend-on toujours pour une gamine écervelée ?

— Peut-être parce que les autres te voient comme ça. Et tu as quel âge ?

— Ben voyons ! J’ai dix-neuf ans.

— C’est jeune chez toi ? Ici, tu aurais déjà deux ou trois enfants !

— Oh, je te rassure, c’est pareil dans nos campagnes, m’a-t-on dit.

— Campagne ?

— Dans les villages, en France.

— Ah ! Tu as obligé Félicitée à t’appeler « Manmzèl Amboizine ».

— C’est ainsi que l’on s’est toujours adressé à moi. Je n’ai pas demandé qu’elle me fasse la révérence ni ne baisse les yeux en m’adressant la parole. Où est le mal ?

— Je te l’ai dit tantôt : ici, tu n’es plus rien.

— Alors appelez-moi « manmzèl Rien », si cela vous sied mieux.

— Toujours du « manmzèl »…

Le capitaine accompagna sa remarque d’un long tchip.

— Ce que femme veut, Dieu le veut, bwana Ignace.

— To ensinifyan, fout to sot[2]!

La jeune femme n’avait évidemment pas compris les mots mais elle s’abstint de le faire remarquer. Elle sentait le besoin d’une pause dans les tourments, comme le marin apprécie la fin de la tempête qu’il vient de traverser. Ici, elle sentait qu’elle pourrait être tranquille. Sa vie serait simple et frugale, un peu comme lors d’une retraite spirituelle. Néanmoins, elle voulait savoir si son ravisseur mettrait ses menaces à exécution.

— Que feras-tu de moi, si les Français débarquent pour me chercher ?

— Ils ne connaissent pas notre village. Personne ne connaît. Ils ne pourront pas me trouver.

— Et s’ils te proposent de payer la rançon ?

— Alors je te livrerai. Il faut me comprendre, j’ai plusieurs femmes et, comme on dit chez nous, a pa an kiraj ou ka sa maré fanm a-w[3].

La logique était implacable et elle l’acceptait. Elle s’en étonna. Une part d’elle se rebellait bien pour ne pas être livrée, mais ce monde n’était pas le sien. Elle n’avait pas sa place dans cette société en marge de la sienne. Et elle le savait. Ces gens ne feraient rien pour elle. Du moins pas sans une raison valable. Et elle n’avait que des promesses à leur offrir, promesses qu’elle n’était pas assurée pouvoir de tenir. Elle prit une bonne boufée d’air avant d’enfourner une portion de son dîner peu engageant. Son palais meurtri appréhendait cette nouvelle bouchée. Mais le poisson boucané n’était pas épicé. Ignace rigola de ce manège plein de précautions inutiles.

[1] Mademoiselle Ambroisine ne connaît pas le piment ! Rude rencontre.

[2] Tu fais l’intéressante, que tu es bête !

[3] Si tu veux garder la femme, gagne l’argent.

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