L'improbable retour

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L’attaque du caboteur des Douanes et la demande de rançon avaient agi comme un tremblement de terre dans la communauté métropolitaine. Jusqu’ici, jamais les pirates n’avaient attaqué de navires royaux, jamais ils n’avaient lancé d’assaut nocturne. Mais l’affaire était suffisamment grave pour que l’onde de choc atteignît la métropole et y provoque moult remous. La presse républicaine se gaussait de la défaite quand celle des conservateurs exigeait des coupables à punir. Les députés interpellaient le ministre de la sécurité publique pour obtenir des explications. L’Intendant des finances le sommait de prélever sur son budget pour remplacer les valeureux douaniers disparus dans cette inédite bataille navale. Le roi lui-même, qui voyait une atteinte à son prestige, lui demanda de se justifier. Pressé de toute part, le politique se retournait contre ses subordonnés, fustigeant leur incompétence, leur manque de clairvoyance, promettant de terribles conséquences. Les répliques n’en finissaient pas d’ébranler le frêle édifice de l’administration coloniale. Dans toutes les chancelleries, les bruits de couloirs bruissaient sans fin. On parlait de démettre le chef de la Sûreté (il était pourtant mort sur le bateau), de changer toute la hiérarchie de la gendarmerie et précipiter la retraite du gouverneur ; le Grand amiral de France et le ministre des colonies avançaient déjà leurs poulains pour prendre sa succession.

À Cayenne, dans le cercle tout aussi feutré des officiers, on cherchait une solution pour sortir de cette crise en y laissant le moins d’avancement possible. Plutôt que d’opérer en franc-tireur, on serrait les rangs et on mettait les bouchées doubles pour collaborer ; il fallait récupérer la prisonnière et être prêt à l’opération dès que possible. Les plantes vertes[1] cessaient de végéter : ils suaient sang et eau en décrassages et exercices. Pendant ce temps, gendarmes et officiers du deuxième bureau[2] tentaient de récolter le moindre renseignement sur l’endroit où pouvait être cachée leur « cible ». Il n’était, pour l’heure, pas question de céder au chantage des brigands ; une élimination en bonne et due forme valait mieux que cette ultime humiliation. Sous les képis, on pestait autant contre les « hauts-de-forme » qui avaient failli et mis les institutions en danger, menacé leur stabilité, que contre cette dernière qui n’avait pas accordé les moyens pour l’application d’une politique de pacification efficace. Peut-être, grâce à cette bévue, les choses changeraient enfin dans le bon sens…

Ce matin-là, le lieutenant Le Lièpvre était occupé à préparer la synthèse que taperaient son greffier. Les indices étaient minces. En revanche, rumeurs et impasses se disputaient la première place. À croire que l’ennemi avait entamé une opération d’intoxication pour brouiller davantage sa piste. Personne parmi les contrebandiers, chasseurs de bagnards et braconniers ne semblaient avoir la moindre information valable. Les receleurs et trafiquants d’or étaient tout aussi peu prolixes. Quelle poisse ! jurait-il en pensant à son troisième galon qui s’éloignait. Il abandonna un instante les procès-verbaux qui jonchaient son bureau et leva les yeux au plafond. Le dépit commençait à poindre dans son esprit. Mais un de ses hommes entra dans la pièce, l’air contrarié :

— Pardonnez-moi, mon lieutenant, mais il y a un indien qui insiste pour vous parler à propos de quoi vous savez.

— Et vous avez besoin de moi pour le mettre en cellule de dégrisement ? le rabroua sèchement l’officier.

— C’est qu’il me semble tout à fait à jeun ! Il a dit s’appeler Tiago… ou Diégo ? je ne sais plus…

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, Bérard ?!

— Il a mentionné le nom de l’inspecteur Durieux et son travail pour la sûreté. Et il semble informé de détails dont la presse n’a pas parlé !

— Bon sang ! Vous ne pouviez pas commencer par-là ?! Faites-le monter. Immédiatement.

Il ne fallut que quelques minutes au militaire pour amener l’informateur. Ce dernier semblait exténué. Le bas de ses vêtements était sale et déchiré, signe qu’il provenait de la brousse et n’avait pas pris la peine de se changer. Les éléments qu’il rapportait devaient être importants ! Mais Le Liépvre n’était pas dupe : la sûreté également voulait redorer son blason. Peut-être lui envoyait-on ce sbire pour l’induire en erreur et éviter que l’armée ne coiffe la police secrète au poteau. Mais la situation dans laquelle il se trouvait forçait l’enquêteur à entendre cet homme. D’abord, il fallait le mettre en confiance et l’écouter. Ensuite il le questionnerait sur ses motivations pour y déceler la trace d’une manigance de la concurrence. Et il brûlait également de savoir comment l’amérindien avait survécu et pourquoi on ne l’avait pas retrouvé sur l’épave que les soutiers avaient réussi à échouer.

— Une question me taraude, Tiago. Pour quelle raison ne t’es-tu pas battu sur le bateau ?

— Mon travail c’est observer, retenir et puis rentrer raconter à l’inspecteur. La bagarre, c’est que si nécessaire.

— Ne l’était-ce pas ? Peut-être ton implication eut-elle changé le cours des choses, le sermonna l’officier.

— Avec une attaque par surprise, par un ennemi plus nombreux, non. Je serais mort, vous ne sauriez pas où la dame riche se cache.

— Et pourquoi ne vas-tu pas le dire à tes camarades ? Pourquoi choisis-tu de m’en parler ?

— Je ne connais pas les autres inspecteurs. Durieux m’a toujours dit de ne parler qu’avec lui.

C’était logique. Mais le lieutenant restait dubitatif. L’indicateur s’était donc caché dans un recoin durant l’abordage et l’assaut, puis il avait suivi les pirates en se jetant dans l’annexe de leur sloop. Arrivé à destination, il avait rejoint la rive et s’était caché dans la végétation pour épier. Il avait ensuite remonté la crique en progressant dans la mangrove jusqu’à son embouchure. Puis, il avait longé la côte jusqu’au premier village où il avait emprunté une pirogue pour rejoindre Cayenne. Cela semblait rocambolesque et invraisemblable. Comment s’était-il nourri et abreuvé en route ? L’homme s’était contenté d’indiquer qu’il connaissait les plantes utiles, que la forêt savait fournir les ressources nécessaires à qui la connaissait. C’était possible ; après tout, il était amérindien. Et il ramenait quantité de détails. Peut-être les avaient-ils lus ou entendus… peut-être les avaient-ils inventés… Néanmoins, il était le premier à fournir des éléments tangibles. D’autre part, il aurait fallu une sacrée préparation, ou une excellente mémoire, pour ne pas citer un lieu ou pareille expédition avait déjà eu lieu. Non, aucune énergie ne pouvait être gâchée dans un plan aussi machiavélique, conclut le gendarme. Il choisit donc de se fier à ce témoin et fit appeler un brigadier.

— Faîtes savoir aux commandants de La Motte et Gibert que je souhaite les entretenir à propos de Surcouf, lui commanda-t-il.

— À propos de Surcouf ? Le corsaire ?

— Ne vous posez pas de question et transmettez sans délai !

Le sous-officier s’exécuta sans attendre et quitta la pièce aussi promptement qu’il y était entré. Le lieutenant s’enquit alors auprès de son greffier du temps nécessaire à rendre présentables les notes de l’entretien. Il revint enfin à son informateur :

— Je ne doute pas qu’après une telle aventure, tu souhaites te reposer, Tiago, mais il est important que tu viennes avec moi et répètes ce que tu m’as raconté.

Avec satisfaction, Armand Le Lièpvre voyait sa promotion au grade de capitaine cesser de s’éloigner. Peut-être même serait-elle accompagnée, voire précédée, d’une remise de la Légion d’honneur. Malgré le retour en grâce des ordres royaux, cette médaille restait prestigieuse et la posséder faisait toujours son petit effet. L’officier se voyait déjà en train de parader avec ce ruban rouge contrastant avec le bleu foncé de sa vareuse. Ses camarades de la marine et de l’infanterie coloniale, déjà récipiendaires, n’étaient pas en reste pour une promotion au rang supérieur, même si le moment n’était pas encore venu de tirer la couverture à soi. Après avoir écouté le rapport de l’amérindien, on le remercia pour délibérer entre européens et à l’abri de ses oreilles indiscrètes. Les trois soldats convinrent que le renseignement devait être vérifié avant de lancer la moindre expédition. Rien ne serait pire qu’un débarquement tournant au fiasco, ou pire, tombant dans le panneau d’un mauvais tuyau. Cependant, les rares forbans repentis ou capturés dénonçaient peu ! Et lorsque c’était le cas, leur bande était impitoyablement éliminée peu après.

— Nous avons récupéré le Gymnote. Certes, il a une autonomie limitée, mais les Espagnols ont démontré que, de nuit, ce genre de petit navire est très discret, intervint le capitaine de vaisseau de la Motte.

— Mais pourra-t-il entrer dans la crique et naviguer jusqu’au camp où se retranchent les forbans ! objecta le chef de bataillon Gibert.

— Non bien sûr, d’autant que la marée pourrait le mettre en danger. Mais il doit être possible de l’utiliser pour emporter une pirogue avec un équipage de supplétifs indiens. Il les larguerait à l’embouchure et se cacherait en plongée pour la journée. Nos piroguiers remonteraient ensuite la crique et nous rapporterait l’existence de ce village.

— Et pourquoi ne pas envoyer directement la pirogue ? demanda Le Liepvre.

— Pour éviter aux hommes de se fatiguer !

— Ne vont-ils pas se noyer, sous l’eau ?

— Non, le sous-marin naviguera en surface ; cela lui confère une plus grande autonomie. Car une fois ces batteries épuisées, il ne peut pas les recharger. Un jour cela viendra, mais ce n’est pas encore possible.

— Et vous pensez que son rayon d’action est suffisant pour cette mission ? reprit l’officier d’infanterie de marine.

— Je vais demander à mon état-major d’étudier tout cela. Je vous tiendrai informés des résultats de leurs travaux. D’ici là, messieurs, je n’ai pas à vous rappeler de rester discrets.

[1] Surnom donné, dans la Marine, aux militaires de l’armée de Terre et, par extension, aux fusiliers marins.

[2] Fraction de l’état-major destiné aux renseignements.

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