Stockholm

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Dès le deuxième jour de sa captivité, Ambroisine ne tenait plus en place. Elle s’était décidée à profiter de la fraicheur relative de la matinée pour visiter le village. Mais, alors qu’elle s’apprêtait à sortir, une voix autoritaire l’avait interpellée. Derrière elle se tenait une jeune femme svelte aux hanches et à la poitrine généreuse. Son visage délicat contrastait avec l’apparente sévérité qu’elle se donnait. Avec son chapeau à larges bords et son étui à révolver pendant à un ceinturon trop grand, elle se donnait des airs de Calamity Jane.

— Mais tu portes mon bloomer et mon gilet ! s’était offusquée l’aristocrate.

— Ils sont à moi, maintenant ! Ils sont très confortables. Je les aime bien.

— Tu peux ! Je les ai fait confectionner en Aertex, un tissu anglais spécialement inventé pour les climats tropicaux.

— Si tu le dis… Où tu vas comme ça, pòpòt ?

— Vous allez arrêter avec ce surnom ridicule ?! Je vais me promener !

— Qui t’a autorisé ?

— J’ai besoin de me dégourdir les jambes.

— Je t’accompagne, alors. Reviens ici, que j’attache tes mains.

Contre son gré, l’ancienne duchesse obtempéra. L’idée d’être ainsi baladée comme un trophée, une bête sauvage apprivoisée ou une adversaire vaincue ne lui plaisait guère. Mais elle fut surprise lorsque le souffle de sa gardienne dans sa nuque et la corde qui lui liait les poignets dans le dos lui provoquèrent des papillonnements dans son ventre, tandis qu’un bien-être qu’elle n’avait pas souvent ressenti la réchauffait. Honteuse d’éprouver un tel plaisir coupable, elle souffla pour l’expulser. Elle espérait ainsi masquer ses sensations, notamment ses joues empourprées, et tromper son interlocutrice sur ses impressions. Elle y parvint visiblement :

— Papa est parfois trop naïf ou confiant… Moi, je sais qu’une personne déterminée essaiera toujours de s’échapper, malgré les dangers qui nous entourent. Et si jamais tu essaies, j’ai de quoi te calmer.

Pour appuyer sa démonstration elle tira Ambroisine en arrière et lui montra son révolver à broche Le Faucheux. Le pistolet, à la carcasse et au barillet gravés de fines arabesques, n’impressionna guère la fille de général :

— Cette arme doit être plus vieille que ton père. Tu devrais lui demander de t’en acheter une plus récente avec la rançon qu’on lui paiera.

— Elle fonctionne très bien, je n’ai pas besoin de la remplacer.

— Quand on arrêtera de fabriquer les munitions, tu seras bien obligée ! Mieux vaut prévoir.

— Je crois que j’ai encore un peu de temps. Et puis j’aime bien la décoration.

Et elle poussa sa prisonnière pour la faire avancer. Méfiante, la créole souhaitait garder un œil sur elle. Avec ce geste, les étranges palpitements revinrent ; pourquoi acceptait-elle, aimait-elle-même, être rudoyée ? Cette question disparut de l’esprit de la captive alors qu’elle découvrait le nouveau monde que lui dévoilait sa promenade. Les ruelles et les cases étaient frustres mais propres, loin de la crasse à laquelle elle s’était attendue. Comme sur le fleuve, des enfants nus jouaient et quelques femmes corpulentes s’attelaient aux tâches domestiques. Certains bambins s’approchèrent avec curiosité mais, à chaque fois, ils furent dispersés par la fille d’Ignace. Lorque Ambroisine lui demanda ce qu’elle leur reprochait, sa garde-chiourme lui répondit qu’elle ne voulait pas les voir fraterniser avec l’ennemi. La jeune blonde soupira et continua ses déambulations, ayant davantage l’impression d’être exposée à la population que de se balader pour passer le temps. Partout, les adultes manifestaient la même hostilité, par leur regard et leur tchip. Loin d’être émue par la pique, la prisonnière se retourna vers son escorte :

— Les enfants du village ne vont-ils pas à l’école ?

— Fout to sot ! Il n’y en a pas.

— Je pourrais le faire...

— Pour leur apprendre tout le mal que les pòpòts disent de nous ? Awa ! N’y pense même pas.

— Excuse-moi si personne dans ta communauté n’est venu donner tort au propos d’un de nos éminents ministres des Colonies !

— Qu’est-ce qu’il a dit ? grimaça la créole.

— Tu ne vas pas aimer, sourit la blonde. En gros, il a dit que, nous les blancs, sommes une race supérieure et que nous avons des droits sur les races inférieures.

La flibustière lui lança un regard noir de haine et tchippa avec un rictus mauvais.

— Mais, il a tempéré ses propos, en disant que nous avions aussi le devoir de vous apporter la civilisation ! [1]

Les yeux en amandes de la piratesse s’arrondirent de stupeur. Sa main jaillit à la gorge de la fanfaronne et la saisit. Ses doigts comprimèrent les deux artères carotides. Elle plaqua ensuite un visage méchant, au regard injecté de sang et à la bouche déformée par la colère, contre le sien.

— Tempérer ? tempérer ? Mo pas konnèt. To rété a mo degra ! Di mo si pa gen civilisation[2] ! hurla-t-elle en montrant le village.

— N… non, b… bien s… sûr, balbutia sa victime, tremblotante.

— Alors ferme ta bouche et avance. On va à la maison !

Et pour joindre le geste à la parole, la boucanière la tira pour qu’elle se mette route. L’ambiance était lourde, à l’image de l’air ambiant que le Soleil matinal irradiait de ses rayons brûlants. La jeune européenne suait. Elle avait l’impression que son corps cuisait à l’étouffer dans ses vêtements. Et le tissu imbibé lui collait de façon désagréable à la peau, comme sa malheureuse boutade. Si elle n’avait pas compris les murmures qui avaient suivi leur altercation, elle devinait sans mal qu’il s’agissait d’approbations. Ce monde, pauvre et d’une autre culture, n’était pas le sien. Elle devrait sans doute s’y intégrer. Ambroisine était cependant davantage embêtée d’avoir froissée son hôtesse. Jusqu’ici, elle était bien traitée et elle aspirait à ce que cela se poursuivît. Rassemblant son courage, elle tourna la tête vers son accompagnatrice :

— Je suis désolée de…

— Je t’ai dit de fermer ta bouche !

Déçue, elle reprit sa marche avant de faire volte-face. Elle planta un regard qu’elle voulait dur dans celui, un peu surpris, de la fille d’Ignace.

— Je suis désolée de t’avoir blessée.

— Tu espères quoi ? Que je vais te pardonner ?

— C’est à ça que serve les excuses, non ?

— Tu crois vraiment que je peux te pardonner l’esclavage ou votre prétendue supériorité ?

— Tu n’as pas connu l’esclavage et moi non plus ! De plus, je ne suis pas responsable de ce que mes ancêtres ont fait. Et heureusement, parce je descends d’une longue lignée de guerriers : il doit y avoir un paquet de d’orphelins et de veuves éplorées à venger.

— Pata-pata ! Il va falloir te coudre la bouche, pour que tu te taises ?! Si je veux détester les blancs, tu ne vas pas m’empêcher. J’espère qu’ils ne vont pas payer, comme ça, je te ferai montrer.

— Même si tu me cousais les lèvres, me coupais la langue et m’arrachais les dents, je trouverais le moyen de me rendre insupportable.

— Essaie ! Ici, tu n’es plus rien, ni personne ! C’est moi, la maîtresse.

— Alors, maîtresse, veuillez pardonner mon indélicatesse.

Ambroisine s’agenouilla en baissant la tête, en même temps qu’elle prononçait sa boutade. L’autre n’était pas dupe : le ton employé ne trompait pas. Mais elle éprouvait une certaine satisfaction à voir sa captive, mains liées dans le dos, abaissées en signe de soumission. Elle esquissa un sourire narquois, qu’elle effaça bien vite lorsqu’elle remarqua les témoins de leur discussion. Gênée, elle ordonna à sa prisonnière de se relever ; mais cette dernière manqua de perdre l’équilibre. La gardienne la rattrapa in extrémis et la souleva avec vigueur. Leurs regards se croisèrent, celui, piteux de la jeune européenne arracha une lueur de sympathie dans l’autre, toujours dur de la créole.

— To ka aplé mo mètress Marie-Eugénie.

— Toqua – appeler – mo mademoiselle Ambroisine.

La piratesse éclata de rire avant de penser tout haut que, bientôt, même sa mère Félicitée serait importunée par ses bavardages.

[1] Propos prononcé historiquement par Jules Ferry, alors député des Vosges, le 28 juillet 1885 devant la chambre des députés.

[2] Je ne connais pas. Tu habites dans ma maison ! Dis-moi s’il n’y a pas de civilisation ?

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