Le rapprochement

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Cette promenade matinale devint une habitude. Les relations entre Marie-Eugénie et Ambroisine se détendaient, comme l’attitude des habitants. Toutes deux poussaient chaque jour plus loin, parcourant ensuite la campagne environnante, c’est-à-dire les cultures sur brûlis dans lesquelles s’affairaient des femmes et des adolescentes. Les hommes, eux, chassaient, pêchaient ou, pour les plus habiles de leurs mains, confectionnaient des objets. C’était toute une économie parallèle qui s’était développée ! Car, naturellement, aucun produit n‘était vendu directement à Cayenne ou Kourou. Le commerce s’effectuait dans des localités voisines, avec quelques trafiquants, voire des chercheurs d’or indépendants. Dans cette communauté, chacun avait son rôle. L’aristocrate devait trouver le sien, fût-il éphémère. Puisqu’on lui refusait d’enseigner, elle participa aux activités du foyer, puis dans les champs. Cette initiative l’aida à se faire accepter. Elle-même y trouva un certain plaisir et adopta les vêtements locaux. N’eût-été son teint hâlé et sa chevelure blonde, elle se serait presque fait passer pour une convertie. Elle comprit que, si les hommes se réservaient les travaux de force et les entreprises dangereuses comme la pêche et la piraterie – mais personne n’était à l’abri du grage dans les champs – les femmes étaient la colonne vertébrale de cette société. C’était elles qui géraient tout, des stocks de nourriture à l’éducation des enfants. Qu’une épidémie les emporte et leurs époux se verraient forts maris. Les « affaires de la cité » restaient cependant entre les mains des anciens, qui formaient une sorte de conseil des sages, auquel même le chef Ignace devait rendre des comptes.

Mais c’est le rituel du bain vespéral qui fut le véritable pont entre les deux jeunes femmes. Au début, Marie-Eugénie restait sur ses gardes et surveillait l’otage depuis la berge. Elle prenait toujours avec elle son fusil Rolling block, une arme aussi antique que son révolver, mais plus précise. Ces inutiles précautions lui permirent surtout d’observer et d’apprécier les courbes parfaites du corps juvénile de sa captive. Grâce au port répété du corset, ses fesses et ses hanches rebondies étaient mises en valeur par une taille fine, qui s’évasait ensuite pour laisser se développer une poitrine potelée. Troublée, l’amazone cachait son plaisir sous une mine sévère, presque menaçante. Elle ne faisait pas que donner le change car, intérieurement, elle se morigénait d’éprouver cette attirance contre-nature à tous les égards. Traitresse envers son peuple et envers Dieu, les flammes de l’Enfer l’attendaient si elle y succombait. Elle devait résister à cette envie de la rejoindre et de l’embrasser, à ce désir de l’enlacer et de la caresser, de parcourir chaque parcelle de sa peau. Elle devait demeurer dans son rôle de gardienne intraitable et distante. De son côté, Ambroisine, elle, se laissait aller à moins de discrétion. Elle acceptait ces pulsions, lançait parfois des œillades coquines ou se dandinait en entrant dans l’eau. En vain. Elle se sentait frustrée de se baigner seule, à l’abri des regards, dans ce cadre propice à de belles embrassades. Quel gâchis ! Comme une grenade trop mûre, la passion ne demandait qu’à exploser. Elle tentait de se raisonner, de se rassurer sur l’absence de réciprocité. Elle intercepta soudain un regard. Ce fut bref, une impression fugace, une balle perdue. Mais cela suffit, pour qu’elle entama la conversation, une fois sortie de l’eau.

— J’ai vu comment tu me regardais tout à l’heure, annonça-t-elle, avec un sourire espiègle.

— Comment je t’ai regardée ? C’était comme d’habitude.

— Oh non, petite cachotière ! J’ai vu de la gourmandise dans tes yeux.

— De la gourmandise ? C’est quoi ce bèt[1] ?

— La gourmandise, c’est quand quelque-chose te fait très envie de le manger.

— Tu as cru que je voulais te manger ?

— Mais non, bécasse ! Ça marche aussi quand on désire très fort quelqu’un.

— Quoi ? Moi, je te désire ? N’importe quoi ! Mais vous êtes fous, vous les pòpòts !

Au moins, j’aurai essayé… se dit l’aristocrate, alors que la fille de flibustier feulait de fureur. Le retour au carbet se fit en silence, chacune plongée dans ses pensées, l’échec de la séduction pour l’une, celui de la dissimulation pour l’autre. Mais Ambroisine se souvint d’une découverte de la journée. Plus tôt, elle avait été intriguée par un flacon contenant un morceau de bois plongé dans un liquide transparent. Intriguée, elle avait alpagué Félicitée qui ramenait alors quelques ignames pour le déjeuner :

— a…qui ça… ça ?

— Sa bwa bandé, hé hé hé !

— Ça bois bander… Pou fai… lamou ?[2]

La femme du capitaine s’était contentée d’un regard entendu et était partie en ricanant et en soupirant. En repensant à cet évènement, la jeune captive se demanda si cette boisson portait bien son nom et si, alors, elle ne pourrait pas lui être utile. Elle regrettait de ne pas maîtriser le créole : cela lui aurait permis d’en savoir plus, soit auprès de son hôtesse, soit par le chaman. Mais qu’avait-elle à perdre d’essayer ?

— J’ai pensé que ça serait bien qu’on fasse la paix, annonça-t-elle à Marie-Eugénie, en lui tendant une bolée en bois sculpté.

— Pourquoi tu veux que je boive ?

— Je ne sais pas, c’est ce que font les hommes pour se réconcilier.

— Awa ! Nous ne sommes pas des hommes !

— Et alors, on peut trinquer quand même, non ?

À l’imitation de sa captive, elle choqua son récipient contre le sien et le porta à ses lèvres. Les arômes sucrés et éthérés du rhum éveillèrent ses soupçons :

— Tu n’essaie pas de me droguer pour t’enfuir ?!

— Tu me vois fuir en pleine jungle ? Je n’y survivrais pas.

— Ça n’empêche pas les gens d’essayer.

Pour rassurer sa compagne, Ambroisine avala d’un trait sa boisson. C’était sa première fois avec cet alcool fort. Et c’était affreux. Le liquide chauffa sa bouche, puis sa langue. Les relents, remontant dans son lui picotèrent les narines. Un goût étrange, presque synthétique, envahit son palais. Puis, lorsqu’elle ingurgita enfin, elle eut l’impression que le fond de sa gorge se recouvrait d’une couche qui l’asséchait. Marie-Eugénie éclata de rire en voyant ses joues gonflées et rougies, ses yeux ronds et ses lèvres pincées. Lorsqu’elle toussa, la créole se moqua de plus belle.

— Aïe, aïe, aïe ! c’est dur de résister !

— Je crois que je vais devoir m’allonger...

— Awa ! Reste un peu avec moi. Je n’ai pas bu.

Docile, elle s’assit, les jambes écartées. Son amie se posa à ses côtés et commença à siroter. Elle lui expliqua comment consommer cet élixir : avec lenteur, par petites gorgées, afin de profiter de tous ses bienfaits. Peu à peu, la jeune européenne sentit sa tête s’alourdir et son regard se brouiller. Ses bras tombèrent sur ses cuisses et sa nuque céda. Avec un doigt délicat, sa douce désirée lui releva le menton. Ambroisine en profita et le baisa. Ses yeux fiévreux avaient une expression étrange, un mélange de désir de perdition. Toujours hilare, sa compagne commenta son geste d’adoration :

— Isalop[3] ! Bondyè ne sera pas content !

— Foute to sotte ! Parce que… tu crois… qu’Il apprécie la pi… la piraterie ?!

— To palé kréyol ?[4]

— Vu le nombre… de « foute to sotte » auxquels… j’ai eu droit, … c’est pas une prouesse.

— D’accord. Mais je ne suis pas pirate, moi ! C’est mon père.

— Certes. Mais recéler… c’est comme… comme… dérober ! C’est la même chose.

— Receler ? Tu m’accuses de quoi encore ?

— C’est utiliser ou… ou revendre des objets vo… volés.

— Alors, je ne dois pas le fâcher plus.

L’aristocrate affecta d’être déçue et triste. Elle grimaça et renifla. En face, Marie-Eugénie secouait la tête avec dépit et tchippa. Elle finit sa bolée de rhum, claqua sa langue dans sa bouche et proposa à sa captive de la ramener à son hamac. Elle se laissa faire avec docilité, le contact de son corps contre celui de la créole, de leur peau fraiche, lui prodiguait une sensation de bonheur apaisante. Malgré l’ivresse qui lui embrumait l’esprit et la faisait ricaner bêtement, elle tentait d’établir la suite de son plan. Elle n’était pas fille de général pour rien. En fine stratège, elle savait qu’il fallait d’abord rassurer sa compagne. En faisant passer son geste pour anodin et désintéressé, elle pensait y être parvenue. Il fallait que le bois bandé fasse son effet… elle le ressentait déjà en elle. Mais en serait-il de même pour sa dulciné ? Elle semblait plus habituée ; sa ration avait-elle été assez chargée ? Du regard, Ambroisine tenta de remporter une première victoire en interceptant celui de sa partenaire. Il y eut comme un éclair. Mais il chassa les prunelles alertes.

L’ingénue se laissa alors tomber comme une pierre dans le hamac. Puis elle bascula en arrière et entraîna son amie dans sa chute. Toutes les deux éclatèrent de rire. Marie-Eugénie n’était pas dupe et lui décocha un sourire entendu, où se mêlait son envie et sa conscience d’avoir été jouée. Ses iris sombres braqués vers ceux sinoples de sa fausse soumise, elle répondit à l’invitation. Sans quitter ces yeux qui la défiaient, la duchesse goûta toutes les agréables sensations. Une nuée de papillons s’éveillait dans son bas ventre alors que les doigts graciles commençaient à parcourir son corps. Lorsqu’ils passèrent sous sa chemise, au niveau de son nombril, sa respiration devint haletante. Elle se mordilla la lèvre pour étouffer un feulement. Bercée par les doux attouchements, elle ferma ses paupières.

Allongée contre Ambroisine, la belle boucanière approcha son visage. Leurs bouches se frôlèrent, se baisèrent, se quittèrent, recommencèrent. Un va-et-vient de je t’aime, moi non plus. Impatiente, excédée par l’attente et sans doute pressée de recevoir les lauriers de sa victoire, la chipie agrippa la nuque crépue de sa dulcinée pour l’embrasser avec brutalité. Combien de fois en avait-elle rêvé ? Elle fut troublée en sentant la langue de sa partenaire s’introduire pour quérir la sienne. Avec maladresse, elle tenta de l’imiter. Puis, enhardie par l’euphorie, elle passa ses mains sous le chemisier et parcouru avec avidité cette peau sombre et brillante qui l’attirait autant qu’un carré de chocolat. Elle était douce, ce corps gracile était musclé, si délicieux au toucher ! Son envie se voyait décuplée.

— Embrasse-moi dans le cou, commanda la piratesse avec douceur.

La novice ne se fit pas prier. Sa chaperonne en rigola. Autant parce que ses bisous empressés la chatouillaient que par leur maladresse touchante. Par des mots rassurants, elle guida les gestes inexpérimentés et enfiévrés de sa protégée. Et pendant que la jeune élève s’appliquait, elle déboutonna sa chemise. Pour la récompenser d’avoir bien travaillé et continuer son éducation charnelle, elle glissa ensuite vers ses deux seins rebondis, deux ballons juchés sur le plateau dénudé d’une poitrine dont les élévations saccadées trahissaient le plaisir que leur escalade procurait. Ambroisine allait ainsi de surprises en découvertes. Elle sentit son entrejambe s’humidifier comme cela était décrit dans certains livres interdits. Elle exulta lorsqu’elle sentit sa partenaire inonder sa cuisse et se laissa docilement guider. Elle caressa les lèvres délicates, qui s’entrouvrirent pour lui laisser un passage. Elle s’inséra dans la chaude moiteur. À l’écoute des gémissements de sa compagne, galvanisée par ses baisers, elle laissa aller l’inspiration et s’abandonna. Elle eut cependant des scrupules lorsqu’elle sentit son clitoris sur le point d’être sollicité :

— Je dois rester vierge pour le mariage ! murmura-t-elle, avec dépit.

— Pa gen problem, amourèz-mo[5], souffla Marie-Eugénie.

Elle glissa donc vers l’entre-jambes de la jeune femme et vint jouer avec le bourgeon. Submergée, Ambroisine hoqueta de plaisir. Revenue de cette agréable surprise, elle feula à chaque expiration, espérant que cela durerait. Le temps s’était arrêté et l’obscurité avait enveloppé les deux amantes, les isolant de l’extérieur. Dans la promiscuité du hamac, comment ne pas se sentir seule au monde, bercée sur un océan de bien-être et d’extase ?

[1] Truc, chose, machin…

[2] — Qu’est-ce que c’est (aki sa sa ?)

— C’est du bois bandé, hé hé hé !

— C’est du bois bandé…. Pour faire l’amour ? (Pou fé lanmou)

[3] Personne sans scrupule

[4] Tu parles créole ?

[5] Pas de problème, mon amour.

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