Une impossible cohabitation

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— Tu as eu des nouvelles de la rançon ?

— Awa ! Tu avais dit vrai, ton neveu ne doit pas t’aimer toubonnman.

— Je ne t’avais pas menti. Tu perds ton temps, tu devrais te débarrasser de moi.

— Félicitée et Marie-Eugénie t’apprécient. Je pense que je vais t’offrir à elles.

— Ainsi soit-il.

— Pourquoi te résignes-tu ? Tu ne sais pas ce qu’est l’esclavage.

— Toi non plus, tu n’étais pas né.

— Mon père et mes oncles m’ont raconté.

— Mon père m’a raconté l’Afrique. Il y a fait plusieurs campagnes. Mais je n’y suis jamais allée. Aujourd’hui, je sais que je ne connais pas. Je n’aurais pas dit ça, il y a encore quelques mois.

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

— Venir ici, voyager sur le fleuve, risquer ma vie... Oh ! je suis encore loin d’être guérie de tout ce qu’on m’a appris sur les nègres, les bagnards et les races inférieures en générale.

— Tu crois réellement que nous, les nègres, sommes inférieurs à toi et tes semblables ?

— Je n’en sais rien. Je vois bien comment vous vous débrouillez, ici. J’ai encore en mémoire la vie frustre des Boschs, sur le fleuve.

— Eux, ce sont des sauvages ! Ils n’ont jamais su adopter le mode vie des pòpòts.

— Tu penses donc, qu’il y a une hiérarchie entre les nègres ?

— Vous n’en faites pas entre vous ?

Ambroisine étouffa un ricanement. En plus d’être philosophe, le forban se montrait intelligent. Oui, il y avait des hiérarchies entre les blancs. Les mêmes que dans son village, entre notables et pauvres, mais plus exacerbées par l’argent. Les premiers méprisaient les seconds, les exploitaient et creusaient l’inégalité qui les séparait, alimentait un cercle vicieux de haine et de jalousie. Les mineurs de charbon, rouage essentiel de la civilisation étaient pourtant traités en esclaves. Jamais elle n’avait mis le pied dans le nord de la France. Mais elle avait entendu parler des révoltes et de la façon dont elles étaient réprimées, de la poudre aux yeux que lançaient les patrons pour les amadouer : la carotte était toujours bien plus chiche que le bâton. Ici, au contraire, l’artisan, le paysan, le pêcheur, chacun était respecté pour sa contribution à la société. Certes, il y avait Ignace, le chef, Joseph et sa femme Marie, le couple de chamanes-guérisseurs, et… le conseil des anciens. Mais leur position semblait plus précaire. Le dolo que le pirate lui rappelait à chacun de ses caprices, « a pa davwa ou sizé si chèz, pyé a-w pa ka trenné até », s’appliquait à tout le monde, grand ou petit. Une sorte de justice équitable, disparue de métropole. Au contact de ces gens différents et pourtant proches, l’aristocrate se sentait acquérir une certaine sagesse. Elle regardait le monde différemment, remettait en question ses acquis et ses avis.

— Ce silence parle. Puisqu’on parle d’hommes blancs, aujourd’hui, il en est venu un.

— Oui, je l’ai vu. Il était en pirogue avec deux indiens. Ils ont sorti deux caisses de leur embarcation. Un trafiquant ?

— Je ne le connaissais pas. Il a ramené des vieux fusils de l’armée pour me les vendre. Je ne sais pas qui lui a parlé de moi, ni qui lui a dit où me trouver. Je n’ai pas aimé ça.

— Tu crois qu’il s’agissait d’un espion ? de quelqu’un venu me chercher ou me trouver ?

— Ce soir, tu dormiras chez Félicitée, avec Marie-Eugénie.

Ambroisine avait souri à l’évocation du nom de la jeune créole. Mais elle déchanta. Alertée par son père, cette dernière préféra veiller sur la prisonnière, plutôt que coucher avec la petite diablesse dévergondée qui l’avait insidieusement tentée. Et toutes les invitations à la rejoindre restèrent à nouveau sans effet.

Les Saint-Fleur avaient raison de se méfier. En cette fin de nuit, alors que la Lune disparaissait sous la ligne d’horizon, quatre chaloupes remontaient la crique en direction de leur village. Bien camouflé, le sloop leur avait échappé. Dans l’obscurité, les yeux des soldats scrutaient les berges sombres, qui se détachaient sur le ciel étoilé. Soudain, l’un d’eux remarqua une trouée dans la canopée. L’information fut signalée au reste du convoi à l’aide d’une petite lampe électrique. Avec précaution, les barques abordèrent le rivage et les hommes en descendirent pour prendre position. Par escouades, ils se déployèrent le long de la lisière de la forêt. Un chien jappa, puis d’autres. Passée la surprise, le mouvement s’accéléra. Un des canidés, sans doute plus téméraire, s’approcha d’un groupe de militaires, en grognant. Quelques morceaux de viande séchée suffirent à le réduire au silence. Revenant avec son butin, il fit bien quelques envieux, mais le tintamarre s’arrêta. À l’affut comme des chasseurs, les agresseurs attendaient leur heure. Elle ne tarderait pas. Car devant les cases et les carbets, sans doute alertés par les aboiements, des silhouettes tentaient de percer la faible clarté du jour qui se levait. Le lieutenant de la coloniale se rassura : si l’ennemi l’attendait au moins son dispositif était-il en place. Un coup d’œil derrière son épaule, le jeune clairon au visage glabre était sur sa gauche prêt à signaler la charge.

L’aube arriva. La brume recouvrait l’eau de la rivière et masquait les embarcations. Les veilleurs luttaient contre le sommeil. Le réveil fut sonné. Des fusiliers-marins jaillirent des nappes nébuleuses et rejoignirent les habitations les plus proches de la berge. Les marsouins firent de même avec celles proches de la forêt. Les gardes créoles tentèrent bien de s’opposer. Ceux qui avaient reçu les armes amenées la veille eurent une amère déception : la plupart des cartouches, vidées de leur explosif, firent long feu. Ils furent donc neutralisés avec facilité. Et commença ainsi une impitoyable lutte, bâtiment par bâtiment. Chaque fois, le scénario était le même. Les fantassins abattaient ou capturaient les défenseurs, évacuaient ou assassinaient les éventuels occupants, puis prenaient position pour attaquer l’objectif suivant. Les ordres, les cris de terreur, de douleur et de peur s’ajoutaient aux claquements secs des détonations. La fumée de la poudre noire vint s’ajouter au brouillard qui se levait pour opacifier le champ de bataille.

Marie-Eugénie dégaina son revolver et tira Ambroisine de son hamac. Encore engourdie et à moitié endormie, la blonde la suivit sans broncher. Elle comprit vite ce qui se passait autour d’elle. Quelques balles sifflaient ou se figeaient dans le bois avec un craquement sourd et bref. De temps à autres, sa guide la forçait à s’agenouiller et lui appuyait sur la tête. Puis la cavalcade reprenait. Il fallait atteindre la forêt, et vite. On aurait d’ailleurs dû s’y cacher dans la soirée. Soudain, la course s’arrêta net. Devant les deux jeunes femmes, se dressaient trois militaires. Ils les sommèrent de se rendre. La créole abattit celui du milieu d’un coup de révolver. En représailles, ses deux camarades l’embrochèrent avec leurs baïonnettes. La fille du flibustier se figea. Hébétée, elle regarda les deux lames cruciformes qui lui transperçaient l’abdomen. Comme dans une lanterne magique tournant au ralenti, l’aristocrate vit sa tête remonter ; lentement. Elle devina que sa surprise se muait peu à peu en une haine farouche, une furie sanguinaire. Son bras se leva et son Le faucheux tonna une seconde fois. Touché, l’un de ses meurtriers s’effondra. Quittée par ses dernières forces et entraînée par le mouvement de sa victime, sa meurtrière s’effondra enfin. Horrifiée, la duchesse porta les mains à son visage et tenta de hurler. Mais aucun son ne sortait de sa bouche grande ouverte. Choquée, elle était incapable d’entendre les propos du fantassin survivant, de comprendre ses gestes. Elle sentit que l’homme la ramenait à lui et l’entraînait sans qu’elle pense à lui opposer la moindre résistance. Ses yeux ne pouvaient quitter le corps inerte de sa dulciné, plié en deux au bout d’un fusil.

Lorsqu’elle revint à elle, le silence était en partie retombé. Des pleurs et des cris déchirants résonnaient certes dans le village ravagé. Des femmes et leurs enfants pleuraient les êtres disparus, leurs frayeurs de les suivre dans la fosse commune. Des blessés gémissaient et appelaient à l’aide. Un mourant implorait sa mère de le secourir. Une odeur de bois brûlé, de cordite et de salpêtre hantait les narines et dégouta la jeune européenne. Pris d’un spasme aussi soudain que sournois, elle déglutit sur sa jupe de fortune. Elle vécut dans un état second les étapes de sa libération, ne retenant rien des présentations et des paroles apaisantes des officiers qui se présentèrent à elle. Conduite à l’infirmerie de l’aviso colonial, elle sombra dans un sommeil agité, presque une transe. Les images du cadavre de Marie-Eugénie tournaient en boucle dans sa tête. La position grotesque qu’il avait prise dans sa chute et ces filets de sang dégoutants qui s’échappaient de sa bouche déformée la révoltait comme une humiliation, une injure faite à celle qu’elle aimait. Elle hurla de douleur et manqua de se mutiler. Puis, une fois attachée, elle se mura dans le mutisme.

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