Les retrouvailles

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Chez Ti-Jo était le rendez-vous des piroguiers, dans le quartier noir-marron appelé la Charbonière. Cette grande paillote aux murs de planches ressemblait à une habitation traditionnelle du fleuve, son enseigne blanche aux caractères noirs était ornée d’ailleurs de motifs tembe à ses deux extrémités. À l’intérieur, des candélabres, nombreux et dépareillés, assuraient l’éclairage ; au centre de la pièce, un lustre à chandelles leur prêtait main-forte. Mais un épais brouillard grisâtre emplissait les lieux, étouffant leurs halos. Il régnait cependant une ambiance joyeuse et bon enfant, au milieu d’une forte odeur d’alcool et de tabac. Çà et là de petits groupes d’hommes, la cigarette ou la pipe au bec, jouaient aux dominos sur de petites tables sculptées. Fait détonant, le bar était équipé d’une pompe à bière rutilante et d’un automate doseur de cocktail tout de cuivre et d’acier nickelé imitant l’argent. Quelques jeunes femmes vêtues de jupes et jupons très courts sur le devant et de corsets apparents y étaient accoudées et conversaient avec d’autres clients.

L’entrée de Léonnidec passa inaperçue. Les joueurs de dominos continuèrent de piailler et leurs plaquettes en os de s’abattre bruyamment. Les bavards poursuivaient leurs récits extravagants et les ivrognes leurs élucubration éthérée. Derrière l’imposant comptoir dont le style jurait avec le décor tribal, officiait un gros ndjuka à moitié chauve et au visage barré d’une épaisse moustache poivre et sel. Il portait un gilet à carreaux entr’ouvert sur sa poitrine velue pour seul vêtement. Alors qu’il s’appuyait sur le zinc pour lui parler, une des gagneuses le dévisagea avec dédain ; il se pencha vers elle et lui sourit de toutes ses dents… les survivantes s’entend.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ! lança le patron, sans s’arrêter d’essuyer ses verres.

— J’cherche un piroguier. S’appelle Abigisio.

Le tavernier se renfrogna. Hors de question que des beke vinssent chercher querelle à un des siens ! Le breton hésita. Devait-il user d’autorité ? Opter pour la diplomatie ? Finalement, il choisit de le rassurer sur ses intentions. Son interlocuteur s’apaisa, appela le guide d’une voix forte et indiqua une table inoccupée. Le bosco s’y dirigea en marmonnant une insulte ou deux dans sa langue natale. Il alla docilement s’asseoir au fond de la salle, face à une des cloisons de l’estaminet. Le piroguier entra bientôt, accompagné d’un farfadet dont le visage était dissimulé sous la capuche pointue d’une pélerine de pluie en toile cirée. Le lutin s’assit en face de lui et défit son vêtement, découvrant son visage…

— Cap’taine ! Tri mil c’hast ! Pouvez pas savoir comme j’suis heureux de vous r’voir !

— Vous pouvez pas gueulez plus fort encore ! C’est pas comme si tout l’autre fallu[1] me croyait morte…

— Oh, cap’taine, votre amabilité m’avait tant manqué !

— Il va vous falloir encore un peu de patience. Je vous rappelle qu’euj’chuis morte. C’est pas demain qu’euj vais remonter sur le Tribordeur.

— J’aim’rais tout de même comprendre comment qu’ vous avez fait et… Où est m’sieur Tribois ?

— On l’a laissé à la maison. C’te grande bringue n’est pas sortable.

Charlotte préféra revenir au sujet qui la préoccupait :

— Racontez-moi, Léonnidec, on dit que notre passagère a disparu ?

Le second fut frappé de mutisme. Par où devait-il commencer ? Face à ses hésitations et son silence, l’officière la relança avec des regards de plus en plus pressants. Il dut se résigner :

— Gast ! ça va franch’ment pas vous plaire…

— C’est vos cachoteries qui me déplaisent. Accouchez !

— Bon, je suis sûr de rien. C’est rien que des bruits qu’j’ai entendus dans les port, hein ! Mais, parait qu’ notre pimbêche, elle a supprimé l’blontig qui l’accompagnait.

— Z’êtes sûr que c’est pas l’inverse ?

— Certain. Son bateau est r’venu à Cayenne avec le kelan. On raconte que l’gars avait réussi un tour d’passe-passe pour la déshériter et rafler le magot. Me d’mandez pas comment, j’en sais foutre rien. En tout cas, c’est pour ça qu’elle l’aurait dessoudé.

— Et donc ? Les galonnés l’ont arrêtée ? Elle leur a échappé ?

— Un peu des deux…

— Quoi ?! Vous allez me dire les choses ou faut qu’euj pète les derniers chicots qui hantent votre mâchoire ?

— Oui, les flics l’ont gaulée. Mais paraît qu’la Sûr’té s’en est mêlée. Gast ! ça sent pas bon, ça, cap’taine ! Un bon ami à moi l’a vue embarquer sur un caboteur des maltouterezh… et puis on a appris que le rafiot avait été attaqué, une nuit.

— Quoi !? Mais ils n’se sont pas défendus, ces niq’douilles d’empotés ?

— Par la barbe de Watt ! j’en sais rien, moi ! C’est les soutiers qu’ont raconté ça, quand on les a r’trouvés. J’vous raconte pas comment…

— Oui, on s’en fout. Mais c’était quand ? Et qui a fait ça ? Et sait-on si elle est encore vivante ?

Le marin leva les yeux au plafond noyé dans la fumée de cigarette et compta sur ses doigts. Sa bouche bougeait sans émettre le moindre son. Charlotte s’impatienta et tapa du poing sur la table pour ramener son ancien subordonné à la réalité :

— Heu… j’dirais qu’c’était y a un mois, à peu près… Il y a eu une demande de rançon.

— Ça ne prouve rien ! Quelle bande a fait ça ?

— Le cap’taine Saint-Fleur…

L’officière accusa le coup. Le boucanier était connu pour être redoutable. Elle sentit son estomac se nouer et une vague de désespoir déferla dans son esprit. Ses yeux s’embuèrent. Elle ferma ses paupières et prit sur elle pour empêcher les larmes de se déverser. Elle souffla de dépit pour expulser les sanglots qui montaient dans sa gorge.

— J’aurais dû m’en douter... y a qu’un r’nard comme Saint-Fleur pour réussir un coup pareil. Pourquoi les autorités n’ont encore rien fait ? Un mois, c’est long… surtout quand on doit la supporter comme otage !

— Ben p’t-être que les autorités s’sentent débarrassées d’un poids et préfèrent laisser c’boulet à un flibustier d’la pire espèce.

— Votre spiritualité légendaire m’enchantera toujours, Léonnidec. Mais vous n’avez rien entendu de particulier à c’sujet ?

— Rien de rien, mais comme les hommes d’la Sûreté qu’étaient avec elle ont tous été zigouillés, possible qu’on s’méfie et qu’on attend des renforts de Paris. Là-d’ssus, y a rien qui s’dit.

— D’accord, mais Saint-Fleur, il doit n’n’avoir marre de poireauter. Surtout que la bézote est pas la plus facile à vivre. J’imagine qu’elle a dû semer la zizanie parmi sa quiaulée d’mautures.

— J’en sais pas plus, cap’taine, désolé.

Ces révélations la laissèrent pantoise mais lui confirmèrent qu’elle avait eu raison de se montrer discrète. Pouvait-elle prendre le risque d’aller parler aux gendarmes de la brigade de Saint-Laurent. Elle ne portait pas ces militaires dans son cœur, mais ceux du cru et leur laisser-aller avaient achevé d’annihiler tout espoir de réconciliation. Croiraient-ils à son témoignage ? À la preuve qu’elle et Tribois ramenaient ? Ou, au contraire, accablerait-elle Ambroisine ? Cependant, elle et son compagnon devaient faire savoir qu’ils étaient vivants. La mort était une situation confortable pour entreprendre une expédition osée, mais elle obligeait à la clandestinité. Or cette situation serait difficilement tenable, faute de moyen financiers. Cependant, les Indes Occidentales accepteraient-elles de la reprendre ? Ces questions devaient-être débattues avec Marcel, à la lueur des dernières informations. Avant de mettre fin à l’entrevue, Charlotte demanda :

— Vous savez déjà quand vous repartez ?

— Pas l’moins du monde, cap’taine. Pourquoi ?

— J’ai besoin de réfléchir à la suite. Je vous enverrai Abigisio, pour vous faire connaître notre décision.

— Not’ ?

— Je ne suis pas seule, il y a Tribois, je vous rappelle. Allez, la fille au comptoir, vous attends : si on vous demande, z’avez passé l’après-midi avec elle.

[1] Terme de patois normand pour désigner un individu qui se donne de l’importance.

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