Chez les sauvages

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Tribois revenait à lui. Le jour était levé. Dans le village, on s’activait déjà. Les bruits du quotidien lui parvenaient, étouffés. Il se sentait enveloppé d’ouate bourdonnante. Tout était encore flou. Sa vision ne percevait encore que des formes mal définies, comme s'il se trouvait à l'intérieur d'un tableau pointilliste. Du vert, du marron, de la lumière… Seul son crâne le faisait souffrir, comme si le coup reçu fût encore frais. Il attendit quelques instants supplémentaires, laissa ses sens s’éveiller, le brouillard se dissiper peu à peu. Il sentit alors ses cuisses le tirer et ses chevilles s’ankyloser sous son poids. Mais impossible d’adopter une position plus confortable. Son gardien se moqua de lui.


Le baroudeur tourna la tête. S'il n'avait pas compris les propos, le ton était bien celui de la moquerie. Un homme étrange le toisait avec un grand sourire. En apercevant ses dents taillées en pointe, Tribois sentit l’effroi le glacer. Sa respiration s’arrêta. Il voulut reculer, mais se heurta au poteau auquel il était lié. Son geôlier ricana. Il était presque nu ; seul un pagne de toile rouge couvrait son intimité. Des jarretières de feuilles séchées ceignaient le haut de ses mollets. Des brassières identiques entouraient ses bras. L’ancien légionnaire était habitué à ces tenues minimalistes. C’est la couleur de sa peau, rappelant le bois de balata[1], couplée à sa longue chevelure blonde qui le surprit le plus. En y regardant de plus près, si ces traits n’étaient pas européens, ils s’en approchaient. Comme si… comme si ce sauvage était issu d’un métissage entre colons et indigènes. La légende disait donc vrai !


L’amérindien reprit la parole. Son langage était incompréhensible, parsemé d’intonations montantes et descendantes. Cependant les gestes qui accompagnaient cette logorrhée restaient, eux parfaitement clairs. Après avoir désigné le camp d’un moulinet de la main, le bavard les désigna, lui et Charlotte, avant de passer sa main sur sa gorge en tirant la langue. Le message était clair : les deux prisonniers finiraient en méchoui ou en chorba. Destin détestable s’il en était, mais inéluctable quand il songeait à leur évasion ratée de la veille.


Oubliant l’oyacoulet qui continuait à l’observer et à parler dans le vide, Tribois promena son regard. Lui et sa comparse était agenouillés sous un carbet, un modeste abri constitué d’une toiture de feuilles séchées soutenue par quatre poteaux de bois. Si ces derniers n’étaient pas aussi droits que l’aurait accepté les normes architecturales de métropole, ils étaient bien équarris. Sur trois côtés, un paravent de feuilles tressées tendues entre deux rondins formait un muret. Le sol, lui, avait été déblayé et laissait apparaître la mince couche d’humus typique des régions tropicales. Tout frustre qu’il eût été, ce bâtiment n’en demeurait pas moins coquet et réalisé avec soin. Ainsi, au plafond, pendait un disque de bois décorés de motifs, mélangeant symboles celtiques et personnages animaliers représentés avec simplicité, presque naïveté.


Soudain, une détonation résonna. Les deux hommes tournèrent la tête dans sa direction. Des cris effrayés, des plaintes et des pleurs suivirent. L’ancien militaire n’avait pas besoin d’autres explication pour comprendre. Un bredin[2] avait joué avec une de leurs armes à feu et cela avait mal fini… Si ce stupide accident leur assurait un jour de survie en plus, ce n’était pas plus mal. Car déjà, une petite troupe d’énervés conduisait un des leurs à un poteau. Le malheureux tentait de s’expliquer. C’est du moins ce qu’interpréta le prisonnier à partir des gestes. Mais, malgré ses protestations véhémentes, il finit ligoté. On amena également une autre personne, dont les membres inertes battaient comme ceux d’un pantin désarticulé. Un homme coiffé d’un crâne de cerf approcha, le regard sévère. L’autre l’implorait, son visage empreint de tristesse. Une rapide palabre eu lieu avec les témoins et l’accusé. Sans se laisser attendrir, le juge leva son bras et planta un poignard dans la cage thoracique du supplicié. Sa victime hurla de douleur. Mais le bourreau continua de le meurtrir et lui arracha le cœur. Des cris stridents montèrent alors de l’assemblée.


— Gast ! Kik çu boucan ?[3]


Tribois se tourna vers Charlotte. Les yeux rivés au sol, la jeune femme secouait la tête, comme si elle sortait d’un mauvais rêve.


— Y a une bourric qu’ont joué avec nos flingues.

— C’est pour ça, qu’y coinque[4] comme un putois ?

— Ouais, y a un mec qui l’a saigné comme un goret. Y Pourrait y tourer sur le cacrot, qu’ça s’rait pas plus mal.

— Fermez-la tous les deux ! intervint leur garde-chiourme.

— Kik tu m’veux, l’rouge-liard[5] ?

— Boucle-la ou je te tue, sale voleuse ! répéta l’amérindien, en sortant son couteau de sa ceinture.


L’officière lui lança un regard de défi. Si elle n’avait pas compris ce qu’on lui reprochait, la menace, elle, était limpide comme l’eau d’un criquot[6]. Mais aussi sanguinaire et barbare que pussent paraître son interlocuteur et son peuple, elle se doutait qu’ils respectaient des règles, que les mises à mort n’étaient pas gratuites. L’exécution qui l’avait réveillée en était la preuve. Alors certes, cela donnait froid dans le dos tant le procédé était éloigné des conventions métropolitaines, mais il témoignait d’une forme de civilisation, de vie ordonnée et régie par des lois. À écouter Tribois, procès, droit de la défense et examen de circonstances atténuantes n’étaient que poudre jetée aux yeux des malheureux, afin qu’ils acceptassent leur sort ; le résultat, in fine, était le même que ce à quoi il venait d’assister.


— Arte eud fé des bavaches, tei vas ben t’estomaquer, frimousse eud tomate[7].

— Amaise-toi donc, y berdine p’t-êt’ pas, c’chetit ![8]

— On s’rait déjà mort, s’il pouvait nous escoffier.


Face au rictus insolent de Charlotte, le métisse resta circonspect. Soudain, il écarquilla les yeux et sourit pour montrer sa denture pointue. La jeune femme eu un choc en découvrant sa bouche de carnassier. Elle sursauta et hoqueta. Fier de son effet, son geôlier se gaussa. Puis il se retourna avec rapidité pour refaire sa grimace, accompagné d’un grognement sourd. Surprise, la capitaine se raidit à nouveau, provoquant une nouvelle salve de moqueries.


— Tei m’fé pin pue, tocson ![9] maugréa-t-elle entre ses dents.

— Le provoque pas d’trop, on est assez mal sisé comme ça. Avec un peu d’chance, c’t accident nous offre un sursis.

— Ouais, ben j’ai pas envie d’mariner trop longtemps n’tout. Et c’est pas deux bringues qui vont les nourrir.

— Y s’nourrissent pas que d’ça, regarde !


Un petit groupe de femmes de tous âges, bien que plutôt jeunes, passait devant le carbet où était retenu le couple. Comme leur gardien, elles n’étaient vêtues que d’une étoffe rouge entre les jambes. Leurs seins nus et rebondis dansaient au gré des soubresauts de la marche. Leurs chevelures étaient tantôt noires, tantôt blondes. Mais leurs traits étaient toujours ceux de métisses, parfois plus marqués amazoniens ou européens selon les individus. Leur peau était ornementée de motifs ocre ou blancs, tandis que des bijoux d’os, de coquilles ou de graines paraient leurs articulations ou leurs oreilles et tintaient à chaque mouvement. Toutes portaient sur le dos un panier d’herbes tressées, duquel dépassaient des fruits ou des racines. Leurs rares outils étaient certes de facture primitive, mais ils évoquaient des modèles connus des deux européens. À l'esception de leurs costumes, tout chez ces individus reflétait le mélange entre deux mondes, deux cultures qui, ailleurs, n’arrivaient pas à s’allier et coexister. Si les Oyacoulets étaient d’anciens marins gallois, ils avaient bien dû prendre femme parmi les populations locales… S’étaient-ils alliés à un groupe, ou avaient-ils agi comme les Romains avec les Sabines ?


Le grand blond qui les surveillait échangea quelques propos avec certaines des femmes, mais aucun mot n’étaient compréhensibles, ce qui provoqua une nouvelle remarque de Charlotte :


— Tu crois qu’il leur demande comment elles vont nous cuisiner ? chuchota-t-elle.

— Qu’est-ce ça peut t’foutre, Marinette, tu s’ras morte !

— Tu sais pas, ils vont p’t-être nous ébouillanter comme des homards !

— Baziote ! T’as lu trop d’romans d’gare.

— Escuse-moi, de pas apprécier l’sort qui nous est réservé.

— Parce que tu crois qu’al me plait ? Si t’avais pas buté dans l’autre quiaulin, on s’rai adjà loin !

— Ouais, bah, j’m’en veux, tu sais ! Mais tu pouvais t’esclipper sans moi.

— Me quoi ?

— Te barrer ! Et tu s’rais r’venu avec du s’cours.

— Non ! Ma place, al est avec toi, à c’tte heure.

— Ton romantisme me manquera, mon légionnaire du Stralh, renifla l’officière.


Tribois la regarda avec émotion. Au fond de lui, il n’arrivait pas à savoir si sa compagne le complimentait où s’il s’agissait d’une pique. Il aurait en effet pu la laisser en arrière et continuer sa course pour se sauver. Mais son instinct l’avait poussé à se comporter en gentilhomme. Et c’est ce qu’il serait jusqu’au bout, malgré la peur de la fin atroce qui les attendait. Il ne donnerait pas le plaisir à ces sauvages de l’humilier. Et il espérait, par sa démonstration de force tranquille, insuffler cette énergie à sa bien-aimée, qu’elle y trouve du réconfort. Qu’il s’en serait voulu de la laisser mourir seule ainsi !



[1] Cette espèce présente en Guyane est appelée bois rouge.


[2] Terme berrichon signifiant simple d’esprit.


[3] Putain ! Qu’est-ce que c’est que ces bruits ?


[4] Terme normand signifiant crier.


[5] Qu’est-ce que tu me veux, le moins que rien.


[6] Petite rivière.


[7] Arrête de parler sottement, tu vas bien t’étouffer, face (laide) de tomate.


[8] Calme-toi, il ne plaisante peut-être pas, ce vilain.


[9] Tu ne fais pas peur, grossier personnage !

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