À table !

7 minutes de lecture

— D’là, ça dâle ![1] se plaignit Tribois, à voix basse.

— Regarde donc c’qui vient !


Le Soleil était en effet au zénith et malgré la couverture de la canopée, il régnait une chaleur moite et assoiffante. Sous leurs vêtements de toile, la peau des deux européens était moite et poisseuse de sueur. À cause de l’humidité ambiante, cette dernière ne s’évaporait pas et imbibait les tissus jusqu’à saturation. Leur position agenouillée n’arrangeait pas la situation car elle créait des zones fermées, au niveau des aisselles, genoux cuisses et mollets. Leurs corps n’étaient donc plus refroidis ou correctement. Puisque le jour atteignait son mitan, trois très jeunes femmes approchaient avec des calebasses sculptées et fumantes. Leurs chevelures noires contrastaient avec celle du garde.


— Si t’essaies d’guigner sur leurs nénés, j’te jure que tu vas l’regretter !

— Tu crois qu’c’sont l’bon moment pour d’la jalousie ?

— T’avises pas d’essayer ! Eul purgatoire n’y suffira jamais pour te mucher.


Les adolescentes restèrent pour nourrir les prisonniers. Avec une douceur presque maternelle, deux d’entre elles portaient les cuillères de soupes ou les bouchées de gruau à leurs lèvres. Elles étaient souriantes, pas aguicheuses comme des catins mais attentives et concentrées sur leur tâche. Par le regard et leur mimique, elles interrogeaient Charlotte et Tribois sur leur appréciation du menu. Ils sentaient que c’était nourrissant et ils se demandaient déjà comment ils allaient ingurgiter tout ce qui leur avait été amené. Une idée commençait à germer sur les raisons de cette générosité, mais le garde intervint :


— Peidiwch â rhoi gormod i'r un bach: mae hi'n annioddefol.

— Mae'n rhaid iddi fwyta, fel arall, ni fydd gennym ddim! répondit la fille, en tatant un bras de l’officière.

— Rhowch fwy o yage iddo, felly. A pheidiwch â theimlo'r nwyddau fel yna, mae'n anghwrtais![2]


L’intéressée avait remué pour se dégager. Si le discours des indigènes lui était obscur, elle devinait alors sans mal la teneur de cette réplique. Le sourire carnassier, réhaussé par les dents en pointe de sa nourrice, était limpide. La demoiselle préleva le jus fermenté avec une petite calebasse et la porta vers les lèvres de l’officière. Sentant le piège, cette dernière les garda closes. Elle détourna la tête. Avec une grande délicatesse et des propos prononcés sur un ton rassurant, son hôtesse lui passa la main dans les cheveux. Ses longs doigts effilés glissèrent de son occiput jusque dans sa nuque. Ils agrippèrent soudain le cou de l’infortunée. Le visage de la jeune femme devint sombre, presque menaçant. D’une pression derrière chaque oreille, elle força Charlotte à ouvrir la bouche et y vida toute la décoction. Elle se débarrassa du récipient pour saisir la mâchoire et la refermer. La capitaine en avait la chair de poule et sentait la peur l’enserrer. Son corps tout entier tentait de fuir. Le regard empli d’une terreur qu’elle parvenait mal à dissimuler, elle fixait celui chargé de haine de l’amérindienne. Avec sa figure grimaçante, ses crocs acérés et son teint de brique, il ne lui manquait que les cornes et l’odeur de soufre pour ressembler au Diable. À côté, l’attention de Tribois était maintenue ailleurs par une douceur de courtisane. Marinette hésita mais son tempérament frondeur l’emporta : elle recracha le yagé.


Le temps s’arrêta. Sa vis-à-vis la contemplait, hébétée et surprise, suintante du liquide hallucinogène. L'autre amérindienne s’était arrêtée et regardait l’insolente européenne, d’un air outragé. Puis, ses yeux se portèrent sur le grand blond qui, lui, n’avait pas perdu de temps et se dirigeait vers l’impudente. La colère gagna bientôt la serveuse, qui se leva aussi. L’homme se plaça derrière la captive, attrapa ses cheveux et lui tira la tête en arrière. Puis il posa sa main sur son front pour qu’elle reste ainsi. Tous les muscles de l’avant de son corps étaient maintenant tendus et Charlotte sentait ses liens la tirer. Elle ferma les yeux à cause de la douleur. La jeune oyacoulette se pencha sur elle et poussa son menton pour lui faire ouvrir la bouche avant d’y verser une nouvelle ration d’alcool de manioc. Puis elle lui secoua la mâchoire pour lui intimer l’ordre d’avaler. Elle recommença l’opération avec les divers mets et force ration de la bière locale. Impuissante, l’officière se remémorait une gravure illustrant le gavage des oies. Elle se retrouvait dans la même position que le malheureux volatile, à devoir ingurgiter une grande quantité de nourriture pour grossir vite. À l’écœurement, se mêlaient la brûlure du piment, puis la tension de l’estomac trop plein, la déchirure dans ses muscles trop étirés et le désarroi de ne pouvoir échapper à cette fâcheuse situation. Son corps tentait de se débattre et elle, de protester… sans résultat. Les indiens restait intraitables et, parfois, la menaçaient. Les larmes de rage s’écoulaient de ses yeux et dégringolaient sous ses oreilles, tandis que les sanglots étouffés faisaient couler les sécrétions nasales sur les joues rougies par la honte. Et Tribois n’était pas en meilleur posture mais, conditionné par son éducation de malfrat et ses années de légion, il tâchait de faire bonne figure.


Lorsqu’enfin la torture s’arrêta, les bourreaux quittèrent le carbet et un nouveau geôlier, roux, prit le relai. Les deux prisonniers se sentaient lourds. Ils étaient la proie des hauts-le-cœurs, d’une crise de hoquets et de spasmes. Le teint blanchi à la chaux, ils luttaient contre les douloureuses contractions de leur abdomen. Charlotte, à bout de force et assommée par l’excès de yagé, finit par s’endormir, laissant échapper quelques filets de trop plein gastrique sur sa vareuse. Le baroudeur, de son côté, ne pouvait s’accommoder, ni de sa position, ni de son malaise digestif. L’après-midi promettait d’être long, car la chaleur n’arrangeait rien à cet inconfort. Dans le carbet face au leur, il vit bientôt qu’on amenait les deux morts de la matinée. L’officière fut alors réveillée sans ménagement par le préposé à leur surveillance. Dans un état second, elle chercha à savoir ce qui se passait. Moins patient que son collègue l’oyacoulet lui prit la tête et la força à regarder dans la direction de son doigt. Elle ne perdit pas une miette du macabre spectacle.


Des femmes à la forte carrure et têtes de prédateurs, hissèrent les deux cadavres pour les suspendre à la charpente. Ils pendaient ainsi, la tête en bas et les bras ballants. Le crâne de celui qui avait été victime du coup de feu était amputé d’une partie de sa calotte. Son cerveau déchiqueté avait été emporté. Les bouchères, à l’aide de grands couteaux, ouvrirent en deux les corps et retirèrent à pleines mains les poumons, les viscères et autres organes. Ils furent ensuite triés et séparés par d’autres commis. Des jeunes filles félines prirent alors les paniers pour les emmener. En passant devant les deux européens, elles leurs adressèrent de grands sourires carnassiers. On entendit ensuite des appels, puis des grognements rageurs. En tournant leurs regards vers l’endroit d’où ils provenaient, les prisonniers virent des chiens malingres se disputer les bas-morceaux qu’on leur consentait... Un frisson de répulsion les traversa. Charlotte eut également l’impression que c’était ses propres abats qui étaient dévorés ! La douleur l’enjoignait à se plier en deux, mais les liens l’empêchaient de se soulager ainsi.


— Tu voulais savoir à quelle sauce t’allais être mangée...

— Je… m’en s’rais… bien… passée ! Pour… Pourquoi nous font-ils… ça ?! sanglota l’officière

— Vos gueules ! Regardez où je vous coupe la langue ! cria le garde à tête caïman en singeant le geste.


Charlotte sursauta de terreur. Mais, sous l’abri-cuisine, le dépeçage et la découpe des carcasses continuaient. Avec des gestes experts, les anciennes détachaient les muscles, que d’autres détaillaient ensuite. Les cages thoraciques furent mises à cuire sur un treillage au-dessus d’un feu après avoir été enduites d’une marinade. La préposée à l’onction prit malice à manifester sa délectation lorsqu’elle goûta la sauce. Elle lécha ses babines tachetées et rugit de plaisir, arrachant une expression de répugnance à ses spectateurs. D’autres morceaux, comme ceux des membres et les fessiers, furent débités et mélangés dans de grands récipients en bois avec des piments et des herbes, puis aspergés de cachiri[3]. Dans leur travail, les cuisinières bavardaient comme si de rien n’était. Elles échangeaient, selon toute vraissemblance, des blagues qui les faisaient rire. Leurs mâchoires de fauves claquaient et répandaient des sons rauques. Elles n’auraient pas agi différemment s’il se fût agit de cervidés à la place des deux humains. Ce détachement heurta les deux européens. L’odeur de la chair qui cuisait les écœura bientôt. Une fois détachées des corps, les peaux furent raclées et les morceaux de chair et de gras résiduels rassemblés. Cette scène insuportable fut celle de trop. Charlotte, toujours en proie à la nausée, fut secouée de spasmes. Elle tâcha de se pencher, mais ses liens la retinrent et le flot qu’elle éructa se répandit sur ses cuisses et devant ses genoux. Par capilarité, il imbiba son pantalon sous ses tibia. Elle ne vit pas les copeaux d’humain être jetés dans des outres où mijotait des bouillons pour les légumes ou le manioc. Tribois, lui se retenait encore. Mais lorsque les fémurs et les humérus furent glissés, dans les cendres, il ne put s’empêcher d’imiter sa compagne. Voyant la scène, gardiens et cuisinières éclatèrent de rires gutturaux. Non contents de montrer ce qui attendait leurs prisoniers, ils s’amusaient de leurs réactions, comme si leur but était de les rabaisser plus bas que terre. Ils n’étaient même pas un gibier, ni un animal d’élevage. Non, ils étaient encore en deça.



[1] Le Soleil cogne dur.


[2] — Ne donnes pas trop à la petite : elle est insupportable.

  — Il faut qu'elle mange, sinon, c'est nous qui n'aurons rien !

  — Donne lui plus de yagé, alors. Et ne tâte pas la marchandise comme ça, c’est grossier !

Le yagé ou ayahuasca, une décoction hallucinogène préparée à partir d’une liane du genre banisteriopsis.


[3] Jus de manioc fermenté donnant un genre de bière très peu alcoolisée.

Annotations

Vous aimez lire Romogolus ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0