2 - Réunion d'anciens combattants

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  Une porte s'ouvre sur le salon, révélant une petite pièce aux murs de torchis, le sol de bois où sont posés quelques coussins. Et les amis de Masha, qui l'attendent en fumant, tirant sur les tiges souples du distributeur de sensations.

  Il y a là Abraham l'ancien professeur d'université, et Lewd qui va de projets en échecs avec la même obstination. A côté d'eux, adossés aux mêmes coussins, Elia qui travaille en free-lance pour la présidence et Longline qui installe des réseaux pirates chez ceux qui le lui demandent. Avec l'arrivée de Masha, la compagnie est maintenant au complet.

  Comme elle, ce sont tous des vétérans de la guerre d'indépendance. Ils formaient une même cellule clandestine et, si le Gondwana avait connu moins de difficultés, ils auraient été couverts d'honneurs et de récompenses et mèneraient aujourd'hui des vies rangées de bourgeois prospères. Mais dans la conjoncture actuelle, ils doivent se contenter de médailles et de promesses de pensions.

  Si Masha parle peu de ses anciens faits d'arme, ce n'est pas le cas d'Abraham. Les malheureux qui croisent son chemin lorsqu'il lui arrive de boire un verre de trop ont le droit à l'exposé détaillé de son rôle dans l'Histoire. C'est lui qui avait organisé ces rendez vous, où ils refaisaient le monde, comme vingt ans auparavant. Masha l'avait toujours soupçonné de s'en servir comme vivier de nouvelles histoires à servir à ses compagnes de rencontre. Mais depuis quelques temps, l'ancienne cellule clandestine parle moins de ses anciens faits d'armes que de la situation du pays. Avec une certaine emphase, Abraham prétendait que la cellule s'était à nouveau activée pour servir de laboratoire d'idées au PIJ. Masha écoute toujours avec amusement les grands projets qui ne manquent pas de naître en fin de soirée. Elle est pour sa part convaincue qu'ils ne pourront rien faire seuls, et que pour changer le monde, il leur faudra de l'aide.

  Masha tire sur la machine à sensations. Que l'appareil soit déréglé, ou que son état d'excitation particulière l'ait désaccordée, elle a soudain l'impression d'être assise au coeur d'une vieille peinture. « Les bourgeois d'Atlantis », une toile-portrait de fondateurs de guilde, ou une relecture plus récente, une toile néo classique « Les prêtres du dieu à venir ». Une collection de masques. Il y a quelque chose de délirant à s'asseoir parmi eux, à prendre la parole à son tour. Masha se presse les yeux, s'efforce de chasser les pensées parasites.

  A ce moment, Abraham parle toujours, il parle de la déchéance, de la structure d'un monde qui se délite. Mais Masha ne l'écoute plus vraiment. Il y a quelque chose à faire, il y a toujours quelque chose. Masha voulait le dire, elle l'avait même prévu. Un petit discours, soigneusement noté sur un bout de papier au fond de sa poche. Mais lorsqu'Abraham s'interrompt pour lui laisser la parole, elle ne prend pas le temps de le consulter et tout sort d'un coup. Les temps d'anarchie et les fondateurs du Gondwana, leurs batailles et leurs luttes, et la quête d'absolu de leurs gouvernements. Le règne de l'Etat Total, les siècles de paix et le spasme de violence qui le jette à bas suite à l'émergence d'Atlantis. Les temps d'oppression sous le joug des troupes atlantes, et la submersion du continent central qui entraîne à nouveau le chaos. Si le Gondwana veut retrouver l'Âge d'Or, il faut renouer avec les pratiques de l'Etat Total. Il avait été le dernier gouvernement indépendant avant l'arrivée des troupes atlantes, il y a trois siècles. Sous ses ruines subsistaient encore des machines et des banques de connaissances que certains vont parfois interroger. C'est là, parmi ces banques de données que se trouve la réponse à toutes les questions, tous les projets pour l'avenir.

  Longline approuve bruyamment, L'Etat Total est l'origine du Gondwana, de sa culture et de son histoire. La source originelle qui régénérera le pays. Abraham est enthousiaste. Dans leurs vastes bibliothèques dorment les secrets enfuis de l'humanité. Ce qui en ressortira permettra la fin de l'anarchie. Elia approuve gravement de la tête. Devant une telle nouvelle, la population trouvera en elle assez de force pour enrayer la déliquescence.

  Masha a un grand sourire, l'enthousiasme du groupe a quelque chose qui rappelle les grandes heures du passé, l'euphorie qui régnait partout au lendemain de l'indépendance, lorsque tout était possible.

  Lorsque la soirée se temine, Masha est sûre d'avoir leur appui pour son projet. L'un après l'autre, ils sont venus lui prodiguer encouragements et conseils. Masha sait qu'elle devra organiser seule l'expédition. Mais elle pourra compter sur ses amis en cas de coup dur. Longline a attendu que tous soient partis avant de venir lui parler. Celui qui s'occupait de la collecte d'informations. Celui dont les réseaux s'étendaient à travers toutes les couches de la société, et jusqu'aux forces d'occupation atlantes.

« - Masha, je ne voudrais pas t'inquiéter pour rien, mais à ta place je garderais un oeil sur ta fille. »

« - Ma fille ? Quoi ? »
Longline regarde un peu a droite, derrière elle. Comme s'il avait envie d'être déjà débarrassé du fardeau de son temoignage. Il retient un instant sa respiration, puis se lance

« - Elle a de mauvaises fréquentations »

« - Quoi ? Qu'est ce que ca veut dire ? »

« - Il vaudrait mieux que tu parles avec elle. »

« - Tu ne peux pas t'arrêter là. Qu'est ce que tu sais ? »

« - Masha, j'aime pas trop parler de ça. Mais crois-moi. Je l'ai vue la semaine dernière. Elle était avec deux filles de son âge, et elles discutaient avec des types. Des gars qui cherchent de nouvelles filles. Des rabatteurs d'une maison de passe.»

  Masha se fige sur place. Quelque chose bouge en elle, et il n'y a soudain plus que trois objets au monde. Elle, sa fille. Et cet objet mal identifié. Une maison de passe. »

« - Ecoute, pour le moment, il n'y a sans doute rien de trop grave. Mais ca peut aller vite. Elle ne serait pas la première étudiante à se laisser piéger. Ils peuvent se montrer très persuasifs.»

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