Il y a eu une terrible bataille ici : 1

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14678, année 156 de la Nouvelle République des Colonies Confédérées

Journal de bord du commandant du Slava Novaynyi, Sacha Romanenko

Nous entamons aujourd’hui notre troisième semaine de fouille dans la « mer des débris », ce site fabuleux dont j’ai payé l’emplacement à prix d’or sans le regretter un seul instant. Jamais vu autant de pièces antiques sur un même coin de système, et dans un tel état de conservation. Les meilleures pièces sont regroupées sur un caillou sec, mais respirable sous conditions dont je tairai le nom pour ne pas révéler son emplacement (débrouillez-vous, les gars), occupé par des descendants de colons perdus peu concernés par la technoarchéologie. On trouve de tout : des missiles à radons encore intacts, des carcasses d’astrojets portant encore leur pilote momifié dans son armure... « Il y a eu une terrible bataille ici », ne cesse de répéter Curt, notre Cassandre locale. C’est sans doute vrai. La collecte est fructueuse, mais la présence de cadavres met notre équipe mal à l’aise. Plus encore depuis la découverte.

Les gens du coin l’appellent « la maison des dieux », mais l’équipage préfère « la nef fantôme ». C’est un immense bâtiment de guerre qui trône sur la mer de sable, oublié du temps. De loin, on dirait un gros paquebot. Nous ne l’avions pas vu, car il est dissimulé entre deux immenses falaises de silice : l’unique moyen d’accès, enseigné par notre guide contre quelques pièces de vaisseau usagées, est d’emprunter un couloir vitrifié taillé au cordeau. « Le couteau du géant Kornos », racontent les légendes locales. Je suis d’avis qu’il s’agit plutôt d’une brèche causée par une arme à rayon thermique, peut-être nucléaire, qui a fait fondre la roche de manière aussi peu naturelle. Le corps pétrifié d’un immense Scarator, coupé en deux au milieu de la coquille pile là où devrait continuer le couloir à la sortie de la falaise, va dans le sens de cette théorie. Les locaux évitent de marcher sur cette trajectoire invisible comme si c’était un rayon de mort. D’ailleurs, ils sont peu à fréquenter le coin, que nos analyses ont révélé hautement radioactif : Rhym, qui se passionne pour la culture indigène, prétend qu’ils organisaient dans le temps un championnat annuel auquel participaient le « héros » de chaque tribu, et que c’est comme ça qu’ils ont découvert la nef. La petite histoire fut confirmée par le marabout local, un type qui se dit guide, prêtre, mais avant tout commerçant.

Le chemin menant à l’épave est truffé de pièges, et ils fonctionnent encore plutôt bien. Les squelettes noircis qui parsèment le sable truffé de mines thermiques en témoignent. Ces restes humains sont très anciens : il semblerait que plus personne ne se trompe, à présent. Il faut bien suivre le guide. Si on met le pied aux mêmes endroits que lui, il n’y a pas de problème. Du moins, c’est ce qu’il nous assure. Jana et moi, on ira jeter un œil demain. Le brigand demande dix crédits par personne pour emprunter à sa suite le « chemin des héros » dont il serait l’unique mémoire. Hors de question de dépenser plus : le reste de l’équipe restera à la base.

*

Ça y est, je suis entré dans la nef. Elle est immense ! De la taille d’un paquebot amiral, pas moins. D’une conception très ancienne, mais encore fonctionnelle. Jana est entrée en action dès qu’on était à l’intérieur, à coup de scanners et d’utilitaires d’analyse.

— Regarde ces symboles, Sach. Ce sont des cryptogrammes simplifiés. Ce système graphique a été abandonné il y a au moins trois cents ans…

Content de l’apprendre. C’est illisible, mais heureusement, le guide est là pour nous garder des pièges. Comme dans ce couloir à motif d’échiquier géant, où il faut éviter de poser le pied sur les dalles blanches.

— Ce type de quadrillage est très ancien. Il nous vient directement de l’époque des dieux. Marchez sur les blancs à vos risques et périls, hi hi !

Satané bonhomme. Il nous plume, et se fout de notre gueule en prime. Le type se balade dans sa robe de prêtre en loques, sans combinaison antiradiation. J’ai proposé de lui en prêter une, mais il a refusé.

— Ma foi en les dieux du cosmos me protège. Vous devriez mettre la vôtre à l’épreuve, mécréants !

Chacune de ses petites phrases idiotes est ponctuée par un rire nasillard. Curt dit que le type est fou, et je ne suis pas loin de le croire.

Toujours est-il qu’il nous évite de tomber à pieds joints dans les pièges mortels dont cette foutue nef est truffée. Une marche d’escalator manquante, qui attend patiemment d’envoyer l’imprudent dans les tréfonds radioactifs du vaisseau, plusieurs centaines de mètres plus bas. Une porte qui s’ouvre et se referme à intervalles irréguliers, qu’il faut connaître pour ne pas se faire broyer. Un conduit à haute pression qui souffle son gaz mortel dans un couloir étroit toutes les dix minutes cinq… une musique asymétrique qu’il faut connaître sur le bout des doigts, pour effectuer la chorégraphie de la vie. De temps en temps, le guide nous montre d’un geste dédaigneux les restes d’un danseur maladroit, abandonné sur le chemin :

— Songez aux innombrables générations de preux qui ont donné leur vie pour que vous puissiez accéder au saint des saints et parler directement aux dieux en vous asseyant sur le trône. Soyez reconnaissant !

En général, ce type d’élégie est le prélude à une négociation supplémentaire. Et comme on n’a pas le choix, on paye. Jusqu’à arriver en haut, au niveau de la proue du vaisseau.

Le « saint des saints » est une banale salle de commandement, et le « trône des dieux », un fauteuil d’amiral de flotte spatiale. Les « dieux », une IA rendue folle par l’obsolescence, qui ne fait que revivre les derniers instants d’un combat galactique qui a dû être terrifiant et nous est rendu accessible par le logiciel de traduction de Rhym. Explosions de début du monde, apocalypses thermiques, pertes qui se chiffrent en milliers, le tout en un claquement de doigts de démiurge… Il y a eu une terrible bataille ici. Yana dégaine un câble ISB et prend les choses en main.

— Je m’en occupe.

Le guide hurle au viol électronique, à l’hérésie, mais on a décidé, cette fois, de l’ignorer. Les pièges sont déjoués, le trône conquis. Reste à maîtriser l’IA, qui se met à débiter un flot d’informations à la vitesse d’un cheval fou. Cette voix sépulcrale a traversé des siècles d’oubli et de silence. Et là, au milieu des hurlements et du décompte des milliers de calcinés… elle nous fait cette révélation incroyable :

— Survivant détecté, chambre cryogénique, pavillon de l’Ouest.

Dans ce cercueil radioactif, ce Titanic de silice vitrifiée, il y a encore quelqu’un qui respire.

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