Il y a eu une terrible bataille ici : 2

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Il nous a fallu un peu de temps à comprendre comment fonctionnaient les plans de ce vaisseau. On parle beaucoup de points cardinaux, de pavillons et d’animaux mythiques : phénix enflammé, tortues géantes à queue blanche, dragon bleu, tigre blanc… c’est une cosmogonie oubliée, mais dont on peut retrouver la trace, comme pour les symboles graphiques dont les lignes décaties ornent les parois du vaisseau. Mais à force d’efforts conjoints, en travaillant sur une copie de la mémoire vive de l’IA, on a fini par localiser la chambre. Cette fois, l’équipage est venu au grand complet, sans le prêtre guide – il demandait trop cher – et en laissant à Reuben la surveillance de la navette (règle d’or : ne jamais laisser une barge sans surveillance quand c’est le seul moyen de rejoindre le vaisseau stationné en orbite d’un caillou paumé). C’est donc tous ensemble, à deux personnes près (mais ces deux-là ne vont jamais à terre) qu’on a posé le pied dans le sanctuaire, cette immense cathédrale polaire (température : 45° kelvin).

C’est vertigineux et ça donne la nausée, ces alignements immenses de caissons qui brillent comme des cercueils veillés par des feux follets dans le noir, en émettant leur lueur verdâtre.

— Jamais on ne me fera dormir là-dedans, a frissonné Curt.

Comme moi, il avait les doigts crispés sur son arme de poing. Qui savait ce qu’on allait trouver, dans ce mausolée ?

Mais la plupart des caissons étaient vides, ou brisés. On les a contrôlés un à un, tombant de temps en temps sur un dormeur au visage de parchemin, aussi fin qu’une aile de papillon sur l’os. Ils étaient tous grands, fortement modifiés. Des titans aux fortes pommettes et aux yeux allongés, dont l’orbite vide fixait l’infini et au-delà. Rhym a aussitôt dégainé son petit scanner génique portatif.

— C’est des colons de la Première Diaspora. Ils ont été les premiers à partir, lors de la submersion de leur nation, et leurs gènes sont restés intacts longtemps. On a perdu leur trace rapidement, au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient loin du système solaire. Mais certaines colonies entrèrent en contact avec eux par la suite, et racontèrent qu’ils avaient développé une culture unique, à base de thérapies géniques et de modifications cybernétiques, avant de disparaître dans le néant. Ils ont quelques descendants dans des colonies comme Cho-minh, mais qui ont largement eu le temps de dégénérer. C’est fou de tomber sur ces dinosaures ici, dans ce trou perdu, sur ces fossiles d’un autre temps !

— Ceux-là ne se réveilleront jamais, a remarqué Jana.

— Je sais pas s’ils étaient au courant, au moment où le couvercle s’est refermé sur eux. Ils pensaient peut-être se réveiller ailleurs, dans un endroit sûr...

— M’étonnerait. Vous avez entendu la boîte noire de l’IA, là-haut. C’était l’apocalypse, au moment où il se sont mis en sommeil.

C’est Jana qui l’a trouvé, le seul vivant, le dernier mohican. Un colosse au corps d’albâtre, comme une statue endormie. Avec – fait notable – une longue chevelure couleur de bois lisse, qui coulait sur une poitrine musclée. Entre ses pectoraux brillait un cristal étrange : c’était lui, en fait, qui émettait cette lueur verdâtre comme la trace d’une ancienne magie.

Rhym a scanné les inscriptions sur son cercueil.

— Commandant suprême Minamoto no Yoritomo, a-t-il dit tout haut. Protecteur du Yamato.

Jana a frappé dans ses mains.

— Attends, c’est pas le célèbre amiral dont parlent les chansons populaires sur Min-Cho ? C’était quoi le nom de la bataille, déjà ?

Rhym a hoché la tête.

— Dan-no-ura, 11185. Mais les chansons disent que son corps n’a jamais été retrouvé.

— Bah il est là. Avec son navire de guerre…

Nous avions donc retrouvé un vaisseau mythique, datant de quelque cinq cents ans auparavant.

Un silence religieux s’est installé. Puis j’ai relevé la tête, et on s’est tous regardés. Réunion de crise. Instant de vérité.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— On le réveille.

*

Les cheveux du type sont devenus gris tout d’un coup, sous nos yeux. C’était vraiment impressionnant à voir.

— C’est normal quand on est resté en cryo aussi longtemps, m’assure Assil, le médecin de bord.

Mais, à part ça, le type n’a pas pris une ride. Il se réveille comme une fleur, ou plutôt, non, raide comme Dracula, d’un coup. Il regarde ses mains, incrédule. Puis nous regarde. Ses yeux sont lumineux, profondément humains. Ce sont les yeux de quelqu’un qui a vu des choses depuis longtemps mortes, des yeux qui se sont posés sur le monde cinq cents ans en arrière, sagaces comme les rayons de lumière qui nous viennent du passé.

Rhym est le premier à parler. Il utilise pour cela son traducteur intégré, réglé sur « néo-japonais archaïque », un drôle d’oxymore si vous voulez mon avis.

— Pouvez-vous nous confirmer votre nom, et votre grade ?

L’homme a soudain paru prendre dix centimètres de plus. Le caillou qui pendait sur son torse s’est mis à briller, dessinant tout autour de lui un halo de saint.

— Commandant Minamoto no Yoritomo, amiral de la flotte impériale, protecteur du Nouveau Yamato.

Une voix grave, sonore, posée. Une voix de commandement.

— Le Nouveau Yamato ? Qu’est-ce que c’est ?

— Un monde habitable que nous avons découvert, et terraformé sur le modèle du Yamato, l’empire mythique du Japon ancien. C’est mon ancêtre, le fondateur du clan, qui l’a découvert avec son commandant et deux autres compagnons… qui ont fondé les clans Heike et Tachibana. Le commandant, lui, prit le titre de Jinmu, et fonda le premier Empire galactique du nouveau Yamato dans ce système.

— Où se trouve-t-il, ce système ?

À cette évocation, Yoritomo baissa la tête.

— Ici. Le Nouveau Yamato fut atomisé pendant la guerre par Taira no Kiyomori, en représailles à la destruction de son monde de naissance.

La mer de débris. C’était donc ça, la décharge spatiale que nous arpentions ? Les restes d’un monde terraformé, d’une sorte de wonderland cherchant à recréer un rêve, celui d’une île perdue, disparue à jamais dans la mer ? Des roches explosées, mêlées aux morceaux d’épaves et aux os de ses bourreaux et défenseurs ?

Pour Rhym, cette histoire sonnait vraie. Taira, Minamoto… Il connaissait ces noms. D’après lui, leur mémoire avait été conservée d’une façon ou d’une autre par des chants, des mythes, qui survivaient dans notre monde.

— Il y a même des pièces de théâtre, des tragédies. Un fantôme qui monte sur scène et raconte son histoire à l’un de ces moines des anciennes sectes, ceux qui adoraient ces immenses et grotesques idoles éléphantesques à quatre bras… Il y a le héros parfait qui voit ses rêves anéantis par la guerre, Yoritomo. Le cousin parjure qui fait acte de rédemption au dernier moment… et le méchant absolu, le traître, le pirate sans foi ni loi, Kiyomori. Des femmes héroïques, même, comme Tomoe, Shizuka, prêtes à tout par amour…

Yoritomo ne parut pas surpris. À l’évocation de ces noms, une lueur s’était même allumée dans ses yeux gris.

— Des mythes… oui. Comment pourrait-il en être autrement ? Tous, nous avons pêché par excès d’orgueil, et avons brisé ce que nous avions juré de protéger. Minamoto no Yoritomo, chef du clan Genji, qui prit le parti de l’empereur exilé Shirakawa et affronta les putschistes vengeurs du clan Heike. Son cousin Minamoto no Yoshinaka, qui se rebaptisa Shirogane no Azumaya pour affirmer son indépendance. L’épouse de ce dernier, Tomoe Gozen, pilote hors pair qui résista avec lui à la terrible bataille d’Awazu, et parvint à fuir en emportant sa tête et l’enfant qui grandissait dans son ventre… Le jeune Ushiwakamaru, futur Yoshitsune, vainqueur de Dan-no-ura, dont la concubine s’offrit au démon Kiyomori pour permettre à son amant de fuir le temple du Kinpusen où il s’était réfugié. Taira no Kiyomori, le « démon » lui-même, dont l’Histoire n’a retenu que les exactions… Qui ignore ces noms ? Ce que vous ignorez, c’est la dimension humaine de cette histoire. Une histoire de rivalité, de guerre bien sûr, mais aussi d’amitié, et d’amour. Cette histoire, si vous le voulez, je vais vous la raconter.

À ce stade, nous étions tous subjugués. Alors, dans les lueurs des feux follets qui gardaient les cercueils pétrifiés, nous nous sommes assis, et nous avons écouté. Ce que je retranscris ici est l’histoire de l’amiral Minamoto no Yoritomo, telle qu’il nous l’a transmise.

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