Chapitre 1: "LE VOLEUR ET L'ARCHIVISTE"

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L'aube se levait sur Aethera dans une symphonie de cristal et de vapeur.

Depuis les terrasses supérieures de la ville, on pouvait voir la Tour s'élever vers les cieux comme une lance de métal et de lumière, perçant les nuages matinaux de sa masse impossible. Autour d'elle, les cercles concentriques de la capitale s'éveillaient lentement, chaque anneau marquant une strate différente de la société.

Plus on s'approchait de la Tour, plus les bâtiments gagnaient en hauteur et en splendeur. Les demeures des marchands prospères brillaient de cristaux énergétiques intégrés dans leurs façades, créant des jeux de lumière qui dansaient sur les avenues pavées de pierre blanche. Les uniformes impeccables des Runners matinaux se détachaient contre l'architecture élégante, leurs Orbes personnels émettant une lueur douce qui témoignait de leur statut.

Mais dans les cercles extérieurs, là où l'ombre de la Tour s'étendait le plus longtemps, une autre réalité prenait forme.

Les ruelles s'étaient rétrécies. Les bâtiments, moins entretenus, portaient les marques de la pauvreté et de la négligence. Ici, les cristaux énergétiques étaient rares, précieux, gardés jalousement par ceux qui avaient la chance d'en posséder. Les habitants se levaient plus tôt, non par choix, mais par nécessité - les emplois les plus durs commençaient avant l'aube, et la concurrence était féroce.

C'était dans ces ruelles oubliées que naissaient les légendes.

Les plus anciens parlaient parfois d'étranges disparitions, de cas isolés remontant à des décennies. Une ou deux fois par génération, quelqu'un de malade, de faible, disparaissait dans des circonstances inexpliquées. Les autorités attribuaient ces rares incidents à la criminalité ordinaire, aux accidents, aux fugues. Mais les habitants des cercles extérieurs transmettaient leurs superstitions de famille en famille.

Ne jamais sortir seul quand la fièvre monte. Éviter les ruelles sombres quand on est affaibli. Et surtout, toujours garder son énergie en mouvement - selon les vieilles croyances, la stagnation pourrait attirer le malheur.

Le marché du Cercle des Artisans bourdonnait déjà d'activité malgré l'heure matinale. Les étals colorés débordaient de fruits, de légumes, de tissus et d'artisanat local. L'air était empli des cris des marchands vantant leurs produits, du claquement des cristaux-crédits échangeant de main en main, et de l'arôme complexe de dizaines de cuisines différentes.

C'était l'endroit idéal pour un vol.

Kaï observait depuis l'ombre d'une alcôve, ses seize ans lui donnant l'avantage de la discrétion. Petit, agile, et surtout invisible aux yeux de la plupart des adultes, il avait appris à se fondre dans la foule comme une ombre. Ses vêtements usés mais propres - une fierté qu'il tenait du Vieil Homme - lui permettaient de passer pour un enfant de coursier plutôt que pour ce qu'il était vraiment.

Il avait repéré sa cible : un étal de fruits tenu par un marchand bedonnant qui semblait plus intéressé par ses conversations avec les clients fortunés que par la surveillance de sa marchandise. Des pommes rouges brillantes s'empilaient sur le bord de l'étal, à portée de main rapide.

Kaï s'approcha avec la démarche décontractée qu'il avait perfectionnée au fil des années. Pas trop lent pour paraître suspect, pas trop rapide pour attirer l'attention. Il feignit d'examiner quelques fruits moins chers, laissant ses doigts effleurer les pommes convoitées.

C'est alors qu'une voix claire résonna juste derrière lui.

"Tu manques de technique, gamin."

Kaï se figea, sa main à quelques centimètres de la pomme. Il se retourna lentement et se retrouva face à une jeune fille d'environ dix-sept ans aux cheveux noirs coupés court et aux yeux perçants qui semblaient tout voir. Elle portait des vêtements sombres mais de bonne qualité, et il y avait quelque chose dans sa posture qui suggérait qu'elle n'était pas du genre à se laisser impressionner.

"Je vois pas de quoi tu parles," murmura Kaï, tentant de garder un air innocent.

La fille sourit, mais ce n'était pas un sourire chaleureux. "Première règle de survie dans ces quartiers : évite les ruelles de l'hospice après le coucher du soleil. Deuxième règle : n'essaie jamais de voler sous le regard de quelqu'un qui sait reconnaître les techniques de vol."

Elle se pencha légèrement vers lui, baissant la voix. "Et troisième règle, la plus importante : il vaut mieux éviter d'être seul dans l'obscurité quand on est affaibli. Les vieilles légendes existent pour une raison."

Avant que Kaï puisse répondre, un cri retentit derrière eux.

"Hé ! Le gosse aux cheveux bruns ! Reviens ici !"

Le marchand avait enfin remarqué quelque chose - probablement un mouvement suspect près de son étal. Kaï maudit intérieurement sa malchance et jeta un regard vers les ruelles avoisinantes, calculant rapidement ses options de fuite.

"Cette direction," dit calmement la fille en pointant une ruelle étroite. "Je te suis."

La course-poursuite qui s'ensuivit fut un ballet familier dans les ruelles d'Aethera. Kaï bondit par-dessus des caisses, se faufila entre des cordes à linge, et utilisa sa connaissance intime du quartier pour distancer ses poursuivants. Derrière lui, la fille le suivait avec une aisance surprenante, comme si elle connaissait ces ruelles aussi bien que lui.

Ils prirent plusieurs virages serrés, descendirent des escaliers de pierre usée, et finirent par déboucher dans une petite cour enclavée où l'écho de leurs pas résonnait entre les murs élevés. Kaï s'arrêta, essoufflé, et se retourna vers son accompagnatrice inattendue.

"Pourquoi tu m'as aidé ?" demanda-t-il, méfiant.

La fille haussa les épaules. "Disons que j'ai de la sympathie pour les gamins qui tentent leur chance. Et puis, tu as l'air de quelqu'un qui pourrait m'être utile."

"Utile comment ?"

"Tu connais bien ces quartiers. Tu sais observer. Et..." Elle l'examina attentivement, ses yeux s'attardant sur ses traits, sa posture, la façon dont il respirait après la course. "Tu as quelque chose de différent. Je ne sais pas encore quoi, mais c'est là, dans ta façon d’être."

Kaï fronça les sourcils. Ce n'était pas la première fois qu'on lui faisait cette remarque, mais il n'avait jamais compris ce qu'elle signifiait. "Différent comment ?"

"Tu ne sembles jamais vraiment fatigué. Même après une course comme celle-ci. Et puis..." Elle hésita un moment. "As-tu déjà eu la Fièvre Magique ?"

La question le prit au dépourvu. "Non, jamais. Pourquoi ?"

L'expression de la fille changea subtilement, comme si cette réponse confirmait quelque chose qu'elle soupçonnait déjà. "Intéressant. La plupart des enfants de ton âge dans ces quartiers l'ont eue au moins une fois. C'est assez inhabituel."

Elle s'approcha et tendit la main. "Je m'appelle Sera. Et toi ?"

"Kaï." Il accepta la poignée de main avec prudence. "Tu habites dans le coin ?"

"On peut dire ça. J'ai mes... activités dans ces quartiers. Disons que je garde un œil sur certaines choses." Son regard se durcit légèrement. "Il y a des pattern bizarres récemment. Des disparitions. Toujours les mêmes types de personnes."

"Quels types ?"

"Les malades. Les faibles. Ceux qui souffrent de crises de Fièvre prolongées." Elle le regarda droit dans les yeux. "C'est pour ça que ton immunité m'intéresse. Tu pourrais être en sécurité là où d'autres ne le sont pas."

Kaï ne savait pas quoi répondre à cela. L'idée que son absence de maladie puisse avoir une signification plus profonde ne lui avait jamais vraiment traversé l'esprit. Pour lui, c'était juste une chance - une de plus dans une vie qui n'en comptait pas beaucoup.

"Je dois y aller," dit-il finalement. "J'ai... quelqu'un qui m'attend."

Sera hocha la tête. "Le Vieil Homme de la librairie, j'imagine. J'ai entendu parler de lui. Ils disent qu'il sait des choses que les autres ont oubliées."

La surprise de Kaï dut se lire sur son visage, car elle sourit de nouveau.

"Je t'ai dit que je gardais un œil sur les choses. Ça inclut les gamins des rues qui ont la chance d'avoir un mentor." Elle sortit quelque chose de sa poche - une pomme rouge, parfaitement mûre. "Tiens. Pour ta peine."

Kaï prit le fruit, étonné. "Comment tu as... ?"

"Pendant que tu courais, j'ai récupéré ce que tu n'avais pas eu le temps de prendre. Considère ça comme une leçon : travailler en équipe, c'est souvent plus efficace que travailler seul."

Elle fit demi-tour pour partir, puis s'arrêta. "Un dernier conseil, Kaï. Ce que j'ai dit sur éviter l'obscurité quand on est faible ? Ce n'était pas juste une superstition. Il y a des choses dans ce monde qu'il vaut mieux ne pas croiser quand on est vulnérable. Même si c'est rare... très rare."

Sur ces mots, elle disparut dans les ruelles avec la même aisance qu'elle avait montrée pendant leur fuite.

La librairie du Vieil Homme était nichée dans une rue tranquille du septième cercle, entre un atelier de réparation de cristaux et une petite taverne qui ne servait que de la soupe aux légumes. C'était un bâtiment modeste, avec une architecture assez ancienne et technologique, coincée entre des fils et des tuyaux maladroits. A peine plus large qu'une ruelle, mais ses trois étages débordaient de livres, de parchemins, et d'objets anciens dont l'usage avait été oublié depuis longtemps.

Une clochette tinta doucement quand Kaï poussa la porte. L'odeur familière du papier ancien et de l'encre l'accueillit, mélangée à celle du thé que le Vieil Homme buvait constamment. C'était une odeur de sécurité, de stabilité - la seule constante dans sa vie chaotique.

"Tu es en retard," dit une voix depuis les profondeurs de la boutique.

Aldrich Greyweather émergea d'entre les étagères, ses cheveux blancs ébouriffés comme s'il avait passé la matinée à fouiller dans des cartons poussiéreux. Ses yeux gris perçants étudièrent Kaï par-dessus ses lunettes rondes.

"Tu as eu des ennuis ?" demanda-t-il en remarquant l'état légèrement échevelé de l'enfant.

"Pas vraiment." Kaï sortit la pomme de sa poche. "J'ai fait une rencontre intéressante."

"Ah ?" Le Vieil Homme arqua un sourcil. "Raconte-moi ça."

Kaï s'installa dans le fauteuil usé près du comptoir - sa place habituelle - et relata sa rencontre avec Sera. Il omit délibérément certains détails sur ses tentatives de vol, mais rapporta fidèlement les commentaires étranges de la fille sur les disparitions et son immunité à la Fièvre Magique.

Aldrich l'écouta en silence, son expression devenant de plus en plus pensitive. Quand Kaï eut terminé, le vieil homme resta silencieux un long moment, fixant pensivement la flamme d'une bougie.

"Cette fille," dit-il finalement. "Elle a mentionné connaître la librairie ?"

"Elle savait que tu existais. Elle a dit que les gens racontent que tu sais des choses que les autres ont oubliées."

Aldrich eut un petit rire sans humeur. "Les gens disent beaucoup de choses. La plupart du temps, ils ne savent pas à quel point ils ont raison." Il se leva et disparut dans l'arrière-boutique, revenant avec une tasse de thé fumante qu'il tendit à Kaï.

"Cette fille... elle sait des choses. Fais attention à qui tu fais confiance, mais..." Il hésita, comme s'il pesait soigneusement ses mots. "Certains guides valent la peine d'être écoutés. Surtout dans les temps qui viennent."

"Quels temps ?" demanda Kaï, intrigué.

Aldrich s'installa dans son propre fauteuil, celui dont les ressorts grinçaient familièrement. "Tu grandis, Kaï. Et avec l'âge viennent les responsabilités. Des choix difficiles. Des vérités que tu aurais préféré ne jamais connaître."

Il but une gorgée de thé, ses yeux perdus dans les flammes. "Dis-moi, as-tu déjà entendu parler d'incidents étranges ? De ces vieilles histoires qu'on raconte parfois dans les quartiers pauvres ?"

Kaï fronça les sourcils. "Sera a mentionné des disparitions occasionnelles. Pourquoi ?"

"Parce que ton immunité à la Fièvre Magique n'est pas juste une chance, mon garçon. C'est un don. Et parfois, dans de très rares circonstances, ce don peut être... protecteur."

Le vieil homme se pencha vers lui, son regard intense. "Il y a des légendes dans ce monde, Kaï. Des histoires qu'on raconte pour effrayer les enfants, mais qui ont parfois un fond de vérité. Des créatures qui se nourriraient de faiblesse, de stagnation. Ton énergie ne stagne jamais. Elle circule, pure et constante."

"Me protège de quoi ?"

Aldrich sourit, mais ce n'était pas un sourire rassurant. "Les légendes existent parfois pour de bonnes raisons. Et c'est exactement ce dont nous allons parler dans tes prochaines leçons."

Il se leva et se dirigea vers une section particulière de sa bibliothèque, ses doigts courant le long des reliures anciennes jusqu'à s'arrêter sur un volume particulièrement épais.

"Mais d'abord, nous allons commencer par l'histoire. La vraie histoire. Celle qu'on ne raconte pas dans les écoles officielles."

Kaï prit une bouchée de sa pomme, le jus sucré coulant sur son menton. Pour la première fois depuis longtemps, il avait l'impression que sa vie allait prendre une direction complètement nouvelle.

Il ne savait pas encore à quel point il avait raison.

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