PROLOGUE
Il fut un temps où l'équilibre régnait sur toutes choses.
C'est comme ça que commence toujours l'histoire, quand le vieux Al' me la raconte. Les mots, je les connais par cœur maintenant, à force de les entendre. Il dit que c'est important de les retenir exactement, ces mots-là. Que c'est pas juste une histoire.
Dans les âges oubliés, une force primordiale veillait sur le monde, gardienne d'une harmonie qui semblait éternelle. Les vivants prospéraient sous sa protection, ignorant les forces titanesques qui maintenaient leur existence en équilibre. Ils croyaient que leur paix était l'ordre naturel des choses.
Ils se trompaient.
Car dans leur soif insatiable de pouvoir, dans leur arrogance sans limites, ils défièrent l'impensable. Une civilisation d'une puissance incommensurable osa créer ce qui n'aurait jamais dû exister : un dieu né de leur technologie, forgé dans leur orgueil, destiné à les servir.
Mais les dieux artificiels n'obéissent qu'à leur propre faim.
La créature s'éveilla avec une rage cosmique, dévorant ses créateurs avant de se tourner vers le reste de l'existence. Elle absorba, corrompit, détruisit tout sur son passage. Des panthéons entiers furent anéantis. Des civilisations millénaires s'effacèrent en quelques jours. La réalité elle-même commença à se fissurer sous l'assaut de cette abomination.
C'est alors que l'Équilibre se manifesta.
Le conflit qui s'ensuivit dépassa l'entendement mortel. Deux forces divines s'affrontèrent dans un combat qui ébranla les fondements de l'existence. Des montagnes entières furent pulvérisées. Des océans se transformèrent en vapeur. Le ciel lui-même saigna.
Mais même l'Équilibre avait ses limites.
Pour vaincre l'abomination, pour sauver ce qui pouvait encore l'être, l'impensable fut accompli. L'Équilibre se brisa volontairement, se divisant en deux aspects opposés : la Lumière et les Ténèbres, l'Ordre et le Chaos. L'un, pur et innocent, fut perdu dans la bataille. L'autre, corrompu par les résidus du dieu artificiel, sombra dans une soif de domination.
Le monde survécut. Mais brisé.
Les civilisations s'effondrèrent. Les survivants se cachèrent, fuyant dans les profondeurs pour échapper aux prédateurs qui avaient jadis régné sur le monde de la surface. Ces créatures de l'ancienne ère, autrefois maîtres absolus, virent leur empire s'effondrer mais leur soif demeura. Contraintes de se tapir dans l'ombre, guettant et martyrisant les faibles pour survivre.
Les systèmes automatiques, derniers vestiges des anciens maîtres technologiques, continuèrent de fonctionner sans supervision. Ils maintinrent une parodie de l'ordre perdu, créant des sanctuaires de plus en plus profonds où le vivant pouvait se réfugier, protégé.
Des millénaires passèrent.
L'humanité oublia. Elle reconstruisit, lentement, péniblement, sur les ruines d'un monde qu'elle ne comprenait plus. Elle développa de nouvelles sociétés, de nouvelles croyances, de nouveaux espoirs. Elle apprit à vivre avec les vestiges mystérieux du passé, les acceptant comme des mystères naturels plutôt que comme les cicatrices d'une guerre divine.
Et quelque part, dans les dimensions cachées que les anciens Architectes avaient tissées entre les plis de la réalité, l'Équilibre brisé attendait. Il attendait le moment où ses deux moitiés pourraient enfin se retrouver. Il attendait l'âme qui serait assez forte pour les porter toutes les deux sans sombrer dans la folie.
Il attendait sa seconde chance.
Enfin ça, c'est ce que disent les histoires des livres du vieux Al' Je voulais vous en faire part. Et encore, c'est plutôt une légende ou un conte de fée...
Bref ! Là j'ai pas le temps d'y penser, faut pas que je me fasse attraper ! Le jeune maître des voleurs, Kaï, n’a pas de temps à perdre ahah!
Mes poumons brûlaient tandis que je filais entre les étals du marché, cette fichue pomme serrée contre ma poitrine. Derrière moi, les gueulantes du marchand de fruits et légumes résonnaient dans toute la place :
"AU VOLEUR ! ATTRAPEZ CE MORVEUX !"
Techniquement, il a raison, pensai-je en sautant par-dessus un tas de caisses. Je suis bien en train de lui voler sa pomme. Mais bon sang, il en a des dizaines ! Et moi, j'ai rien bouffé depuis hier matin !
Mon erreur fut de lancer par-dessus mon épaule : “C’est qu'une pomme ! T’en as 100 autres en stock!"
Trois bonnes âmes se joignirent immédiatement à la poursuite. Génial.
Je pris à droite dans la ruelle de Copper Street - mon territoire de prédilection - courant comme si ma vie en dépendait. Ce qui, techniquement, n'était pas faux. Quand on n'avait rien à manger et qu'on se faisait choper, les gardes n'avaient pas vraiment tendance à faire dans la dentelle. Enfin… quand les runners n’étaient pas là. Avec eux, c’était impossible de s’échapper.
Mes pieds connaissaient chaque pavé de ces ruelles. Six ans que je traînais ici, de ce que je me souvenais, six ans que j'apprenais à survivre. Et la première règle de survie était simple : courir plus vite que ses poursuivants.
"Putain, où il est passé ?" "Il a pris vers les égouts !" "Non, regarde, il y a des traces par là !"
Des traces ? Dans ces ruelles crasseuses où passent des centaines de personnes par jour ? J'avais envie de rigoler. Ces types ont dû lire trop d'histoires de chasseurs héroïques.
Je me glissai dans ma cachette favorite - un renfoncement entre deux murs invisible aux yeux non avertis - et attendis que les voix s'éloignent.
Le silence revint progressivement. Parfait.
Je sortis de ma planque et croquai dans ma pomme. Elle était bonne, juteuse, sucrée. Exactement ce qu'il me fallait pour oublier que j'avais l'estomac qui faisait des nœuds depuis des heures.
C'est alors qu'un applaudissement lent retentit derrière moi.
"Pas mal pour un amateur."
Comment ça, un amateur ?!
Je faillis m'étouffer avec ma bouchée. Une fille venait d'atterrir derrière moi sans un bruit. Comment elle a fait ça ? Elle était grande, plus âgée que moi - dix-sept ans peut-être - avec des yeux qui avaient vu des choses. Le genre de regard qu'avaient les gamins des rues qui avaient survécu plus longtemps que la moyenne.
"Putain ! Tu m'as foutu les jetons !" lâchai-je en me retournant. "T'es qui toi ?"
Son sourire n'était pas méchant. Plutôt... amusé.
"Sera. Et toi, tu manques cruellement de technique."
"Technique ? J'ai semé trois poursuivants et j'ai récupéré ma pomme. C'est quoi le problème avec ma technique ?"
"Tu fais trop de bruit quand tu cours. Tu choisis mal tes cibles - Henrick, le marchand, il a des yeux partout. Et surtout..." Elle se pencha vers moi, baissant la voix. "Ca fait déjà un moment que j’entends parler de toi et tes petits copains. Tu opères dans des zones où il vaut mieux éviter de traîner après le coucher du soleil."
Je fronçai les sourcils. "Pourquoi ?"
"Parce que les malades de la Fièvre Magique, c'est pas les seuls trucs dangereux qui sortent la nuit. Surtout en ce moment…"
Ça me rappelait les histoires bizarres qu'Al' racontait parfois quand je passais devant sa librairie. Des trucs sur des "prédateurs anciens" qui chassaient dans l'ombre. Mais bon, Al' lisait trop de vieux bouquins poussiéreux. Parfois, je croyais qu'il confondait ses légendes avec la réalité.
"Tu me racontes des histoires", dis-je en croquant une autre bouchée.
Sera haussa les épaules. "Peut-être. Ou peut-être que t'es juste naïf."
"Naïf ? Moi ?" Quinze ans et je survivais tout seul dans ces rues depuis que j'en avais sept. "C'est pas ce qu'on appelle être naïf."
"Non, c'est ce qu'on appelle avoir de la chance."
Elle me regardait bizarrement, comme si elle cherchait quelque chose sur mon visage.
"Dis-moi, gamin..."
"Kaï. Je m'appelle Kaï."
"D'accord, Kaï. Tu tombes malade souvent ?"
"Malade ? Genre rhume, grippe ?"
"Non. La Fièvre Magique."
Ah. Ça.
"Jamais", admis-je. "Pourquoi ?"
Son expression devint plus sérieuse.
"Jamais ? Même pas une petite poussée ? Pas de visions bizarres ? Pas de sensations étranges ?"
"Non, rien. Pourquoi tout le monde me pose toujours cette question ? Elle est bizarre cette maladie en plus avec les veines qui brillent. Tu te transformes en lumière ambulante en fait!"
En fait, c'était vrai. Al' aussi me demandait ça régulièrement. Et à chaque fois, j'avais l'impression qu'il attendait une réponse particulière.
Sera resta silencieuse un moment, puis l'interrogatoire continua.
"Où tu dors, d'habitude ?"
"Partout. Nulle part. Ça dépend."
"Et tu manges comment ?"
"Ben... comme aujourd'hui. Je me débrouille."
"Et tes parents ?"
"Connaîs pas. Orphelin depuis toujours."
Elle hocha la tête, comme si mes réponses confirmaient quelque chose qu'elle savait déjà.
"Kaï, je vais te dire un truc. Et je veux que tu m'écoutes bien."
Malgré moi, j'étais intrigué. J’avais envie de fuir, et en même temps de l’écouter. Elle émétait une certaine présence quand même.
"Il y a une librairie dans cette même rue. Le propriétaire s'appelle Aldrich, mais tout le monde l'appelle Al'. C'est un type... particulier. Il collectionne les vieux livres, les trucs anciens. Et il a un faible pour les gamins perdus."
Mon cœur fit un bond bizarre. Al' ? Elle connaissait Al' ?
"Tu... tu le connais ?"
"Disons qu'on a des connaissances communes. Écoute-moi bien, gamin. Si jamais tu cherches un endroit sûr pour dormir, si jamais tu as des ennuis, va le voir. Dis-lui que Sera t'envoie."
"Pourquoi tu me dis ça ?"
Elle se leva, époussetant sa veste.
"Parce que j'ai l'impression que tu vas en avoir besoin plus tôt que tu le crois."
Sur ces mots mystérieux, elle disparut par où elle était venue, me laissant seul avec ma pomme à moitié mangée et plus de questions que de réponses.
Sera... Ce nom me disait quelque chose. Mais quoi ?
Je finis ma pomme en réfléchissant. Cette fille savait des choses sur moi. Des choses que moi-même je ne savais pas vraiment. Et elle connaissait Al'.
Al'... Le vieux bonhomme qui me filait parfois de la bouffe et qui m'apprenait à lire dans ses bouquins bizarres, il m’a même caché d’un garde une fois... Celui qui me racontait toutes ces histoires sur les "temps anciens" et les "Architectes mystérieux". Celui qui me regardait parfois comme s'il attendait quelque chose de moi.
De toute façon, je n'avais nulle part où aller. Et j'avais encore faim.
Direction la librairie d'Al'. Au pire, il me filerait un bout de pain et une leçon de lecture sur des textes que personne ne comprenait à part lui.
Au mieux... eh bien, peut-être qu'il pourrait m'expliquer pourquoi une inconnue semblait en savoir plus sur ma vie que moi.
En marchant vers sa boutique, je repensais à cette sensation bizarre que j'avais parfois. Comme si quelqu'un d'autre était dans ma tête. Des images qui venaient de nulle part, d'un homme en uniforme qui se battait pour protéger des gens. Des trucs qui ressemblaient un peu aux légendes d'Al', mais en plus... personnel.
C'est rien que des rêves bizarres, me dis-je. Le cerveau qui invente des conneries.
Mais au fond de moi, j'avais comme l'impression que c'était plus compliqué que ça. Si j'avais su que voler ce fruit allait déclencher une série d'événements qui bouleverseraient l'équilibre de notre monde... Eh bien, j'aurais probablement volé la pomme quand même.
J'ai toujours eu des priorités discutables.
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