Chapitre 3: "SIGNAUX D'ALARME"
Les trois jours qui suivirent la rencontre avec Tobin furent marqués par une étrange tension dans l'air d'Aethera. Kaï ne savait pas s'il imaginait les choses, mais il lui semblait que les ombres duraient plus longtemps, que les superstitions murmurées dans les marchés se faisaient plus pressantes, et que même les cristaux énergétiques des lampadaires publics vacillaient de manière inhabituelle quand la nuit tombait.
Il avait passé la matinée chez Aldrich, plongé dans l'étude des textes anciens que le vieil homme avait commencé à lui montrer. Ces manuscrits étaient différents de tout ce qu'il avait lu auparavant - non seulement par leur âge vénérable, mais par la façon dont certains passages semblaient résonner dans sa tête, comme si les mots éveillaient des échos de souvenirs qu'il n'avait jamais eus.
"Tu progresses remarquablement," avait observé Aldrich en le regardant déchiffrer un texte particulièrement complexe. "Ces symboles datent de l'époque d'avant la Grande Division. Peu de gens aujourd'hui peuvent les comprendre, même avec des années d'étude."
Le passage que Kaï lisait parlait d'événements anciens, de phénomènes rares qui hantaient les périphéries de la civilisation. Il y était question de "choses qui guettent dans l'ombre", d'incidents sporadiques qui frappaient les plus vulnérables, et de règles de protection transmises par les générations.
"Des prédateurs rôdent parfois," lut-il à voix haute, "dans les lieux où la lumière ne pénètre jamais complètement. Ils ne chassent que rarement, mais quand ils le font, ils choisissent les plus faibles, ceux dont l'énergie stagne et pourrit. Les sages ont appris que l'activité et la vigueur repoussent ces rares attaques..."
Aldrich hocha gravement la tête. "Ce texte décrit des phénomènes que nos ancêtres comprenaient mieux que nous. Des règles de survie qui se sont transformées en superstitions."
"Mais qui étaient ces prédateurs ?" demanda Kaï, frustré par les références vagues.
"Des vestiges d'une époque plus sombre. Des créatures qui existaient avant que notre civilisation ne trouve sa forme actuelle." Le vieil homme referma le livre doucement. "Elles ne dominent plus le monde - elles n'en ont jamais eu la capacité. Mais elles persistent, dormantes la plupart du temps, émergeant parfois pour... se nourrir de ce qu'elles trouvent de plus vulnérable."
"Et l'organisation de notre société en niveaux, ce n’est pas de leur faute ?"
"Non, pas exactement. Elle vient de raisons parfaitement humaines : La recherche de ressources, l'exploration des technologies anciennes, la quête du pouvoir. Mais les systèmes de protection magique par niveau... ceux-là ont une fonction plus ancienne. Ils maintiennent certaines choses à distance."
L'après-midi, Kaï retourna vers l'aqueduc pour prendre des nouvelles de Niko et des autres. Il avait promis à Tobin de lui faire rencontrer Sera, et cette dernière devait passer dans l'une des cachettes qu'elle utilisait comme point de rendez-vous.
Il trouva Niko en bien meilleure forme qu'il ne l'espérait. Le garçon était assis près de l'entrée du tunnel, surveillant les alentours tout en grignotant une pomme qu'il avait manifestement "acquise" dans l'un des marchés voisins.
"Salut, Kaï," dit Niko en lui faisant signe d'approcher discrètement. "Tu tombes bien. Il s'est passé quelque chose de bizarre ce matin."
"Quoi encore ?" demanda Kaï, immédiatement en alerte.
"Pas ici. Allons dans le tunnel principal." Niko jeta un coup d'œil prudent vers la ruelle adjacente. "Je préfère ne pas parler de ça à découvert."
Une fois dans la sécurité relative de l'aqueduc, Niko se tourna vers lui avec une expression mélangée d'excitation et d'inquiétude.
"Ce matin, très tôt, j'ai eu l'impression d'être observé. Mais pas par des humains." Il frissonna légèrement. "Tu sais comment on sent parfois un regard sur soi ? C'était ça, mais... différent. Comme si quelque chose d'autre me regardait."
Kaï sentit un frisson d'alarme. "Tu as vu quelque chose ?"
"Pas exactement. Mais j'ai senti une présence. Et puis..." Niko hésita. "Tu te souviens que depuis ma dernière crise, je perçois mieux les flux d'énergie ? Eh bien, cette chose... elle avait une signature énergétique que je n'avais jamais ressentie. Comme si elle était... vide d'une certaine façon. Mais pas morte."
Les deux garçons restèrent silencieux un moment, digérant l'implication de ces mots. Puis Kaï demanda : "Elle a fait quelque chose ?"
"Non. Dès que tu t'es approché du quartier, la sensation a disparu. Comme si..." Niko le regarda intensément. "Comme si ta seule présence l'avait fait fuir."
Avant que Kaï puisse répondre, des pas résonnèrent à l'entrée du tunnel. Les deux garçons se tendirent, mais se détendirent en reconnaissant la silhouette de Tobin qui descendait prudemment, son sac de cuir à la main, ses machines loufoques en débordant avec ses multiples parchemins.
"Désolé d'être en retard," dit Tobin en les rejoignant. "J'ai dû attendre que les patrouilles de Runners passent. Ils semblent plus actifs que d'habitude dans ce secteur."
"Ils te cherchent ?" demanda Kaï.
"Pas spécifiquement, mais disons que ma nouvelle situation précaire fait que je préfère éviter les questions officielles." Tobin sortit son carnet habituel. "J'ai apporté mes dernières notes sur les anciennes observations de Nexton. Et vous ? Du nouveau ?"
Niko raconta son impression matinale, et Kaï vit les yeux de Tobin s'écarquiller progressivement. L'ancien apprenti prenait des notes furieuses, posant des questions précises sur chaque détail.
"Une signature énergétique 'vide'," répéta Tobin pensivement. "C'est cohérent avec certaines notes de Nexton. Il avait documenté quelques cas... très rares... de disparitions qui suivaient toujours le même pattern."
"Quel pattern ?" demanda Niko.
Tobin hésita, puis ouvrit son sac pour en sortir un manuscrit qu'il avait manifestement copié à la main. "Nexton collectait des données sur des incidents isolés. Jamais plus d'un ou deux par an dans toute la ville. Toujours des personnes affaiblies, malades, isolées. Et toujours dans les zones les plus sombres."
Il leur montra une carte soigneusement annotée. "Regardez. Sur dix ans, seulement quatorze cas documentés. Mais ils suivent tous les mêmes règles : nuit, solitude, faiblesse due à la maladie."
"Et les autorités ?" demanda Kaï.
"Attribuent tout à la criminalité ordinaire. Après tout, quatorze disparitions sur des centaines de milliers d'habitants..." Tobin referma son carnet. "Statistiquement négligeable. Sauf pour ceux qui comprennent le pattern."
Il s'arrêta net, regardant par-dessus l'épaule de Kaï vers l'entrée du tunnel.
"Qu'est-ce qu'il y a ?" demanda Kaï, se retournant.
Une silhouette se découpait dans l'ouverture - mais cette fois, ce n'était pas une créature mystérieuse. C'était Sera, et son expression était plus sombre que jamais.
"Il faut qu'on parle," dit-elle sans préambule en descendant vers eux. "Maintenant. Et il faut qu'on parte d'ici."
"Pourquoi ?" demanda Kaï, mais il connaissait déjà la réponse au ton urgent de sa voix.
"Parce que vous n'êtes pas les seuls à vous intéresser aux enfants de cette cachette," répondit Sera. "Mes contacts ont repéré des mouvements suspects dans tout le secteur. Des gens qui posent des questions sur un garçon aux capacités... inhabituelles."
Elle jeta un coup d'œil vers Tobin. "Et toi, tu dois être l'ancien apprenti de Steelwind. En voyant ces parchemins et tes machines bizarres dans ton sac, la question ne se pose même pas! J'ai entendu parler de toi aussi. Il semblerait que vous attirez l'attention de plusieurs groupes qui préféreraient rester dans l'ombre."
"Quels groupes ?" demanda Tobin.
"C'est ça le problème. Mes sources parlent d'au moins deux factions distinctes qui s'intéressent à vous. Les Runners officiels d'un côté - probablement pour vos capacités, Kaï. Et autre chose de l'autre côté..."
Elle s'approcha d'eux, baissant la voix. "Mes informateurs dans les quartiers les plus pauvres parlent de disparitions qui suivent maintenant un pattern différent. Plus fréquent. Plus... ciblé."
Le silence qui suivit fut lourd d'implications terrifiantes. Puis Tobin demanda d'une voix blanche : "Tu penses qu'ils viennent pour nous ?"
"Je pense que votre activité récente a réveillé des choses qui dormaient," répondit Sera prudemment. "Et que rester ici serait une très mauvaise idée."
Niko se redressa soudain, l'air paniqué. "Je la sens encore. Cette présence. Elle est... plus proche qu'avant."
"On part. Maintenant," dit Sera avec autorité.
Alors qu'ils rassemblaient leurs affaires et préparaient leur départ de l'aqueduc, Kaï ne put s'empêcher de jeter un dernier regard vers les tunnels qui avaient abrité tant d'enfants perdus. Il avait l'impression de fermer un chapitre de sa vie, mais il ne savait pas encore vers quoi il se dirigeait.
Dans l'ombre de l'entrée, quelque chose bougea brièvement - une présence qui semblait les observer partir. Mais cette fois, Kaï eut l'étrange impression que ce n'était pas une menace qui les guettait, mais plutôt quelque chose qui s'assurait qu'ils partaient en sécurité.
Comme si même les créatures qui chassaient dans l'ombre préféraient les voir disparaître plutôt que de tomber entre d'autres mains.
"Kaï," murmura Niko alors qu'ils remontaient vers la surface, "je la sens encore. Elle nous suit, mais... à distance. Comme si elle nous escortait."
"Ca nous protège ou nous traque ?" demanda Sera, la main déjà sur un poignard dissimulé.
"Je... je ne sais pas," admit Niko. "Mais elle n'a pas l'air hostile. Plutôt... curieuse. Et inquiète."
Tobin referma brusquement son carnet. "Les dernières notes de Nexton mentionnent des comportements atypiques. Parfois, ces... manifestations semblaient éviter certaines zones, certaines personnes."
"Tu veux dire qu'elle pourrait nous aider ?" demanda Kaï, incrédule.
"Je veux dire," répondit Tobin prudemment, "que dans un monde où plusieurs groupes nous chassent, peut-être que comprendre toutes les forces en présence pourrait nous donner un avantage."
Sera les regarda tous les trois avec une expression mélangée d'admiration et d'exaspération. "Vous savez quoi ? Pour des gamins qui découvrent que leur monde cache des secrets dangereux, vous vous adaptez remarquablement vite."
"C'est parce qu'on n'a pas le choix," répondit Kaï simplement.
Et alors qu'ils disparaissaient dans les ruelles sinueuses d'Aethera, suivis par une présence mystérieuse et poursuivis par des forces qu'ils ne comprenaient pas encore, Kaï réalisa que sa vie d'enfant des rues touchait définitivement à sa fin.
Ce qui l'attendait serait bien plus dangereux. Mais peut-être aussi bien plus important.
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