Chapitre 3: "Les signes anciens"

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Trois semaines après l'arrivée de Tobin dans notre petit cercle, j'aurais dû remarquer que quelque chose changeait dans l'atmosphère d'Aethera. Les cristaux des lampadaires vacillaient plus souvent à la tombée de la nuit, les marchands fermaient leurs étals plus tôt, et même les chats errants semblaient éviter certaines ruelles qu'ils fréquentaient habituellement.

Mais à quinze ans, on remarque surtout ce qui nous concerne directement. Et ce qui me concernait, c'était cette sensation grandissante que je comprenais des choses que je n'avais jamais apprises.

"Regarde ce passage", me dit Al' ce matin-là, posant devant moi un manuscrit particulièrement ancien. "Je veux voir si tu arrives à le déchiffrer."

Le texte était écrit dans une langue que je n'avais encore jamais étudiée, avec des symboles qui semblaient danser légèrement sur le parchemin jauni. Pourtant, en fixant les caractères, ils commencèrent à prendre sens dans ma tête, comme si quelqu'un traduisait en temps réel.

"Dans les temps d'avant la Grande Division", lus-je lentement, "quand les équilibres furent brisés, des prédateurs émergèrent des ombres profondes. Ces chasseurs ne frappent que rarement, mais leurs proies sont toujours les mêmes : ceux dont l'énergie stagne et pourrit, ceux que la maladie affaiblit, ceux qui restent seuls dans l'obscurité."

Je levai les yeux vers Al', troublé. "Qu'est-ce que ça décrit exactement ?"

"Continue", dit-il simplement.

"Les sages anciens apprirent à reconnaître leurs signes : mouvements trop fluides, yeux qui reflètent la lumière comme ceux des bêtes, présence qui glace l'âme des malades. Mais ils découvrirent aussi que certains êtres repoussaient naturellement ces prédateurs, comme si leur essence même était toxique pour ces chasseurs d'ombres."

Sur le moment, j'ai trouvé fascinant de déchiffrer ces symboles anciens. Je ne réalisais pas que je lisais littéralement mon propre mode d'emploi.

"Al'", dis-je en refermant le manuscrit, "ces prédateurs... ils existent encore ? Et tu penses que c'est moi ?"

Le vieil homme enleva ses lunettes et les nettoya méthodiquement.

"Que crois-tu, Kaï ? Pourquoi penses-tu que les gens répètent toujours les mêmes règles : ne pas sortir seul quand on est malade, éviter les ruelles sombres si on a de la fièvre, toujours rester en groupe la nuit ? Et non, je pense plutôt que tu es l'essence toxique de ce passage…"

"Des... superstitions ?"

"Depuis quand les superstitions empêchent-elles les gens de mourir ?" Il remit ses lunettes avec un sourire triste. "Non, mon garçon. Ces règles existent parce qu'elles sauvent des vies. Même si la plupart des gens ont oublié pourquoi."

Cette révélation me suivit tout l'après-midi. Niko n'était pas venu nous voir ce jour-là, certainement trop fatigué pour se déplacer jusqu'à la librairie. Avec Tobin, on décida donc de se rendre dans sa cachette proche de l'aqueduc pour le trouver. J'avais la tête pleine de questions que je ne savais pas comment formuler.

"Tu as l'air préoccupé", remarqua Niko, installé sur sa couverture habituelle, tremblant. Sa condition s'était stabilisée ces dernières semaines grâce à nos séances quotidiennes, mais il restait pâle et fragile et avait des rechutes de temps en temps.

"Al' m'a montré des textes bizarres ce matin. Des trucs sur des... prédateurs anciens."

Tobin leva la tête de son carnet où il griffonnait des équations.

"Quel genre de prédateurs ?"

Je leur racontai ma lecture du matin, en omettant volontairement certains détails qui me mettaient mal à l'aise. Mais même cette version édulcorée suffit à créer un silence pesant.

"Tu sais", dit finalement Niko d'une voix hésitante, "depuis que tu m'aides avec ma Fièvre, je deviens... différent. Plus sensible à plein de choses."

"Comment ça, différent ?" demanda Tobin, levant les yeux de ses calculs.

"Mes perceptions s'aiguisent. Je peux sentir l'énergie des gens avant qu'ils arrivent, deviner leur humeur, parfois même leurs intentions." Niko se redressa légèrement. "C'est comme si la maladie, en me rendant plus fragile, m'avait aussi rendu plus... réceptif ?"

"C'est fascinant", murmura Tobin en griffonnant des notes. "Une hypersensibilité énergétique développée en réaction à la Fièvre Magique..."

"Le truc bizarre", continua Niko, "c'est que je sens des choses même quand vous n'êtes pas là. L'énergie qui circule dans les tunnels, les cristaux des lampadaires qui vacillent, les humeurs des autres gamins qui traînent dans le secteur..."

Il s'arrêta, semblant hésiter.

"Quoi d'autre ?" l'encourageai-je.

"Des présences que je n'arrive pas à identifier. Pas humaines, mais pas non plus comme les animaux. Quelque chose... d'autre."

Tobin et moi échangeâmes un regard. Après ce que j'avais lu le matin, cette révélation prenait une dimension particulière.

"Tu peux les localiser ?" demanda Tobin.

"Vaguement. Elles bougent beaucoup, et elles semblent... curieuses ? Comme si elles observaient sans vraiment comprendre ce qu'elles voient."

Je regardai Niko avec attention. Sa sensibilité grandissante était fascinante, mais aussi inquiétante.

"Tu as peur de ces... présences ?" demandai-je.

"Pas vraiment", dit-il après réflexion. "C'est bizarre, mais quand tu es avec nous, je ne sens pas de menace. C'est comme si ta présence les... dissuadait ? Comme si elles gardaient leurs distances."

Cette phrase me serra le cœur. La confiance absolue dans sa voix, cette façon qu'il avait de me regarder comme si j'étais son bouclier personnel... Je ne réalisais pas encore à quel point cette dépendance deviendrait problématique.

"Mais qu'est-ce qui se passe quand tu n'es pas là ?" continua Niko, et pour la première fois, j'entendis une pointe d'anxiété dans sa voix. "Je veux dire... je ne peux pas passer ma vie collé à toi, si ?"

"Bien sûr que non", dis-je rapidement. "On va trouver une solution plus permanente. Tobin travaille sur des dispositifs, Al' cherche dans ses livres..."

"Oui, mais en attendant..." Niko laissa sa phrase en suspens, mais le message était clair.

En attendant, il se sentait vulnérable sans moi.

Tobin, qui avait continué à griffonner pendant notre conversation, leva soudain la tête.

"J'ai une idée", dit-il. "Et si on essayait de reproduire l'effet de Kaï ? Pas pour guérir définitivement ta Fièvre, mais au moins pour te donner un peu d'autonomie ?"

"Comment ça ?" demandai-je, intrigué.

"Eh bien, j'ai analysé les fluctuations énergétiques quand tu aides Niko. Il y a un pattern très spécifique dans la façon dont tu absorbes et redistribues l'énergie." Il nous montra ses graphiques. "Si j'arrivais à créer un dispositif qui simule ce pattern..."

"Tu pourrais me donner un peu de l'effet de Kaï même quand il n'est pas là ?" Niko s'était redressé, ses yeux brillant d'espoir.

"Théoriquement, oui. Ça ne serait pas aussi efficace que la présence directe de Kaï, mais ça pourrait te soulager pendant quelques heures."

L'excitation de Niko était palpable. Pour la première fois depuis des semaines, il entrevoyait une solution qui ne dépendait pas entièrement de moi.

"Tu pourrais vraiment faire ça ?" demanda-t-il.

"Je peux essayer. Il me faudrait quelques cristaux spéciaux, et surtout..." Tobin me regarda. "Il faudrait que tu m'aides à comprendre exactement ce que tu fais quand tu soignes Niko. Pas juste le résultat, mais le processus."

"D'accord", acceptai-je immédiatement. L'idée de donner un peu d'indépendance à Niko me soulageait d'un poids que je n'avais pas réalisé porter.

"On peut commencer maintenant ?" demanda Niko avec impatience.

Tobin rit. "D'abord, il faut que je comprenne la théorie. Ensuite, il faut que je trouve les composants. Ça va prendre du temps."

"Combien de temps ?"

"Quelques semaines ? Un mois peut-être ?"

Je vis l'expression de Niko changer subtilement. L'espoir était toujours là, mais tempéré par la réalité qu'il devrait encore attendre. Encore dépendre de moi.

"En attendant", dis-je rapidement, "on continue comme maintenant. Et on demande à Al' s'il n'a pas d'autres pistes dans ses livres."

Niko hocha la tête, mais je voyais bien que la frustration couvait sous sa gratitude. Il voulait être autonome, et je ne pouvais pas lui en vouloir.

"Au fait", dit Tobin en rangeant ses notes, "il faudrait qu'on parle à Al' de tes nouvelles sensibilités, Niko. S'il y a vraiment des... présences inhabituelles dans le secteur, ça pourrait être important."

"Tu penses qu'il va nous croire ?" demanda Niko.

"Après ce qu'il m'a montré ce matin ? Je pense qu'il en sait beaucoup plus qu'il ne nous en dit", répondis-je.

Nous avons rangé nos affaires et nous nous sommes dirigés vers la librairie. En chemin, je remarquai que Niko restait plus près de moi que d'habitude, et que ses yeux scrutaient constamment les ombres autour de nous.

Sa sensibilité grandissante le rendait plus conscient de ce qui l'entourait, mais aussi plus anxieux. Et cette anxiété le rendait encore plus dépendant de ma présence rassurante.

Un cercle vicieux commençait à se former, et je n'en avais pas encore pris la mesure.

Quand nous arrivâmes chez Al', nous le trouvâmes en train de ranger des livres anciens avec un air préoccupé.

"Ah, vous voilà", dit-il en nous voyant. "J'espère que votre après-midi a été productif ?"

"Très", répondit Tobin. "Niko a développé des capacités sensorielles intéressantes. Et j'ai quelques idées pour aider sa condition."

"Vraiment ?" Al' se tourna vers Niko avec attention. "Raconte-moi ça."

Niko expliqua ses nouvelles perceptions, hésitant parfois sur les détails les plus étranges. Al' l'écouta sans l'interrompre, hochant la tête de temps en temps.

"Fascinant", dit-il finalement. "Cette hypersensibilité... c'est un effet secondaire rare de la Fièvre Magique prolongée. Très rare."

"C'est dangereux ?" s'inquiéta Niko.

"Au contraire. C'est plutôt un signe que ton corps s'adapte à l'énergie magique au lieu de simplement la subir." Al' sourit. "Tu pourrais développer des capacités vraiment utiles."

"Quel genre de capacités ?"

"Détection d'objets magiques, lecture d'empreintes énergétiques, peut-être même prévoir les mouvements d'une personne en fonction de ses flux dans son corps qui sait ?" Al' se dirigea vers ses étagères. "J'ai quelques exercices qui pourraient t'aider à développer ces dons de manière contrôlée."

Pour la première fois depuis longtemps, Niko sourit vraiment. L'idée d'avoir ses propres capacités, quelque chose qui lui appartiendrait en propre, illuminait son visage.

"Tu veux dire que je pourrais être... utile ? Pas juste quelqu'un qu'on soigne ?"

"Mon garçon", dit Al' gentiment, "tu as toujours été utile. Mais oui, tu pourrais développer tes propres talents, qui compléteront parfaitement les capacités de Kaï et l'ingéniosité de Tobin. J'en serais très heureux."

Je vis Niko se redresser, sa posture changeant subtilement. Pour la première fois depuis notre rencontre, il ne se percevait plus uniquement comme le malade du groupe.

"Quand est-ce qu'on peut commencer ?" demanda-t-il avec impatience.

Al' rit. "Dès demain, si tu veux. Mais d'abord, laisse-moi te montrer quelque chose."

Il sortit un petit cristal d'une forme inhabituelle.

"Peux-tu me dire ce que tu ressens en sa présence ?"

Niko ferma les yeux et se concentra.

"Il est... vieux. Très vieux. Et il a été touché par quelque chose de puissant." Il rouvrit les yeux, surpris. "Comment je peux savoir ça ?"

"Parce que tu développes un don authentique", répondit Al' avec satisfaction. "Ce cristal a plus de mille ans et a été exposé à l'énergie d'un Orbe Majeur."

Tobin nota furieusement dans son carnet.

"Si Niko peut détecter l'âge et l'histoire énergétique des objets..."

"Il pourrait nous aider à comprendre les artefacts anciens", termina Al'. "Exactement."

Nous avons passé le reste de la soirée à explorer les nouvelles capacités de Niko avec différents objets de la collection d'Al'. À chaque succès, je voyais la confiance de Niko grandir.

Il n'était plus seulement le malade que nous aidions. Il devenait un membre à part entière de notre équipe.

Et moi, pour la première fois, je me sentais moins seul avec le poids de mes propres capacités mystérieuses.

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