Chapitre 4: "APPLICATION PRATIQUE"

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Le refuge temporaire que Sera avait trouvé n'était pas exactement ce qu'on pourrait appeler confortable. Situé dans les combles d'un entrepôt abandonné du huitième cercle, accessible seulement par une échelle de corde dissimulée derrière une pile de caisses, l'espace était exigu, poussiéreux, et empestait le renfermé. Mais il avait l'avantage d'être invisible depuis la rue et suffisamment isolé pour qu'ils puissent parler sans risquer d'être entendus.

"Ce n'est que temporaire," avait précisé Sera en les guidant vers leur nouveau repaire. "Mes contacts me disent que l'activité des patrouilles s'est intensifiée dans tout le secteur des tunnels. Ils cherchent quelque chose. Ou quelqu'un."

Trois jours s'étaient écoulés depuis leur fuite de l'aqueduc, et Kaï commençait à ressentir le contrecoup de cette existence clandestine. Non pas qu'il ne soit habitué à se cacher - les enfants des rues développent rapidement cette compétence - mais cette fois-ci, il y avait une urgence différente dans l'air. Une sensation que le temps leur manquait.

Il était assis en tailleur sur une couverture étalée au sol, entouré des manuscrits que Tobin avait réussi à sauver de ses recherches, ainsi que des notes qu'il avait prises lors de ses dernières leçons avec Aldrich. Les textes anciens étaient étalés devant lui comme les pièces d'un puzzle complexe, et il tentait de faire des connexions entre les diagrammes énergétiques et ce qu'il observait chez les autres enfants.

"Regarde ça," dit-il à Tobin en pointant un schéma particulièrement détaillé. "Les Architectes décrivent le système énergétique humain comme ayant des 'points de libération naturelle'. Des endroits où l'énergie accumulée devrait normalement s'évacuer d'elle-même."

Tobin se pencha par-dessus son épaule, ajustant ses lunettes improvisées - des verres de lecture qu'il avait "empruntés" dans un marché aux objets trouvés. "Les temples, les paumes, la base de la nuque," lut-il. "Ces points correspondent aux zones où les malades de la Fièvre développent les marques les plus visibles."

"Exactement. Mais si le système originel permettait une évacuation naturelle, pourquoi est-ce que maintenant l'énergie s'accumule au point de rendre les gens malades ?"

Niko, qui était recroquevillé dans un coin en train de grignoter un morceau de pain rassis, leva la tête avec intérêt. "Peut-être que quelque chose a cassé le système ?"

"Ou quelqu'un," murmura Sera depuis son poste d'observation près de la lucarne qui donnait sur la rue. "Mes informateurs parlent de plus en plus de cas étranges. Des gens qui développent des capacités inhabituelles pendant leurs crises. D'autres qui guérissent spontanément. Et quelques-uns qui..."

Elle s'interrompit, semblant hésiter à continuer.

"Qui quoi ?" insista Kaï.

"Qui disparaissent. Mais pas comme les autres disparitions dont on a parlé. Ceux-là, on les retrouve parfois. Vidés. Comme si quelque chose s'était nourri de leur énergie vitale."

Un silence lourd s'installa dans le grenier. Puis Tobin reprit d'une voix tendue : "Les dernières notes de Nexton mentionnaient une théorie. Il pensait que la Fièvre Magique n'était pas vraiment une maladie."

"Comment ça ?" demanda Niko.

"Il pensait que c'était un... effet secondaire. Le résultat d'un système qui a été détourné de sa fonction originelle." Tobin sortit un carnet différent de son sac, plus ancien et couvert de l'écriture serrée de son mentor. "Regardez ça."

Il leur montra une page couverte de diagrammes et de calculs. "Nexton avait calculé la quantité d'énergie magique présente dans une crise de Fièvre typique. Et il avait découvert quelque chose d'étrange : cette énergie ne disparaît pas quand les gens meurent de la maladie. Elle va quelque part."

Kaï sentit un frisson désagréable lui parcourir l'échine. "Tu veux dire que quelque chose se nourrit de la souffrance des malades ?"

"C'est ce que Nexton commençait à soupçonner. Et c'est peut-être pour ça qu'il a disparu."

Sera se détourna de la fenêtre, son expression plus sombre que jamais. "Si c'est vrai, alors chaque fois que Kaï aide quelqu'un à guider son énergie..."

"Je prive quelque chose de sa nourriture," compléta Kaï, comprenant soudain l'implication.

"Ce qui expliquerait pourquoi votre activité récente a attiré autant d'attention," dit une voix calme depuis l'entrée du grenier.

Tous les quatre sursautèrent et se tournèrent vers la source de la voix. Une silhouette était perchée sur le rebord de la lucarne - comment elle était arrivée là sans qu'aucun d'eux ne la remarque était un mystère complet.

Ce n'était manifestement pas humain.

La créature avait une forme vaguement humanoïde, mais ses proportions étaient... décalées. Trop élancée, avec des membres légèrement trop longs et des articulations qui semblaient fléchir dans des directions impossibles. Sa peau avait une teinte grisâtre et semblait absorber la lumière plutôt que la refléter. Mais ce qui frappait le plus, c'étaient ses yeux : deux orbes d'un bleu profond qui semblaient contenir une intelligence ancienne et mélancolique.

"Ne bougez pas," murmura la créature, levant une main aux doigts trop longs. "Je ne vous veux aucun mal. Au contraire."

Sera avait déjà la main sur son couteau, mais quelque chose dans le ton de la créature l'empêcha de le dégainer complètement. Tobin était figé, son carnet serré contre sa poitrine, tandis que Niko tremblait légèrement - mais pas de peur, réalisa Kaï. De fascination.

"Je la sens," murmura Niko. "Son énergie... elle est différente. Comme si elle était à la fois vide et pleine. Ancienne."

La créature tourna ses yeux étranges vers Niko. "Tu as développé la Perception. Intéressant. Cela arrive parfois à ceux qui survivent aux crises les plus sévères."

"Qu'est-ce que vous êtes ?" demanda Kaï, surpris par sa propre audace.

"Nous sommes ce qui reste," répondit la créature énigmatiquement. "Ce qui a survécu à la Grande Division. Et toi..." Ses yeux se fixèrent sur Kaï avec une intensité troublante. "Tu es celui qui repousse la Stagnation."

"La Stagnation ?"

"L'énergie qui pourrit. Qui s'accumule et se corrompt. Ton essence la purifie, la remet en mouvement." La créature inclina la tête, un geste presque respectueux. "C'est pour cela que nous t'observons. Et que nous protégeons."

"Vous nous protégez ?" répéta Sera, incrédule.

"Les Chasseurs de Stagnation ne sont pas les seuls à avoir remarqué vos activités. Il y a d'autres forces en mouvement. Des humains qui cherchent à capturer et exploiter ce don." La créature jeta un coup d'œil vers la lucarne. "Ils arrivent. Pas immédiatement, mais bientôt."

Tobin retrouva enfin sa voix. "Mon mentor... Nexton Steelwind. Vous savez ce qui lui est arrivé ?"

L'expression de la créature - si on pouvait appeler ça une expression - devint plus sombre. "Il avait découvert des vérités dangereuses. Il a été... retiré. Par ceux qui préfèrent maintenir l'ignorance."

"Il est mort ?" La voix de Tobin se brisa légèrement.

"Pas mort. Mais plus vraiment vivant. Il y a des destins pires que la mort, jeune apprenti."

Un silence glacial s'abattit sur le grenier. Puis Kaï demanda : "Pourquoi nous dire tout ça ? Pourquoi nous aider ?"

La créature le regarda longuement avant de répondre. "Parce que nous avons commis des erreurs par le passé. Parce que la faim peut corrompre même les plus nobles intentions. Et parce que..." Elle hésita, comme si les mots lui coûtaient. "Parce que certains d'entre nous espèrent encore que l'équilibre peut être restauré."

"L'équilibre ?"

"Entre ce qui prend et ce qui donne. Entre la stagnation et le flux. Entre la faim et la satiété." La créature commença à reculer vers la lucarne. "Tu es la clé de cet équilibre, enfant-qui-repousse-la-stagnation. Mais tu ne peux pas l'accomplir seul."

"Attendez !" s'écria Kaï. "Comment on peut vous retrouver ? Comment on peut vous faire confiance ?"

"La confiance se gagne par les actes, pas par les mots," répondit la créature. "Et quant à nous retrouver..." Un sourire étrange - presque nostalgique - apparut sur ses traits inhumains. "Nous ne sommes jamais très loin. Surtout dans les endroits où la lumière peine à percer."

Elle fit un geste vers Niko. "Celui-ci nous sentira si nous approchons. Et toi..." Ses yeux se fixèrent de nouveau sur Kaï. "Tu apprendras à sentir quand nous sommes nécessaires."

"Une dernière chose," dit Sera avant que la créature ne disparaisse complètement. "Ces Chasseurs de Stagnation dont vous parlez... c'est vous ?"

La créature s'immobilisa. "Nous étions. Certains d'entre nous le sont encore. Mais d'autres ont choisi un chemin différent." Elle les regarda tous les quatre. "Le choix de devenir prédateur ou protecteur... c'est le même dilemme que vous affronterez bientôt."

Sur ces mots énigmatiques, elle disparut dans la nuit, ne laissant derrière elle qu'une légère odeur d'ozone et le sentiment troublant qu'ils venaient de franchir un seuil dans un monde bien plus complexe qu'ils ne l'avaient imaginé.

Pendant plusieurs minutes, aucun d'eux ne parla. Puis Tobin brisa le silence d'une voix tremblante : "Est-ce qu'on vient vraiment d'avoir une conversation avec... avec ça ?"

"Ça avait l'air réel," murmura Niko. "Et son énergie... elle était si complexe. Comme si plusieurs signatures différentes coexistaient en elle."

Sera s'était remise à observer par la lucarne, mais Kaï pouvait voir à sa posture tendue qu'elle réfléchissait intensément. "La question," dit-elle finalement, "c'est : est-ce qu'on peut lui faire confiance ?"

"Est-ce qu'on a le choix ?" répondit Kaï. "Elle - ou il, ou quoi que ce soit - semble en savoir beaucoup plus que nous sur ce qui se passe. Et si ces 'autres forces' qu'elle a mentionnées arrivent vraiment..."

"On a besoin d'alliés," compléta Tobin. "Même étranges."

Niko se redressa soudain, l'air alarmé. "Je sens quelque chose d'autre. Des humains cette fois. Plusieurs. Ils... ils montent vers ici."

Sera jura entre ses dents. "On dirait que notre visiteur nocturne avait raison sur le timing."

En quelques minutes, ils rassemblèrent leurs affaires essentielles et se préparèrent à une nouvelle fuite. Mais alors qu'ils se dirigeaient vers l'échelle de corde, Kaï ne put s'empêcher de jeter un dernier regard vers la lucarne où la créature était apparue.

Pour la première fois depuis longtemps, il avait l'impression que les réponses qu'il cherchait depuis toujours commençaient enfin à prendre forme. Même si ces réponses étaient plus étranges et plus dangereuses qu'il ne l'avait jamais imaginé.

"Kaï," murmura Niko alors qu'ils commençaient leur descente, "je peux encore la sentir. Elle nous suit, à distance."

"Tu penses qu'elle nous protège vraiment ?"

"Je pense," répondit Niko avec une maturité surprenante pour son âge, "qu'elle essaie de se racheter pour quelque chose. Et que ça nous rend peut-être plus précieux vivants que morts."

Le lendemain matin, dans un nouveau refuge temporaire - une cave sous une boulangerie abandonnée que Sera avait dénichée - Kaï se concentrait sur ce qu'il pouvait contrôler : aider Niko à gérer sa condition.

"L'énergie doit circuler, jamais stagner," répétait Tobin en ajustant un dispositif improvisé qu'il avait assemblé avec des fragments de cristaux et des fils métalliques récupérés. "C'est la règle de base de mon mentor."

Le petit appareil émettait une lueur douce et pulsée, créant un rythme apaisant qui semblait aider Niko à synchroniser sa respiration avec le flux de son énergie interne. Kaï observait, fasciné par l'ingéniosité de Tobin.

"Comment tu as su comment construire ça ?" demanda-t-il.

"Nexton m'a appris les bases de la canalisation énergétique. Il disait que comprendre le flux, c'était comprendre la vie elle-même. Et c’est un génie des technologies anciennes, de la mécanique, de l’électronique…" Tobin ajusta un dernier fil. "Essaie maintenant, Niko."

Kaï posa ses mains sur les épaules de Niko, comme il l'avait fait tant de fois auparavant, mais cette fois-ci quelque chose était différent. L'appareil de Tobin créait comme un... canal. Au lieu de forcer l'énergie bloquée à circuler par sa seule volonté, Kaï pouvait maintenant la guider le long de chemins que le dispositif rendait visibles.

"C'est... beaucoup plus facile," murmura Kaï, surpris. Les marques lumineuses sous la peau de Niko s'estompaient plus rapidement et de façon plus harmonieuse qu'elles ne l'avaient jamais fait.

"Et regardez," dit Sera depuis son poste d'observation près de l'escalier. "L’ombre dans le coin... elle recule."

Kaï leva les yeux et vit qu'elle avait raison. Les zones les plus sombres de la cave semblaient... moins profondes maintenant. Comme si quelque chose qui s'y tapissait habituellement avait choisi de s'éloigner.

"C'est ta présence," dit une voix familière depuis l'entrée.

Ils se retournèrent pour voir Aldrich descendre prudemment l'escalier, son sac de livres à la main et une expression de soulagement marquée sur le visage.

"Al' !" s'exclama Kaï. "Comment vous avez..."

"Sera m'a envoyé un message. Elle pensait que tu aurais besoin de réponses." Le vieil homme s'approcha, observant la scène avec intérêt. "Et elle avait raison. Ton énergie pure repousse naturellement certains... prédateurs. C'est exactement ce que je vois ici."

Il désigna les coins de la cave où les ombres semblaient anormalement claires. "Ils guettent habituellement dans ce genre d'endroits. Surtout quand des personnes affaiblies s'y abritent. Mais ta présence les met mal à l'aise."

"Pourquoi ?" demanda Niko, qui respirait maintenant beaucoup plus facilement.

Aldrich s'assit lourdement sur une caisse, semblant soudain porter le poids de ses années. "Parce que Kaï est leur antithèse naturelle. Ils se nourrissent de stagnation, d'énergie qui pourrit et se corrompt. Mais l'énergie de Kaï ne stagne jamais. Elle circule constamment, pure et vivante."

Il regarda chacun d'eux tour à tour. "C'est pourquoi maîtriser sa magie, c'est survivre dans ce monde. Les faibles, ceux dont l'énergie stagne, attirent des choses. Mais ceux qui maintiennent un flux énergétique sain, ceux qui l’évacuent..."

"Sont protégés," compléta Tobin, comprenant soudain. "C'est pour ça que les Runners ne tombent jamais malades et qu’ils ne se sentent pas en danger. Pas parce qu'ils sont forts, mais parce qu'ils savent maintenir leur énergie en mouvement."

"Exactement." Aldrich sortit un livre de son sac. "Et c'est pour ça que ce que vous faites ici est si important. Pour chaque personne que Kaï aide à son flux énergétique moins vulnérable. Moins... appétissante pour certaines créatures."

Sera fronça les sourcils. "Mais ça veut dire que..."

"Que notre activité prive effectivement certaines entités de leur source de nourriture habituelle," confirma Aldrich. "Et que certaines d'entre elles pourraient ne pas apprécier."

Un silence pensif s'installa. Puis Niko demanda d'une voix petite : "La créature d'hier soir... elle faisait partie de celles qui... qui se nourrissent ?"

"Probablement. Mais elle semble avoir choisi un chemin différent." Aldrich ouvrit son livre à une page couverte de diagrammes complexes. "Ces créatures ne sont pas intrinsèquement maléfiques, mes enfants. Elles sont... affamées. Et la faim peut pousser n'importe qui à des actes désespérés."

Il leva les yeux vers Kaï. "Mais elle peut aussi pousser à chercher des alternatives. Et vous représentez peut-être... une forme d'espoir."

"Espoir comment ?" demanda Kaï.

"Si l'équilibre énergétique naturel peut être restauré, si les gens apprennent de nouveau à maintenir un flux sain... alors la stagnation se raréfie. Et avec elle, la source de conflit entre ces créatures et l'humanité."

Tobin ajusta son dispositif, créant une pulsation encore plus harmonieuse. "Un monde où personne n'a besoin d'être une proie."

"Ou un prédateur par tentation," ajouta Sera doucement.

Aldrich hocha la tête. "C'est un idéal noble. Mais le chemin pour y arriver sera semé d'embûches. Car il y a des forces - humaines et autres - qui profitent du système actuel."

Alors qu'ils continuaient à travailler ensemble, perfectionnant les techniques de Kaï avec l'aide des dispositifs de Tobin et des connaissances d'Aldrich, aucun d'eux ne remarqua les yeux bleus qui les observaient depuis une fissure dans le mur.

La créature de la veille était revenue, et dans son regard ancien, quelque chose qui ressemblait à de l'espoir commençait à briller.

Peut-être que l'équilibre pouvait effectivement être restauré. Peut-être que la faim n'était pas une fatalité éternelle.

Et peut-être que ces quatre jeunes gens et leur mentor représentaient le début de quelque chose de plus grand qu'eux tous.

Alors qu'ils disparaissaient finalement dans les ruelles sombres d'Aethera, poursuivis par des forces qu'ils ne comprenaient pas encore et escortés par une créature aux motivations ambiguës, Kaï réalisa que son monde venait encore de s'agrandir de façon vertigineuse.

Et quelque part au fond de lui, une voix qu'il ne reconnaissait pas murmurait que ce n'était que le début.

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