CHAPITRE 5 : "LES LIMITES"

7 minutes de lecture

Deux semaines s'étaient écoulées depuis leur rencontre avec la créature aux yeux bleus, et Kaï commençait à ressentir le poids de ses propres limites d'une façon nouvelle et frustrante.

Il était assis dans leur nouveau refuge - le grenier au-dessus de la librairie d’Al - autour de laquelle ils avaient investigués pour dénicher de potentiels observateurs. L’endroit semblait étonnamment sécurisé. Une demi-douzaine d'enfants des rues qu'ils avaient rassemblés au fil des jours étaient présents, pour beaucoup ramenés car vulnérables. Tous souffraient de divers degrés de Fièvre Magique, et tous espéraient que Kaï pourrait les aider comme il avait aidé Niko.

Le problème, c'est que Niko semblait être un cas unique.

"Essaie encore," murmura une fillette d'environ dix ans, Lila, dont les veines lumineuses pulsaient faiblement sous sa peau pâle. "S'il te plaît."

Kaï posa ses mains sur ses épaules, comme il l'avait fait tant de fois auparavant, et tenta de guider son énergie bloquée. Il sentait la stagnation, cette texture visqueuse et malsaine qu'il reconnaissait maintenant, mais son propre flux énergétique semblait incapable de l'entraîner comme il le faisait avec Niko.

"Je ne comprends pas," marmonna-t-il, frustré. "Avec Niko, c'est naturel. L'énergie répond, elle se met en mouvement. Mais avec les autres..."

"Elle résiste," compléta Tobin depuis son coin de travail, où il bricolait un nouveau dispositif. "J'ai observé tes tentatives. Chaque personne a une signature énergétique différente, et seule celle de Niko semble compatible avec la tienne."

Niko, qui se portait beaucoup mieux ces derniers temps grâce aux soins réguliers de Kaï et aux appareils de Tobin, s'approcha de Lila. Il ferma les yeux un moment, concentré.

"C'est étrange," murmura-t-il. "Je peux voir son énergie, la texture de sa stagnation. Elle est... différente de la mienne. Plus dense, plus acide. Comme si elle avait pourri différemment."

"Tu peux vraiment voir l'énergie des gens maintenant ?" demanda Kaï, fasciné.

"Depuis ma dernière crise grave, oui. C'est comme si mes yeux avaient développé une nouvelle façon de percevoir le monde." Niko regarda autour de lui, étudiant chaque enfant présent. "Vos énergies sont toutes uniques. Certaines stagnent par couches, d'autres forment des nœuds, d'autres encore... bouillonnent."

Tobin leva la tête de son travail. "Vous avez des configurations énergétiques complémentaires, tous les deux. C'est pour ça que la technique de Kaï fonctionne spécifiquement avec toi."

"Mais pourquoi ?" demanda Kaï, la frustration évidente dans sa voix. "Si je peux aider Niko, pourquoi pas les autres ?"

"Peut-être," dit une voix depuis l'escalier, "parce que ce n'était jamais censé être ton rôle de tous les sauver."

Sera émergea dans le grenier, suivie d'Aldrich qui portait son éternel sac de livres, venu des niveaux inférieurs. L'expression de la jeune fille était plus sombre que d'habitude, et le vieil homme semblait particulièrement pensif.

"J'ai des nouvelles," annonça Sera sans préambule. "Mes informateurs ne parlent plus seulement de rumeurs maintenant. Les témoignages se multiplient, deviennent plus précis."

Elle s'assit au centre du groupe, et tous se rassemblèrent autour d'elle. "Il y a effectivement des... prédateurs qui s'attaquent aux malades. Mais ce n'est pas chaotique comme on le pensait. Il y a une organisation, des règles, une hiérarchie."

"Quel genre d'organisation ?" demanda Tobin, interrompant son travail.

"Il y a différents groupes. Certains sont... civilisés. Ils respectent un code strict : ils ne touchent qu'aux morts naturelles, jamais aux vivants. D'autres sont plus opportunistes - ils s'attaquent aux faibles et aux isolés, mais évitent les confrontations ouvertes. Et puis il y a ceux qu'on appelle les 'sauvages'..."

Elle frissonna légèrement. "Ceux-là ne respectent aucune règle. Ils tuent pour se nourrir, sans discrimination."

Un silence glacial s'abattit sur le groupe. Puis Aldrich prit la parole, sa voix calme mais lourde de signification.

"Ce que Sera décrit correspond aux textes anciens. Il existe des prédateurs énergétiques qui ont coexisté avec l'humanité depuis... très longtemps."

Il sortit un manuscrit de son sac, l'ouvrant à une page marquée de plusieurs signets. "Les Architectes les mentionnent dans leurs écrits. Des entités qui se nourrissent de stagnation magique, d'énergie corrompue ou en décomposition."

"Vous voulez dire qu'ils sont... naturels ?" demanda Niko, sa voix tremblante.

"Dans un sens, oui. Ils font partie de l'écosystème énergétique de ce monde." Aldrich regarda chacun d'eux avec gravité. "Le système de magie hiérarchique que nous connaissons ? Les restrictions de puissance par niveau ? C'est un système de protection construit pour nous défendre contre eux."

"Comment ça ?" demanda Kaï.

"Plus on maîtrise sa magie, plus on maintient un flux énergétique sain, moins on risque d'être... consommé. Les Runners ne tombent jamais malades non pas par chance, mais parce qu'ils savent instinctivement maintenir leur énergie en mouvement."

Tobin fronça les sourcils. "Mais alors, pourquoi la Fièvre Magique existe-t-elle ? Si c'est si important de maintenir un flux sain..."

"Parce que le système a été détourné," répondit Aldrich sombrement. "Dans les temps anciens, chaque humain naissait avec la capacité naturelle d'évacuer son surplus d'énergie. La Fièvre n'existait pas."

Il tourna une page, révélant un diagramme complexe montrant deux systèmes énergétiques humains côte à côte. "Mais quelque chose - ou quelqu'un - a modifié le système naturel. Maintenant, l'énergie s'accumule au lieu de s'évacuer, créant la stagnation dont se nourrissent ces prédateurs."

"Vous voulez dire que quelqu'un a délibérément rendu l'humanité plus vulnérable ?" La voix de Sera était chargée d'incrédulité et de colère.

"C'est une possibilité. Et cela expliquerait pourquoi Kaï est si unique." Aldrich regarda le garçon avec une intensité nouvelle. "Ton énergie fonctionne selon l'ancien système. Elle ne stagne jamais, circule constamment. Tu es un exemple vivant de ce que nous étions censés être."

"Et c'est pour ça que les prédateurs me fuient," murmura Kaï, comprenant enfin.

"Ton existence même les affaiblit. Ton énergie pure est toxique pour eux, comme un poison dans leur nourriture habituelle."

Sera se redressa soudain. "Mes informateurs ont mentionné autre chose. Il y a eu des... négociations récemment. Entre les groupes organisés et des représentants humains."

"Quoi ?" s'exclamèrent plusieurs voix simultanément.

"Apparemment, certains dirigeants savent pour l'existence de ces créatures. Et ils... coopèrent avec elles."

"Comment ça, coopèrent ?" demanda Tobin, horrifié.

"Les groupes 'civilisés' aident à maintenir l'ordre en éliminant les prédateurs sauvages. En échange, les autorités ferment les yeux sur leur... régime alimentaire limité aux morts naturelles."

Aldrich hocha lentement la tête. "Cela expliquerait beaucoup de choses. La stabilité relative de notre société, malgré l'existence de ces menaces. Un équilibre précaire entre espèces."

"Mais ça veut dire que..." Niko s'interrompit, horrifié par ses propres conclusions.

"Que nos dirigeants nous utilisent comme bétail," termina Sera amèrement. "Les faibles, les malades, ceux qui ne peuvent pas maintenir un flux énergétique sain... ils deviennent de la nourriture tacitement acceptée."

Un silence lourd s'installa. Chacun digérait les implications de cette révélation.

Finalement, Kaï demanda : "La créature qui nous a parlé l'autre soir... elle faisait partie de quel groupe ?"

"D'après sa façon de parler, probablement des 'civilisés'," répondit Aldrich. "Elle semblait... regrettez quelque chose. Chercher une forme de rédemption."

"Et elle nous a dit qu'elle nous protégeait," ajouta Niko.

"Parce que vous représentez un changement potentiel dans l'équilibre," expliqua Aldrich. "Si Kaï peut effectivement aider les gens à maintenir un flux énergétique plus sain, alors la quantité de 'nourriture' disponible diminue."

"Ce qui force ces créatures à soit s'adapter, soit mourir de faim," compléta Tobin.

"Exactement. Et certaines d'entre elles pourraient préférer l'adaptation."

Sera se leva et se dirigea vers la lucarne, observant la rue en contrebas. "Mes contacts me disent aussi que l'activité s'intensifie dans tous les secteurs. Patrouilles renforcées, disparitions plus fréquentes, tensions entre groupes."

"Le calme avant la tempête," murmura Aldrich.

"Qu'est-ce que ça veut dire pour nous ?" demanda Lila d'une petite voix.

Kaï regarda autour de lui - ces enfants qui comptaient sur lui, ses amis qui avaient risqué leur sécurité pour l'aider, ce monde complexe et dangereux qu'il commençait seulement à comprendre.

"Ça veut dire qu'on ne peut pas rester cachés éternellement," dit-il finalement. "Si je ne peux aider que certaines personnes directement, alors il faut qu'on trouve un autre moyen."

"Quoi ?" demanda Tobin.

"Enseigner aux gens comment maintenir leur propre flux énergétique. Réparer le système brisé, au lieu d'essayer de traiter ses symptômes un par un."

Aldrich sourit pour la première fois depuis longtemps. "Maintenant tu commences à penser comme un vrai révolutionnaire."

"Mais ça ne sera pas facile," avertit Sera. "Il y a des forces puissantes qui profitent du système actuel. Humaines et... autres."

"Alors on trouvera des alliés," répondit Kaï avec une détermination nouvelle. "Cette créature nous a dit qu'elle espérait que l'équilibre pouvait être restauré. Elle n'est peut-être pas la seule."

Niko se leva, ses yeux brillant d'une résolution inattendue. "Je peux voir l'énergie maintenant. Peut-être que je peux apprendre à guider les autres, même si ce n'est pas de la même façon que Kaï."

"Et moi, je peux améliorer les dispositifs de canalisation," ajouta Tobin. "Les rendre plus accessibles, plus faciles à utiliser. Dommage qu’on ait pas de cristaux, ça peut aider les enfants comme tu aides Niko avec la fièvre magique cependant…"

"Mon réseau peut répandre l'information, enseigner les techniques de base, mais on ne fait pas dans le vol de ces ressources trop sécurisées…" dit Sera.

Aldrich rangea ses livres avec un sourire satisfait. "On va éviter le vol les enfants oui s’il vous plaît. Quant à moi, je peux fournir des connaissances théoriques. Les vraies connaissances, pas la version édulcorée qu'on enseigne dans les écoles officielles. Je vais également maintenir une activité de façade en bas, dans ma librairie."

Alors qu'ils commençaient à planifier concrètement leur nouvelle mission, aucun d'eux ne remarqua les yeux bleus qui les observaient depuis l'ombre d'un toit voisin.

La créature hocha lentement sa tête inhumaine. L'espoir qu'elle avait ressenti en les observant se renforçait. Ces jeunes gens ne cherchaient pas simplement à survivre ou à fuir - ils voulaient changer le monde.

Et peut-être, juste peut-être, y arriveraient-ils.

Elle disparut dans la nuit, mais pour la première fois depuis des siècles, elle portait en elle quelque chose qu'elle avait cru perdu à jamais : la possibilité d'un avenir différent.

Dans le grenier, alors que les discussions se prolongeaient tard dans la nuit, Kaï sentait quelque chose changer en lui. Non pas ses pouvoirs - ceux-ci restaient les mêmes, avec leurs limites frustrantes - mais sa compréhension de son rôle dans ce monde complexe.

Il n'était pas censé sauver tout le monde individuellement. Il était censé aider l'humanité à se sauver elle-même.

Et pour la première fois depuis longtemps, cette responsabilité ne lui faisait plus peur.

Elle lui donnait de l'espoir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Valentin BOUSSAC ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0