Chapitre 6 : "L'ATTENTION INDÉSIRABLE"
La nuit était tombée sur Aethera depuis deux heures quand les cris éclatèrent.
Kaï était en train de lire dans l'arrière-boutique de la librairie d'Aldrich, tentant de déchiffrer un texte particulièrement complexe sur les flux énergétiques anciens, quand le premier hurlement déchira le silence nocturne. C'était un cri de terreur pure, le genre de son qui vous glace le sang et fait battre votre cœur à tout rompre.
Il bondit de sa chaise, le livre tombant au sol, et se précipita vers la fenêtre. Dans la ruelle qui longeait la librairie, il aperçut une scène qui confirma ses pires craintes.
Un enfant - un garçon d'une dizaine d'années qu'il reconnut vaguement du quartier - était recroquevillé contre le mur, tremblant violemment d'une crise de Fièvre Magique. Ses veines lumineuses pulsaient de façon erratique, et même de là où il était, Kaï pouvait voir la sueur qui ruisselait sur son visage pâle.
Mais ce n'était pas l'enfant malade qui avait crié.
Une silhouette se tenait au-dessus de lui, penchée dans une posture prédatrice qui n'avait rien d'humain malgré sa forme vaguement humanoïde. Dans la pâle lumière des cristaux de rue, Kaï put voir que ses proportions étaient… ressemblantes à la posture qu’il avait observé chez la créature qu’ils avaient rencontrés quelques jours plus tôt.
Et ses yeux. Même à cette distance, reflétaient la lumière comme un prédateur nocturne.
L'enfant laissa échapper un second cri, plus faible cette fois, et la créature tendit une main aux doigts trop longs vers son visage.
Kaï n'eut même pas le temps de réfléchir.
Il se retrouva dans la ruelle sans se souvenir d'avoir bougé, ses pieds ayant trouvé le chemin le plus rapide - un saut par la fenêtre arrière de la librairie, une course à travers l'allée adjacente, un bond par-dessus une palissade basse. Ses mouvements étaient fluides, précis, comme s'il avait répété cette course des milliers de fois.
"Hé !" cria-t-il en débouchant dans la ruelle.
La créature se redressa avec une rapidité surnaturelle, tournant vers lui un visage qui était presque humain mais pas tout à fait. Ses traits étaient trop fins, trop angulaires, et sa peau avait cette teinte grisâtre qui semblait absorber la lumière plutôt que la refléter.
Mais quand leurs regards se croisèrent, quelque chose d'inattendu se produisit.
La créature recula d'un pas, puis d'un autre. Ses yeux s'écarquillèrent - non pas de surprise, mais de ce qui ressemblait à de la douleur physique. Elle porta une main à sa gorge, haletant comme si elle ne parvenait plus à respirer.
"Non," murmura-t-elle d'une voix rauque et sibilante. "Tu ne peux pas... tu ne dois pas..."
Kaï fit un pas en avant, ses mains se levant instinctivement dans une posture de combat qu'il ne se souvenait pas avoir apprise. Son corps semblait savoir exactement comment se positionner, comment répartir son poids, comment préparer une attaque ou une défense.
La créature émit un son qui était à mi-chemin entre un gémissement et un sifflement, puis recula encore, ses mouvements devenant saccadés, presque frénétiques.
"Tu brûles," chuchota-t-elle, sa voix teintée d'une terreur qui était presque pitoyable. "Tu brûles comme le soleil..."
Kaï bondit et lui asséna un coup de pieds frontal pour la faire reculer encore un peu, la créature gémit suite au choc, Kaï regarda brièvement le jeune homme recroquevillé, et soudain, elle la créature fut partie. Un mouvement trop rapide pour être suivi, un bond impossible vers les toits, elle disparut dans l'obscurité comme si elle n'avait jamais existé.
Kaï resta immobile un moment, son cœur battant la chamade, avant de se précipiter vers l'enfant recroquevillé contre le mur. Le garçon tremblait encore, ses yeux grands ouverts fixés sur l'endroit où la créature avait disparu.
"Il... il avait l'air humain," balbutia l'enfant d'une voix brisée. "Mais ses yeux... ses yeux n'étaient pas normaux. Et ses mains... elles étaient si froides..."
"Tout va bien maintenant," murmura Kaï, posant doucement ses mains sur les épaules du garçon. Il sentit immédiatement l'énergie bloquée, la stagnation malsaine qui avait probablement attiré la créature en premier lieu. Sans réfléchir, il laissa son propre flux énergétique entrer en contact avec celui de l'enfant, aidant à dissiper les blocages les plus dangereux. Sans grand succès, mais sa simple présence suffit à rassurer et détendre l’adolescent.
"Tu vas mieux ?" demanda-t-il quand les tremblements s'atténuèrent.
L'enfant hocha la tête, mais ses yeux restaient rivés sur les toits où la créature avait disparu. "Il était... il était sur le point de me toucher quand tu es arrivé. Et puis... et puis il a eu l'air d'avoir mal, comme si ta présence le blessait."
Des bruits de pas précipités résonnèrent dans la ruelle, et Sera apparut au bout de l'allée, suivie de près par Tobin et Niko.
"Kaï !" appela Sera, essoufflée. "Nous avons entendu les cris et... Bon sang, qu'est-ce qui s'est passé ici ?"
Pendant que Kaï expliquait rapidement la situation, il remarqua que Sera l'observait avec une expression étrange.
"Tes mouvements," dit-elle quand il eut terminé. "Quand tu as sauté par la fenêtre, je t’ai vu faire, la façon dont tu as couru, ta posture quand tu as fait face à cette chose... C'était incroyablement fluide. Presque professionnel."
"Qu'est-ce que tu veux dire ?"
"Je veux dire que tu bouges comme quelqu'un qui a été entraîné au combat et à optimiser ses déplacements! Où as-tu appris à te déplacer comme ça ?"
Kaï fronça les sourcils. Il ne se souvenait pas d'avoir appris quoi que ce soit de tel. Ces mouvements avaient été... instinctifs. Comme si son corps savait des choses que son esprit avait oubliées.
"Je... je ne sais pas," avoua-t-il.
Tobin s'agenouilla près de l'enfant blessé, sortant un de ses appareils de détection. Après quelques secondes d'analyse, il leva vers eux un visage perplexe.
"Ses biosignatures étaient... impossibles," dit-il en montrant les relevés de son appareil. "Regardez ces lectures. La température corporelle, le rythme cardiaque, même la conductivité électrique de la peau... rien ne semble correspondre à un être humain normal."
Niko s'était approché du mur où la créature s'était tenue. Il ferma les yeux, se concentrant sur sa perception énergétique développée.
"Il y a encore des traces de son énergie ici," murmura-t-il. "C'est... nauséabond. Comme de la viande avariée, mais au niveau énergétique. Et il y a quelque chose d'autre..."
Il ouvrit les yeux, l'air troublé. "Cette créature était jeune. Inexpérimentée. Elle avait faim, mais elle ne savait pas vraiment comment prendre ce qu'elle voulait."
"Tu peux dire tout ça juste en sentant ses traces énergétiques ?" demanda Sera, impressionnée.
"Mes capacités de perception ont beaucoup évolué depuis mes dernières crises," expliqua Niko. "Je peux lire l'histoire énergétique des lieux maintenant. Et cette créature... elle était terrifiée par la simple présence de Kaï. Sa signature énergétique a littéralement changé quand elle l'a vu, passant de la faim prédatrice à la peur pure."
Une voix familière s'éleva depuis l'entrée de la ruelle.
"Et elle avait toutes les raisons d'avoir peur."
Ils se retournèrent pour voir Aldrich approcher, portant un sac qui semblait inhabituellement lourd. Son expression était sombre, et ses yeux scrutaient les ombres environnantes avec une vigilance qui trahissait une inquiétude profonde.
"Al'," dit Kaï avec soulagement. "Cette créature, elle a fui dès qu'elle m'a vu. Comme si ma présence lui faisait mal physiquement."
"Parce que c'est exactement ce qui s'est passé," répondit le vieil homme. "Tu es leur antithèse naturelle, Kaï. Ton existence même les affaiblit, comme un poison dans leur système."
Il posa son sac et en sortit un objet que Kaï avait déjà vu :le masque au rond noir au coin de l’oeil, d’une sophistication technologique évidente, ornée de motifs géométriques.
"Mais ton don est aussi ta malédiction," continua Aldrich. "Car si cette attaque s'est produite si près de la librairie, cela signifie que tes activités récentes ont attiré l'attention. Et pas seulement celle des prédateurs."
"Qu'est-ce que vous voulez dire ?" demanda Sera.
"Les guérisons mystérieuses, les améliorations inexpliquées de l'état de santé de certains enfants des rues... Les Runners ont commencé à poser des questions, ils sont même venu à la librairie aujourd’hui. Et quand les Runners posent des questions, ils obtiennent généralement des réponses. Je trouve même bizarre qu’ils ne soient pas déjà là après ces effroyables cris."
Il tendit le masque à Kaï. "Il est temps que tu apprennes à te protéger de deux types de menaces différentes."
Kaï prit l'objet, surpris par sa légèreté malgré son apparence solide. " Tu m’avais déjà donné ce masque mais je n’y comprenais rien… Il était si léger?"
" Bien sûr, c’est un artefact créé pendant la Grande Guerre. Il comprend ce contre quoi il protège." Aldrich montra comment l’ajuster. "Il peut masquer ta signature énergétique, te rendre invisible aux sens de ceux qui te traquent."
"Mais je croyais que mon énergie les repoussait naturellement ?"
"Elle les repousse, oui. Mais elle les attire aussi, d'une certaine façon. Comme une flamme attire les papillons de nuit - certains fuient la lumière, d'autres sont fascinés par elle." Le vieil homme aida Kaï à positionner le masque correctement. "Et maintenant que ton existence est connue, il y aura ceux qui voudront t'étudier, t'exploiter, ou t'éliminer."
Dès que le masque fut en place, Kaï sentit un changement subtil. C'était comme si une couche d'isolant s'était matérialisée autour de lui, atténuant la sensation constante du flux énergétique qui l'entourait.
"Je ne sens plus ton énergie de la même façon," confirma Niko, l'air fasciné. "C'est comme si tu étais... éteint. Mais pas vraiment. Plutôt camouflé. On dirait un garçon lambda."
"Le masque s'adapte aux menaces," expliqua Aldrich. "Face aux prédateurs énergétiques, si tu es en danger, il amplifiera ta signature naturelle, les repoussant plus efficacement. Face aux détecteurs humains ou aux systèmes de surveillance, il la masquera complètement. En principe… J’avoue moi même ne pas tout comprendre, c’est un héritage très ancien."
Sera observait le masque avec un mélange de fascination et d'inquiétude. "Mes contacts me disent que l'activité des patrouilles s'est intensifiée dans tout le secteur. Ils cherchent quelque chose. Ou quelqu'un."
"Et maintenant nous savons qui," dit Tobin sombrement.
L'enfant blessé, qui avait écouté en silence, se redressa soudain. "Il y en aura d'autres, n'est-ce pas ? Des créatures comme celle-ci ?"
Aldrich hocha gravement la tête. "J'en ai peur. Cette attaque était un test, une reconnaissance. La prochaine fois, elles seront mieux préparées."
"Ou elles enverront quelque chose de plus dangereux," ajouta Sera.
Kaï ajusta le masque, s'habituant à la sensation étrange qu'il provoquait. "Alors qu'est-ce qu'on fait ?"
"On se prépare," répondit Aldrich simplement. "On apprend. Et on espère que quand viendra le vrai test, nous serons prêts."
Alors qu'ils aidaient l'enfant blessé à retourner chez lui et nettoyaient les traces de l'incident, aucun d'eux ne remarqua la silhouette qui les observait depuis un toit distant. Ce n'était pas la créature qui avait attaqué - celle-ci s'était enfuie bien loin de la ville, encore traumatisée par sa rencontre avec Kaï.
Non, cet observateur était humain. Il portait l'uniforme sombre d'un Runner, et ses yeux scrutaient la scène en bas avec un intérêt professionnel.
Il avait vu l'attaque, la fuite de la créature, et l'intervention de Kaï. Et maintenant il avait des questions pour lesquelles il comptait bien avoir des réponses.
Dans sa poche, un cristal de communication pulsait doucement. Il était temps de faire son rapport à ses supérieurs.
L'attention indésirable dont Aldrich avait parlé ne faisait que commencer.
Pendant ce temps, dans les profondeurs de la ville, d'autres créatures recevaient le message. L'une d'entre elles avait tenté de chasser et avait été repoussée par quelque chose d'inattendu. Quelque chose qui ne devrait pas exister.
Les anciens codes parlaient de telles entités. Des anomalies naturelles qui perturbaient l'ordre établi.
Il était temps d'enquêter. Et cette fois, ils n'enverraient pas une novice affamée.
Ils enverraient un chasseur expérimenté.
Dans l'arrière-boutique de la librairie, Kaï enlevait le masque et le rangea soigneusement dans l'étui qu'Aldrich lui avait fourni. Il ne savait pas encore à quel point cet artefact allait devenir important dans les jours à venir.
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