Le dernier

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Le dernier meurtre avait été celui de trop. Ton sentiment de culpabilité et d'échec total t'avait brisé. Tu n'en pouvais plus.
Alors tu avais quitté la scène de crime, et tout laissé derrière toi. Tu avais jeté dans la poubelle ton espoir en même temps que les gants en latex. Tu voulais partir sans rien emporter. Il t'eut été impossible de garder à tes côtés les spectres de tes affaires non résolues. Quand tu avais embarqué dans l'avion, tu t'étais retourné et tu les avais vus te faire un signe d'adieu, les yeux morts.


Oui, tu avais abandonné. Tu avais atteint ta limite le jour où tu étais passé sous le ruban de police tendu autour de ce champ glacé au milieu de nulle part, le long d'une route boueuse qui s'étirait sur des kilomètres à travers le paysage désolé.
Tu avais conduit prudemment afin d'épargner ta vieille Toyota, que tu craignais voir tomber en panne dans cet enfer blanc. Tu étais un type de la ville, il fallait bien que tu l'admettes une fois pour toutes. Ton seul réconfort à ce moment-là venait du chauffage que tu avais poussé presque au maximum. Bien que passablement hideuse, cette vieille japonaise s'était révélée finalement fiable. Avec un sens de la dérision certain, tu t'identifiais sans peine à cette voiture. Après tout, être détective était plus affaire d'efficacité que d'esthétique. Et tu avais à ton actif quelques succès dans ta chasse contre le mal.
Cependant, il fallait reconnaître que, dans ce domaine aussi, tu avais accumulé plutôt les échecs ces derniers temps.
Mais tu continuais à creuser, à chercher la vérité.
Alors que tu passais des sur-chaussures dont tu gardais toujours une provision dans ton coffre, tu réalisas que tout type d'excavation se ferait ce jour-là de manière métaphorique : le corps se détachait en une masse sombre et précise sur la neige.
Tu t'étais emmitouflé dans ton manteau et t'étais aventuré dans le champ. En trébuchant, tu tentais de garder tes mains dans les poches ; tu ne pouvais pas porter de gants chauds sous ceux en latex. De toute manière, tu n'avais pas de gants chauds.
Tu fis un signe de tête aux types de la médecine légale, et tu essayais d'évaluer depuis combien de temps ils étaient arrivés. Le photographe passait en revue ses images sur le petit écran de son appareil avec celui qui paraissait être le chef d'équipe. Tu t'étais approché pour te présenter. Le type avait gardé une mine sévère durant tout le temps ou il t'expliqua le détail de leurs découvertes. Aussi sordides furent-elles, tu avais à peine écouté.
Tu les connaissais par cœur : la victime était un mâle, caucasien, dans les quarante ans. Le corps avait été vidé de son sang. Aucune autre blessure apparente. Le corps avait été emballé dans une bâche noire, du même genre que l'on pouvait acheter dans n'importe quel magasin de bricolage du pays. Ils avaient déduit que le sol s'était révélé trop dur pour l'enterrer. Ils avaient d'ailleurs découvert ce qu'ils pensaient être des traces de pioche à proximité.
Non, tu ne voulais pas voir le corps maintenant. Oui, tu attendrais les conclusions de l'autopsie pour apprendre plus de détails. Mais tu savais déjà que, au-delà du mode opératoire, ce qui relierait ce meurtre avec tous les autres serait le tatouage au poignet.
Une épée. De l’époque Viking, selon les spécialistes. Elle avait même un nom : Ulfberht.
Y avait-il quelqu'un dans ce monde qui pouvait prononcer ce mot ?
Tes recherches t'avaient révélé qu'il y avait bien trop de cinglés dans ce pays pour établir une liste raisonnable de suspects. Il semblait que n'importe quel type entre vingt et soixante-dix ans, de tous les milieux sociaux, mariés ou non, avec ou sans enfants, des banquiers, des plombiers, des profs, des docteurs, des postiers, des comptables, et dieu savait quoi encore, aient eu une soudaine lubie pour les vikings, les chevaliers, les dragons, les trolls et les armures.
Et les épées.
De n'importe quel genre.
Tu avais d'ailleurs été ébahi par la variété qui existait en la matière. Et tu avais vite été fatigué de passer en revue les différentes manières dont cette arme pouvait tuer, et pire encore, de l'excellence malsaine dont elle faisait preuve pour infliger les pires blessures.
Demandez à un tatoueur, et il vous répondra que, bien que le modèle Ulfberht est rarement demandé, il avait une forme simple et spécifique qui le mettait à la portée de quiconque, même un amateur, de se le faire soi-même.
Lorsque tu eus refermé la porte de ta voiture, tu avais alors pris conscience que tu étais frigorifié. Il te tardait de sentir à nouveau la chaleur du moteur. Tu avais tourné la clef, et rien ne s'était passé.
Pas un bruit, pas un cliquetis.
Même le moteur avait gelé.
Tu t'étais senti si près de craquer que tu t'es mis à rire, nerveusement.
À ce moment précis, tu avais décidé d'abandonner cet endroit maudit et de passer tes prochaines années dans un pays chaud, grâce à l'argent que tu avais pu économiser. Tu te trouverais un endroit où tu n'aurais plus à affronter le regard vide et blanc des corps gris et sans vie, qui t'imploraient de leur rendre justice.

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