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La sonnerie du téléphone avait figé la scène sur le bateau omanais. Chaque membre du commando retenait son souffle, prêt à faire feu sur toute menace.

Abou Saïf entendit le pompiste répondre au téléphone sur le même ton jovial qu’il avait employé un peu plus tôt : « Aïd Mabrouk ! ». Il observait intensément le personnage pour y déceler tout changement d’attitude. Mais le pompiste avait pris un air concentré en tenant l’écouteur et se contentait d’écouter son interlocuteur, en émettant à intervalle régulier un grognement d’assentiment.

« Oui ma chérie. Je n’oublierai pas. » articula enfin le pompiste et il raccrocha. « Désolé pour le dérangement, c’était ma femme. »

Abou Saïf s’autorisa enfin à respirer. La tension retomba.

Quelques minutes plus tard, l’embarcation quittait le port sans autre alerte.

Le président des Etats-Unis était sur le point de faire une déclaration en conférence de presse. Alexandre avait rejoint le trading floor pour profiter des écrans des chaînes d’information continue. “Les Etats-Unis d’Amérique sont à nouveau victimes d’une attaque terroriste. Je voudrais rendre hommage à nos soldats qui ont su mettre fin à cette menace et aux marins qui sont tombés dans cette attaque. Ce sont des héros et je veux affirmer à nouveau que nous ne plierons jamais devant la terreur. Nous continuerons à pourchasser les terroristes sans merci jusqu’à ce que ces serviteurs du Mal aient disparu de la surface de la Terre. Dieu bénisse les Etats-Unis d’Amérique.

A cette heure tardive, le trading floor était désert. Malgré la fermeture des marchés européens, rien ne semblait pouvoir stopper l’ascension vertigineuse des cours du Brent à Londres et du WTI à New York.

Alexandre aperçut Alain, le directeur de la BU, à l’autre bout de la salle. Il fit quelques pas pour le rejoindre. « Sale histoire ce qui se passe aux Etats-Unis » lui lança Alain en guise de salutation. « Heureusement qu’il ne s’agit pas d’un de nos bateaux. »

« Certes. Mais cette histoire est mauvaise pour tout le monde. L’image du GNL est en train de prendre un mauvais coup. » lui répondit Alexandre. « J’ai préparé un Q&A pour le Comité Exécutif afin de répondre aux questions des journalistes. Je te le fais suivre d’ici 20 minutes ».

Alain hocha la tête et marmonna un merci. Ces quelques mots lui faisaient voir la situation sous un autre angle, qui était loin de calmer ses inquiétudes. Il entrevoyait soudain les conséquences désastreuses des évènements pour sa société. Le coût du transport allait augmenter avec toutes les assurances et protections qui allaient devoir être mises en place. Tous ces coûts logistiques allaient grignoter un peu plus une marge qui s’était déjà fortement réduite sous l’effet d’une concurrence plus rude. La réputation du gaz naturel, que le public associait déjà spontanément aux autres hydrocarbures, allait en pâtir. Comme si l’image désastreuse du gaz de schiste ne suffisait pas, le gaz allait désormais passer pour une énergie dangereuse et polluante.

La côte yéménite s’éloignait peu à peu sur la carte GPS du commandant Kerpont. Son navire, le LNG Surcouf, remontait désormais le long de la côte omanaise vers le nord. Il avait chargé trois jours plus tôt en Egypte au terminal d’Idku et se dirigeait vers Port Qasim au Pakistan où il devait livrer son chargement de gaz naturel liquéfié. Le voyage s’était déroulé sans encombre, empruntant d’abord le canal de Suez puis la mer Rouge. Il s’était ensuite engagé dans le Golfe d’Aden et avait dépassé l’extrémité de la corne de l’Afrique, point le plus à l’Est du continent. L’endroit était réputé dangereux en raison des pirates somaliens. Mais aucun méthanier n’avait encore été réellement menacé : les embarcations des pirates étaient trop basses sur l’eau, et les méthaniers trop rapides pour que les pirates puissent envisager prendre ces navires à l’abordage. Et quand bien même ils auraient réussi à prendre le contrôle du navire, que faire d’une cargaison de gaz liquéfié ? A moins que ce ne soit pour s’en servir de navire suicide pensa le commandant avec un frisson.

Kerpont salua l’officier de quart et sortit sur la passerelle. La nuit venait de tomber.

Il avait effectué une grande partie de sa carrière sur des méthaniers. Fos, Bonny, Mejillones, Snohvit, Futtsu… Tous les terminaux de GNL lui étaient familiers. Désormais proche de la retraite, c’était son dernier commandement et la fin de sa carrière le laissait songeur. Il n’avait jamais passé plus de 6 mois d’affilée en compagnie de sa femme et de ses enfants. Comment allait se passer cette nouvelle cohabitation ?

Il contempla avec fierté le navire qu’il commandait. Le Surcouf avait été livré l’année précédente après avoir été construit dans les chantiers navals coréens. Il s’agissait d’un bateau moderne équipé de 4 cuves pouvant chacune stocker jusqu’à 45 000 m3 de GNL. Il faisait partie des méthaniers de type “classe Panama”, dont les dimensions permettaient tout juste de passer à travers le canal de Panama récemment élargi.

Comme pour la majorité des méthaniers en circulation, le gaz naturel était maintenu liquide à -162° Celsius grâce à un système de confinement par membrane, technologie développée et commercialisée par la société française GTT. La technologie concurrente, d’origine américaine, était plus connue en raison de la forme caractéristique qu’elle donnait aux navires : 4 à 5 boules d’aciers émergeant comme des bosses de chameau au-dessus de la coque. Avec ses cuves épousant la forme de la coque du navire, le Surcouf avait une silhouette plus discrète.

Un navire comme celui-ci ne coûtait pas moins de 250 millions de dollars à construire. Et la valeur de chaque cargaison transportée avoisinait les 30 millions de dollars. En période de forte demande, comme après la catastrophe de Fukushima, la valeur de cette cargaison pouvait même monter jusqu’à 85 millions de dollars !

C’était une véritable usine flottante et les compétences très pointues requises de l’équipage n’étaient pas exclusivement maritimes. Un officier gaz supervisait le chargement, le déchargement et la gestion en mer du gaz liquide, et notamment de son évaporation. Même la meilleure technologie ne pouvait empêcher le gaz de s’évaporer. Afin de maîtriser la pression dans les cuves, les vapeurs étaient utilisées pour alimenter des générateurs électriques utilisés par les moteurs du navire ou si nécessaire brûlés dans le GCU (Gas Combustion Unit). Quelques navires qataris, parmi les plus gros de la flotte mondiale, parvenaient même à reliquéfier et réinjecter ces vapeurs dans les cuves.

Le commandant Kerpont descendit dans la salle à manger. La table était mise pour les officiers et la plupart de ses hommes était déjà présents, exception faite de l’officier de quart.

L’ambiance était bon enfant et le capitaine pouvait sentir la franche camaraderie qui unissait ses collègues. Lui compris, il y avait cinq officiers, tous français. Ceux-ci étaient en train de plaisanter à propos du menu rédigé par le chef cuisinier du navire : “En entrée, pâté en croûte, en plat principal, filet de bar en croûte de sel et son crumble de légumes; et en dessert, croûte aux fraises”. Le cuisinier, un harki nommé Karem, aimait surprendre ses convives par ses recettes exotiques, ses accords insolites ou ses des menus truffés d’humour. Le commandant savait que la nourriture et la convivialité étaient des ingrédients fondamentaux pour permettre à l’équipage d’affronter deux mois de mer loin de leurs familles. Son nom même résonnait pour Kerpont comme un clin d’œil ironique contredisant son talent incontesté à régaler l’équipage.

“Karem, espèce de vieux croûton. Ton menu a l’air bien croustillant” lança le plus sérieusement du monde le commandant en second, l’officier Louis de Préville, déclenchant une vague de rires et d’applaudissements.

Victoria fit une irruption remarquée dans la salle de réunion de l’Elysée. Elle n’avait pas eu le temps de se changer, et encore moins celui de prendre une douche. Les trois hommes autour de la table la regardèrent d’un air surpris. Il y avait là le directeur de cabinet du président, son conseiller en communication et une troisième personne que Victoria identifia comme le chef de cabinet du ministre des Affaires Etrangères. Les trois hommes portaient l’uniforme des énarques, banquiers d’affaires ou consultants qu’ils avaient été dans une vie antérieure, un costume sombre complété par une chemise blanche et une cravate sobre.

Aucun n’osa commenter la tenue de la jeune fille.

« Bien, puisque Victoria est là, voici rapidement la situation. » Le dircab du président avait pris la parole et décrivait les évènements qui avaient lieu à Boston. « Pour finir, je voudrais qu’on éclaircisse deux points : quelle doit être la réaction de l’Elysée ? Sommes-nous à l’abri de ce type de scénarios en France ? »

Le spécialiste de la communication fut le premier à réagir : « sur le premier point, je pense qu’il faut préparer un communiqué de presse dans lequel le président exprime ses condoléances et apporte le soutien de la France aux Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme etc. etc. Bref, une réaction assez classique en somme. »

Le dircab se tourna vers Victoria. « Concernant le deuxième point, pourrais-tu nous préparer une courte note ? »

« Je peux déjà vous donner quelques éléments », répondit Victoria qui voulait montrer qu’elle connaissait le sujet. Elle regarda chacun de ses interlocuteurs dans les yeux.

« Il y a actuellement en France 4 terminaux méthaniers qui peuvent recevoir ce type de bateaux de gaz. Deux à Fos à côté de Marseille, un à Montoir de Bretagne du côté de Saint Nazaire et un dernier, le plus récent, à Dunkerque. Aucun de ces terminaux n’est situé à proximité immédiate de zones urbaines denses comme à Boston. Maintenant si des pirates cherchaient à atteindre un objectif symbolique comme le Mont Saint Michel, ils devraient faire face à des problèmes liés à la marée et au tirant d’eau » développa Victoria.

Au fur et à mesure de son intervention, la jeune femme sentait qu’elle avait capté l’attention de son auditoire. Toutes ces informations étaient aisément disponibles sur Internet. Elle avait profité du trajet en VTC pour s’initier à un sujet qu’elle ne connaissait absolument pas. Sa force, elle le savait, était sa capacité à entrer rapidement dans un dossier complexe et à l’exposer de manière synthétique et pédagogique.

« En conclusion, le risque de voir une situation comme celle de Boston se répéter en France est à mon sens très limité voire inexistant. En revanche, certains méthaniers battent pavillon français ou bien sont opérés par des sociétés françaises, sans parler des marins qui peuvent être de nationalité française également. Mais je vais creuser un peu le sujet et vous remettrai une note plus détaillée demain. » termina la jeune femme.

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