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En sortant de table, le commandant était d’humeur légère. Il rejoignit le poste de pilotage où tout était calme. Le bateau poursuivait sa route sous le ciel étoilé. Des lumières au loin signalaient la côte, d’autres trahissaient la présence de plusieurs embarcations.

Se penchant vers un écran, le commandant constata l’arrivée d’un email qui n’avait pas encore été lu. L’objet du message était inquiétant, marqué comme important : « destruction d’un méthanier au large d’Everett ».

Le commandant ouvrit le mail pour lire son contenu. Toute sa gaieté avait disparu pour laisser place à un sentiment d’angoisse. Il laissa échapper un juron.

« Tout va bien commandant ? » lui lança l’officier aux manettes du navire.

Kerpont était devenu livide. « le méthanier CHEIKH BOUMEDIENE a été attaqué par des terroristes. Il est en train de brûler devant le terminal d’Everett ».

Le commandant connaissait très bien ce terminal pour y avoir déchargé plusieurs cargaisons. C’était le seul terminal sur le territoire des Etats-Unis qui importait du gaz naturel, même après l’essor inimaginable qu’avait connu la production de gaz de schiste américain.

Il se demanda s’il devait réunir l’équipage pour les prévenir mais il rejeta l’idée pour ne pas créer un sentiment d’anxiété inutile.

Il se mit à la recherche de Préville, qui était l’officier en charge de la sécurité. L’ayant rejoint dans sa cabine, il le mit au courant des événements. Ils firent le point sur les mesures à prendre dans l’immédiat : renforcer l’officier de quart pour être en mesure de réagir le plus rapidement possible à la moindre menace ; augmenter la vitesse du bateau ; répéter les procédures à mettre en œuvre en cas d’attaque…

Toutes ces mesures apparaissaient assez dérisoires aux deux hommes, surtout en cas d’attaque par un commando déterminé. Mais Kerpont savait qu’il n’y avait pas grand-chose de plus à faire pour l’instant. Les deux hommes rejoignirent leurs cabines respectives en espérant trouver le sommeil.

Lycée Janson de Sailly, Paris mai 20**

Le professeur de mathématiques tournait le dos aux élèves, assis chacun derrière une table individuelle.

Mohamed essayait de suivre le cours malgré les bruitages qu’une partie de la classe émettait à son intention. « tic tac tic tac ».

« Comment le prof ne l’entend-il pas ? » se demandait-il. « Ou plutôt, pourquoi fait-il semblant de ne pas entendre ? »

Mohamed était scolarisé en classe de seconde au lycée Janson de Sailly dans le XVIème arrondissement, un quartier bourgeois localisé dans l’ouest de la capitale française. Le lycée, un imposant bâtiment construit à la fin du XIXème siècle, était situé à moins de cinq minutes à pied de son domicile et il y avait fait toute sa scolarité.

L’adolescence était une période pénible pour Mohamed dont le visage était recouvert d’une acné persistante et dont la lèvre supérieure laissait apparaître un léger duvet de poils sombres.

Il se sentait en complet décalage avec la plupart de ses camarades de classe.

Eux étaient bien dans leur peau. Ils s’habillaient de manière ostensoire avec des vêtements de marque. Ils arboraient à leurs poignets des montres de luxe et des chaînes en or autour de leurs cous. Certains affichaient fièrement leur téléphone portable, un Nokia 6110, et parlaient abondamment de leur dernière croisière ou de leur weekend à Deauville. Dans le jargon des élèves parisiens, ils se qualifiaient eux-mêmes de « chals », un terme d’argot qui désignait des individus branchés, bénéficiant d’une certaine aisance financière, et qui aimaient le montrer.

« tic tac tic tac » Le bruit de fond continuait, escamotant les voyelles pour ne faire entendre que les consonnes dans un claquement de langue. « tic tac tic tac »

Le « tic tac » avait une explication assez basique. La France avait essuyé une vague de terrorisme quelques années plus tôt : plusieurs dizaines de personnes avaient été victimes de bombes placées par des islamistes fanatiques du GIA algérien, souvent dans le métro parisien. Avec son prénom « Mohamed », ses camarades trouvaient amusant de le traiter de terroriste et le « tic tac » faisait référence à la minuterie artisanale des engins explosifs utilisés par les terroristes.

Le professeur se retourna, faisant disparaître instantanément le brouhaha. Promenant son regard myope sur ses élèves, il n’essaya même pas d’identifier la source de la pollution sonore avant de soupirer et de reprendre ses équations au tableau.

C’est ce moment que choisit l’élève juste derrière Mohamed pour s’avancer, plonger la main dans son sac ouvert et en retirer un livre. Quand Mohamed s’en aperçut, il était trop tard : son voisin était en train de brandir le livre comme un trophée. Il essaya de se lever pour reprendre son bien, mais la voix du professeur se fit entendre : « Monsieur Tazéri, essayez de vous tenir tranquille et de ne pas perturber vos camarades ! » Mohamed pouvait entendre des ricanements derrière lui.

Le voisin de Mohamed désignait le titre du livre, « Fortune carrée », en chuchotant avec des mimiques expressives : « c’est un manuel pour fabriquer une bombe ! » Et, visant la fenêtre ouverte, il y lança le livre qui alla terminer sa course deux étages plus bas dans la cour.

Mohamed laissa échapper un cri.

Le professeur pivota sur ses pieds, fixa le fautif d’un regard sévère, lui intima l’ordre de sortir et d’aller voir le proviseur.

Une alerte d’information s’afficha sur l’écran du téléphone d’Abou Saïf : « Les Etats-Unis à nouveau attaqués, un bateau explose devant Boston ». C’était pour le terroriste la confirmation que la première équipe avait réussi à prendre le contrôle de son objectif en Amérique. Ils étaient morts en martyrs pour glorifier Allah. Si Allah le voulait, Abou Saïf et ses hommes rejoindraient bientôt ces martyrs dans son paradis.

Il ouvrit l’application Maritime Traffic. Sur l’écran qui s’affichait, Abou Saïf pouvait distinguer la forme caractéristique de la côte omanaise, le détroit d’Ormuz et les côtes pakistanaises. Entre ces différents points, des centaines de losanges de différentes couleurs recouvraient la mer. Chaque losange représentait un navire. Certains se suivaient en file indienne, d’autres s’agglutinaient à l’approche des ports, et d’autres encore semblaient préférer la solitude et l’isolement. Une chose était certaine, ces mers étaient loin d’être désertes.

Cliquant sur un des losanges, Abou Saïf afficha une fenêtre qui lui indiquait le nom du bateau, son type et la nationalité de son pavillon. Il s’agissait d’un porte-conteneurs japonais, le Okaya Fuji.

Il s’étonnait lui-même de la facilité avec laquelle il pouvait obtenir ces informations. Il utilisait pour cela une application gratuite accessible à n’importe qui.

Il commença à analyser méthodiquement les navires au large d’Oman. Des tankers, des porte-containeurs, des vraquiers… Toutes les nationalités semblaient représentées, même si une écrasante majorité de bateaux affichait des pavillons maltais, chypriotes ou panaméens.

Au bout de quelques minutes, il sourit intérieurement en trouvant ce qu’il cherchait : un navire battant pavillon français. Il s’agissait du LNG Surcouf, un méthanier qu’il avait vu quitter l’Egypte sur son application. Il savait que le bateau devait décharger au Pakistan. Le Surcouf se trouvait pour l’instant au large de la côte Sud du Sultanat d’Oman, au niveau du 18ème parallèle de latitude nord.

Le terroriste regarda sa montre. Il estima que la vedette pouvait rejoindre le méthanier avant l’aube.

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