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Le point de rosée est la température en dessous de laquelle la vapeur d’un gaz commence à se condenser en liquide. Pour le gaz naturel liquéfié (GNL), cette température de liquéfaction se situe autour de -160 °C à pression atmosphérique.
La baie de Boston était en feu. Alexandre ne pouvait détacher son regard de ces images répétées en boucle sur les réseaux sociaux. Il regardait incrédule cette boule de feu gigantesque qui s’élevait lentement dans l’air avant de se déployer et d’occuper pratiquement tout l’écran. La scène se répétait inlassablement filmée sous plusieurs angles.
Difficile d’imaginer la chaleur dégagée par l’explosion songeait Alexandre. Il était pourtant bien placé pour avoir une idée de l’énergie incommensurable que la frappe des F35 américains avait libérée en quelques secondes. L’explosion avait illuminé le ciel du Massachussetts pendant de longues minutes. Elle avait été visible depuis New York. Tous les bateaux croisant à moins de 5 kilomètres du méthanier avaient été en quelques secondes engloutis par la mer de flammes.
En ce début de septembre, la météo était estivale à Paris. Seules quelques feuilles d’arbres, teintées de jaune, trahissaient l’arrivée prochaine de l’automne. Malgré la pollution, Victoria se sentait bien. C’était la première fois qu’elle s’autorisait un jogging depuis qu’elle avait rejoint l’équipe du président. Ce dernier était en déplacement au Puy-en-Velay et sa présence auprès de lui n’était par chance pas requise. Après s’être changée, elle avait discrètement quitté son bureau mansardé de l’Elysée. Et sans perdre de temps à s’échauffer, elle s’était élancée d’un pas rapide sur les Champs-Elysées en direction des quais de Seine. Slalomant entre les touristes, elle avait laissé derrière elle le Petit et le Grand Palais, avait traversé le flux des voitures pour descendre les quelques marches au niveau des quais.
Elle aimait profondément cette ville, son agitation perpétuelle mêlée de nonchalance, ses monuments imposants posés au milieu des immeubles haussmanniens et ses avenues aux contours bien tracés. Elle avait une préférence pour les quais du fleuve qui coupait la ville en deux et dont les courbes tranchaient avec les boulevards rectilignes. La capitale renvoyait à la fois une impression de rigueur et d’insouciance à l’image de ses compatriotes.
Victoria avait pris la direction du centre de Paris. Laissant derrière elle le pont Alexandre III et ses statues dorées, elle avait longé à sa gauche, ce mur de pierre blanche sur lequel s’inscrivait le niveau des différentes crues. A sa droite, s’offrait à elle le cours paisible de la Seine et, au-delà du fleuve, la rive gauche de la cité. Elle appréciait les bâtiments majestueux dressés en bordure de Seine : le ministère des Affaires Etrangères et sa double colonnade ; le palais Bourbon, aux allures de temple grec, où siège l’Assemblée Nationale. La chaude lumière du soleil se reflétait en scintillant sur l’eau du fleuve. Adaptant sa respiration à son effort, la jeune femme laissait son esprit passer d’une image à une autre : les péniches amarrées et leurs ponts en bois ciré, les bateaux mouches transportant leurs cargaisons de touristes, une mouette disputant aux pigeons un maigre bout de pain...
Elle avait continué sa course passant sous le pont de la Concorde. Le quai disparaissait sous son pas. A partir de la passerelle Léopold-Sédar-Senghor, l’espace se rétrécissait. A tel point qu’à certains moments, elle devait se frayer un passage entre les promeneurs, faire un bond pour éviter des amoureux enlacés, ou un écart pour ne pas percuter un enfant changeant brutalement de direction. Elle devinait sur sa gauche le jardin des Tuileries.
Abou Saif jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Malgré la pénombre, il pouvait distinguer les silhouettes de ses hommes en train de prendre position. Il y avait d’abord les deux frères tchétchènes Ramzan et Aslan Kadyrov accroupis à l’ombre d’un container. Ils arboraient des barbes naissantes aux reflets roux. Ils avaient dû la veille se résoudre à raser leurs longues barbes pour les besoins de la mission. Il devinait à leurs côtés la maigre silhouette de Selim, un Allemand d’origine turque originaire de Düsseldorf. Cachés dans l’embrasure d’une porte, Abou Saif voyait son compatriote Farid, un Français converti de Tourcoing, en compagnie d’Abdelmalik, un jeune Belge de 20 ans. Enfin, un dernier homme de grande taille, complétait le trio : Abdul, un Irakien de Kirkouk.
Ils avaient tous revêtu l’uniforme des militaires Omanais. L’estomac noué, Abou Saif essayait de ne pas penser à sa vie d’avant. Une page se tournait aujourd’hui et dans quelques secondes tout retour en arrière lui serait désormais interdit. L’image de son bureau et de ses collègues lui traversa l’esprit. Il l’écarta avec colère. Sa vie d'avant appartenait au passé. Il avait été choisi, lui entre tous, pour être l’instrument d’Allah et punir tous ces mécréants. Cette pensée le rassura : il n’y avait pas d’autre choix que la guerre sainte.
Il prit quelques secondes pour observer son objectif. La masse sombre de la vedette militaire se détachait devant lui. Le navire de couleur grise faisait une vingtaine de mètres de long. L’habitacle manifestement blindé, comportait des fenêtres de petite dimension. Une bouée de sauvetage orange était fixée sur la paroi extérieure. Sur le pont arrière, un bateau pneumatique de type Zodiac était entreposé avec un système de levage pour la mise à l’eau. En proue, une mitrailleuse montée sur pied complétait l’équipement de la vedette. Le drapeau omanais flottait en poupe : une bande verticale rouge à la hampe, sur laquelle figurait dans sa partie supérieure l’emblème national du sultanat d’Oman, et trois bandes horizontales blanche, rouge et verte.
La passerelle n’était pas gardée. A bord aucun signe de vie n’était visible. Combien d’hommes pouvaient se trouver à l’intérieur ? D’après ses informations, ils ne seraient pas plus de trois. Mais en ce soir de fin du mois de Ramadan, ils devaient être occupés à célébrer l’Aïd El Fitr, tout comme leurs collègues restés à terre.
Abou Saif aperçut soudain une fusée monter dans le ciel et exploser en une gerbe rouge avec une forte détonation. Puis une autre de couleur verte et encore une autre de couleur blanche. Le feu d’artifice censé célébrer l’Aïd était le signal qu’il attendait. Ce soir les terroristes comptaient dessus pour distraire l’attention de l’équipage de la vedette.
Victoria avait traversé la Seine sur le pont royal qui débouchait sur la rue du Bac et ses trottoirs étroits. Choisissant la chaussée, Victoria avait remonté la rue à contre-sens des voitures, heureusement peu nombreuses. Quelques centaines de mètres et elle avait tourné sur le boulevard Saint Germain. Elle retrouvait ses souvenirs étudiants encore récents. Pour le plaisir de revoir son école, elle bifurqua dans la rue Saint Guillaume. Une vague d’émotion la submergea en passant devant le n°27. Des étudiants y discutaient en riant. Résistant à la tentation de s’y arrêter, Victoria poursuivit son jogging devenu en un instant une quête à la recherche de ses années d’étudiante. Rue de Grenelle, rue de la Chaise, boulevard Raspail, rue de Sèvres... tous ces noms évoquaient en elle des bars, des rires, des cours, des succès et quelques déceptions aussi. Tournant le dos à l’hôtel Lutetia, elle accéléra le pas dans la rue d’Assas.
Elle se trouvait désormais devant l’entrée du jardin du Luxembourg, le but qu’elle s’était fixé. Le jardin fermait ses portes dans 45 minutes : elle avait encore un peu de temps pour en profiter.
Sa montre GPS affichait 4,27 km et une alerte sms. Elle avait désactivé toutes les alertes des réseaux sociaux ou des sites d’actualité, mais pas les sms.
Elle s’arrêta à l’intérieur du jardin pour lire le message : “Victoria, on te cherche pour la réunion sécurité suite à l’attaque terroriste aux Etats-Unis". La jeune fille travaillait depuis quelques mois au cabinet de la présidence de la république. Elle s’occupait plus particulièrement des questions de sécurité extérieure.
Son cœur se mit à battre plus rapidement. Quelle attaque terroriste ?
Elle regarda les dernières dépêches de l’AFP sur sa montre connectée. Un tanker avait été détourné au large de Boston avec l’intention de le faire exploser dans la ville. Le bateau et tout son chargement était en train de brûler au milieu de la baie de Boston.
“Mon Dieu !” pensa-t-elle.
Toujours grâce à sa montre, elle commanda un VTC pour rentrer le plus rapidement possible à l’Elysée.

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