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Dans la cellule de crise, les télévisions montraient la panique qui s’était emparée des marchés financiers.
Les journaux télévisés avaient d’abord montré des scènes de manifestations dans différentes capitales arabes à la suite de la destruction du méthanier algérien par les Américains. Les tensions étaient notamment vives à Alger où les terroristes morts sur le Cheikh Boumediene étaient célébrés en martyrs par les foules qui criaient « Mort à l’Amérique » en brûlant des bannières étoilées.
Le détournement du LNG Surcouf avait démultiplié les effets de l’attaque de Boston.
La menace que faisait peser sur le Détroit d’Ormuz le détournement d’un navire chargé de gaz liquéfié affolait les marchés mondiaux comme les chancelleries. C’était plus de 20% du pétrole et du gaz naturel liquéfié mondial qui transitaient par ce passage maritime. Et l’image du brasier à Boston exerçait une forte influence psychologique sur l'inconscient collectif.
Le cours du Brent à Londres avait bondi de 10% tandis que le gaz se négociait sur le TTF européen et sur le JKM asiatique 15% plus cher que la veille.
Dans le sillage des autres bourses mondiales, la Bourse de Paris était en chute libre à l’ouverture, entraînée par les actions des sociétés d’assurance, de l’énergie et du transport.
L’action de l’entreprise EUROGNL affichait la plus forte baisse tous secteurs confondus : à l’ouverture, la capitalisation de la société avait déjà fondu de 40%.
Abou Saïf s’était installé sur la passerelle du navire. De là où il était, il pouvait voir les opérations de pilotage et les manœuvres de l’équipage.
Il pouvait également voir la progression du bateau sur l’écran GPS. Il nota avec satisfaction qu’ils approchaient à nouveau de la pointe de Ras Al Hadd d’où ils étaient venus avec la vedette. Dans quelques heures, ils auront atteint le Détroit d’Ormuz et le monde entier n’aura d’yeux que pour eux.
Il promena son regard sur les différents instruments. La plupart lui étaient totalement étrangers : des dizaines de cadrans, de boutons et de leviers. Ses yeux accrochèrent un cadran qui lui était familier : l’horloge du poste de pilotage affichait 12h25. Il réalisa qu’il était affamé : il n’avait rien avalé depuis près de 20 heures.
Il fit appeler le cuisinier.
Karem se présenta avec une mine inquiète.
Abou Saïf l’observa en silence. Il était d’origine maghrébine, comme lui.
Après quelques instants, le terroriste rompit le silence : « Tu vas préparer le repas pour l’équipage et pour mes hommes. »
« Le repas est déjà prêt Monsieur. Le premier service est à 12h30. » lui répondit le cuisinier.
« Bien. Tu n’as pas utilisé d’aliments interdits par le prophète Muhammad, que la paix et le salut d’Allah soit sur lui? »
« Non Monsieur. Au menu, il y a une salade d’endives en entrée, steak haché et frites en plat principal et crème vanille en dessert. »
Les deux hommes s’exprimaient dans un français sans accent malgré leurs origines magrébines.
Abou Saïf désigna trois de ses hommes pour déjeuner avec l’équipage pendant le premier service. Pour ce qui le concernait, il attendrait le deuxième service.
Le déjeuner s’était déroulé de manière quasi-religieuse. Personne n’osait parler, suivant à la lettre la consigne donnée par le terroriste quelques heures auparavant.
Le commandant regardait ses hommes et les terroristes avaler leur repas sans dire un mot. Quand l’un ou l’autre voulait du sel ou de l’eau, il faisait un signe à son voisin.
« On pourrait presque se croire au réfectoire d’une abbaye bénédictine » se disait Kerpont. Il ne manquait en effet que le lecteur pour lire recto tono des passages de la Bible ou de la vie d’un saint.
« Mais la réalité était bien différente, et très éloignée des moines pacifiques et de leurs rituels immémoriaux », pensa avec amertume le commandant en envisageant la situation périlleuse dans laquelle lui et ses hommes se retrouvaient désormais.
Le repas terminé, Abou Saïf demanda à inspecter les réserves du cuisinier.
Il fit mettre de côté tous les aliments à base de porc et toutes les bouteilles d’alcool puis ordonna à tout l’équipage de se rassembler sur le pont du navire.
S’adressant à son public réuni devant lui, Abou Saïf commença : « Ce navire est désormais régi par la loi d’Allah, la Charia. Il ne doit plus y avoir de nourriture haram sur ce bateau »
Saisissant un jambon, il prit son élan et le lança dans la mer. Puis cassant le goulot d’une bouteille de vin, il la versa le long de la coque du navire.
Le reste des aliments interdits suivit bientôt le même chemin.
Le désespoir pouvait se lire sur le visage du cuisinier.
Kerpont serrait les dents en voyant la cave qu’il avait soigneusement constituée partir à l’eau : des Saint-Emilion, des Graves, des crus bourgeois du Médoc, des Bourgogne,… C’était un peu comme si on égorgeait la civilisation sous ses yeux : le sang coulait, coulait tristement.
Abou Saïf se tourna ensuite vers la seule femme de l’équipage : « Tu dois te couvrir la tête » lui dit-il en évitant son regard. « Et tu resteras dans ta cabine où le cuisinier t’apportera tes repas. Une femme ne peut pas accompagner des hommes qui ne sont pas son mari, son père ou son frère » prononça-t-il sur un ton docte, l’index levé.
Manon était trop interloquée pour parler.
Le commandant décida d’intervenir. « Mademoiselle Génin est officier gaz. Sa présence à bord est indispensable pour gérer la cargaison du navire. On ne gère pas une cargaison de gaz liquéfié comme une cargaison de bananes ».
Kerpont se mordit les lèvres quand il réalisa son insolence face à des hommes qui avaient pouvoir de vie et de mort sur lui et son équipage.
Le terroriste gardait le silence, semblant réfléchir.
« Elle pourrait épouser l’un de mes hommes », dit-il sans ironie.
Pour la jeune femme, c’était comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Elle cherchait désespérément du regard quelqu’un pour l’aider.
Le commandant s’interposa à nouveau : « je me porte garant de Manon. Je serai avec elle quand elle ne sera pas dans sa cabine ».
Abou Saïf acquiesça. Le soulagement pouvait se lire sur le visage de la jeune femme.
Après avoir offert le porc et le vin en holocauste, les terroristes se placèrent en rang comme pour rendre grâce. C’était l’heure de la prière. Les mains légèrement ouvertes et les yeux mi-clos, les djihadistes se mirent à réciter leurs sourates. A intervalles réguliers, ils se prosternaient de manière à toucher le pont de leur front.
L’équipage contemplait le spectacle en silence : les psalmodies, les rangées de postérieurs, l’atmosphère chargée des vapeurs de vin… Tout leur semblait irréel.

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