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Dans la cellule de crise de la société EUROGNL, la tension n’était pas retombée. Alexandre avait repris sa place d’où il pouvait voir les visages concentrés de ses collègues, la plupart l’oreille collée au téléphone.

Christophe, le responsable de la cellule de crise, annonça un point de situation. A intervalles réguliers, ces points permettaient de tenir tout le monde informé de l’avancée des évènements et des actions entreprises. Chacun était alors tenu de cesser toutes affaires en cours pour participer à la réunion.

« A-t-on pu joindre l’armateur ? » commença-t-il.

Le spécialiste Shipping répondit « Nous sommes en lien avec la cellule de crise de l’armateur. »

Alexandre ajouta « Nous essayons également de nous coordonner pour harmoniser la communication ».

« Où en est-on avec les familles ? »

« Nous avons réussi à joindre toutes les familles de l’équipage sauf celle d’un matelot philippin. Nous y travaillons. » répondit une collègue d’Alexandre.

« C’est bien. Et le numéro vert, ça donne quoi ? »

« Nous avons beaucoup d’appels. Notamment de personnes dont un proche travaille sur un méthanier. Il y a aussi pas mal d’appels importuns.

Alexandre était indigné. Comment pouvait-on avoir l’indécence d’accaparer un numéro vert dans des circonstances aussi tragiques ?

Christophe se tourna vers Alexandre : « Quelles nouvelles du gouvernement ? »

Alexandre oublia sa colère et s’attacha à résumer les informations qu’il avait obtenues à l’Elysée. Pendant qu’il parlait, son propre visage, nettement reconnaissable en raison du syndrome de Sturge-Weber dont il était affecté, apparut sur les écrans de télévision avec la tour d’EUROGNL en arrière-plan.

« Merci Alexandre. Je vois que tu es en contact avec les journalistes » lui dit Christophe avec un clin d’œil. « D’ailleurs, où en est-on au niveau de la communication ? »

« Notre holding statement a été repris par la majorité des médias. Nous devons commencer à briefer Baecker pour une conférence de presse. Notre Q&A est mis à jour au fur et à mesure des développements et nous travaillons également sur un communiqué de presse qui sera publié sur le site Internet d’EUROGNL et sur l’intranet. »

« C’est bien. A ce propos, qu’est-ce qui est fait au niveau de la communication interne ? »

« Le holding statement a été distribué à tous les salariés par email avec des consignes de discrétion. Une cellule d’écoute spécifique a été mise en place. »

« Ah et j’oubliais : nous devrions mettre plus de ressources sur les réseaux sociaux où des rumeurs farfelues commencent à se répandre. Pour n’en citer qu’une seule : certains prétendent sur Facebook que le chargement du Surcouf ne serait pas du GNL mais des armements high tech américains pour les talibans. »

L’idée souleva quelques rires dans la salle.

« Merci Alexandre. »

S’adressant à tout le monde, Christophe poursuivit : « Concernant les conséquences contractuelles, j’ai demandé au responsable du contrat de me faire un mémo. Pour résumer, la cargaison du Surcouf devait être livrée au Pakistan dans le cadre d’un deal spot. Nous avons déjà notifié à notre client que nous étions en force majeure. Il n’y a pas de contestation possible sur ce point. En conséquence, les deux parties au contrat sont déliées de leurs obligations respectives. La communication financière va compléter le Q&A sur ces aspects. »

La discussion devenait assez technique, mais Alexandre savait que les enjeux financiers étaient importants. Savoir que sa société ne serait pas considérée en défaut de livraison était une information non négligeable.

« Un dernier point qui pourra poser problème. » intervint une personne qu’Alexandre ne connaissait pas. « Je suis chargé de suivre les aspects techniques sur le Surcouf. La cargaison est constituée de plusieurs qualités de GNL : notamment de l’algérien, de l’égyptien… On ne peut pas écarter le risque de stratification et de roll-over, surtout si la situation se prolonge. »

Alexandre connaissait bien ce risque propre à l’industrie du GNL. Lorsque les compositions sont très différentes, les couches inférieures de GNL peuvent être entraînées vers le haut, enclenchant un mouvement dans les cuves qu’il est difficile de contrôler. Ce phénomène pouvait engendrer une surpression dans les cuves mais au-delà de ce risque, Alexandre ne savait pas précisément quelles autres conséquences pouvaient en découler.

« C’est bien noté. Malheureusement nous ne pouvons pas faire grand-chose pour contenir ce risque. » répondit Christophe avec un geste d’impuissance. « Je vais faire venir un expert technique pour qu’il modélise l’évolution de la composition et la possibilité du roll-over ».

Le commandant Kerpont s’était étendu sur sa couchette. Il sentait la migraine s’installer et fermait les yeux pour en atténuer les effets.

Il entendit qu’on frappait à la porte de sa cabine. En ouvrant celle-ci, il fut étonné de voir la silhouette du chef des terroristes dans l’embrasure. Celui-ci l’avait sèchement congédié moins d’une heure auparavant.

« Me permettez-vous d’entrer dans votre cabine » demanda le terroriste au commandant avec courtoisie.

Ce dernier essayait tant bien que mal de cacher son étonnement. Le personnage qu’il avait en face de lui était décidément inclassable.

Il fit signe au jeune homme d’entrer.

« Commandant, j’aimerais vous poser une question ». Son interlocuteur se demandait s’il ne décelait pas une pointe de timidité dans le ton employé par le terroriste.

« Et je compte sur vous pour y répondre avec la plus grande franchise. » ajouta Abou Saïf.

« Je vous écoute » lui répondit le vieux commandant.

« Dites-moi. Que pensez-vous de l’Islam ? »

Un uppercut n’aurait pas eu plus d’effet sur le commandant. Il en avait littéralement le souffle coupé. Comment un islamiste radical pouvait lui demander son opinion sur l’islam ? Et comment répondre à une question manifestement piégée ?

« Je respecte les musulmans et leur foi, mais je ne la partage pas » répondit Kerpont après quelques secondes d’hésitation. Et il ajouta : « je suis chrétien, et je ne peux pas croire en un dieu qui ordonne la mort et la destruction. » Ces derniers mots étaient sortis spontanément, dans un sursaut de fierté et en regardant le terroriste droit dans les yeux.

Ce dernier encaissa le coup sans rien laisser paraître. « Je vois que vous jouez le jeu de la franchise » dit-il en souriant.

« Laissons pour l’instant le côté destructeur de l’islam si vous le voulez bien. Si vous êtes chrétien, comment pouvez-vous accepter que l’on bafoue votre religion dans votre pays ? Comment pouvez-vous tolérer que vos enfants puissent voir la pornographie à la télévision ? Comment pouvez-vous accepter que les homosexuels aient le droit de se marier et d’avoir des enfants ? Comment avez-vous pu vendre votre âme au lobby LGBT ?»

Le commandant Kerpont ne s’attendait pas à être entraîné dans une discussion sur les réformes sociétales de son pays.

« Je ne suis personnellement pas favorable à toutes ces « avancées sociétales ». » répondit Kerpont. « Je serais allé manifester mon désaccord si je n’étais pas en mer au moment du vote de la loi sur le mariage homosexuel. Mais nous vivons en démocratie et en état de droit : il faut accepter les lois votées. »

« Voyez-vous, nous partageons les mêmes idées dans nos religions respectives. La différence est que votre dieu se soumet aux hommes. Alors que les musulmans se soumettent à Allah. « Soumission » : c’est ce que signifie le mot « islam ».

Homosexualité, infidélité, pornographie… Toutes ces abominations sont dénoncées dans le saint Coran qui est la vraie parole d’Allah. Tout ce qui est écrit dans le Coran est parfait et ne saurait être contredit ou déformé.

Le vrai musulman n’a pas à réfléchir. Il n’a qu’à lire, méditer et appliquer le Saint Coran. Qui sommes-nous pour juger de la valeur de la parole divine ? Si la perfection de ces paroles ne nous apparaît pas immédiatement, nous en aurons une parfaite compréhension après notre mort. De notre vivant, il ne nous est demandé que d’appliquer les commandements divins. »

Le commandant écoutait ce prêche avec perplexité. Le jeune homme en face de lui avait pris un ton docte et levait souvent l’index de sa main droite pour appuyer son propos.

Kerpont prit quelques instants avant de répondre. « Je ne suis qu’un humain. Mais je ne vois pas comment un dieu tout puissant pourrait avoir besoin du concours des hommes pour commettre des crimes contre sa propre création. S’il a besoin des hommes c’est qu’il n’est pas tout puissant. S’il n’est pas tout puissant, il n’est pas Dieu. »

« En un sens vous avez raison » répondit Abou Saïf en le regardant calmement. « C’est pourquoi nous pensons que les chrétiens se trompent quand ils prétendent que leur dieu a pu mourir sur la croix. S’il a été tué, c’est qu’il n’est pas Dieu ».

Sur ces mots, le terroriste salua le commandant et sortit de la cabine.

Kerpont était songeur. Le terroriste ne l’écoutait pas quand il essayait de l’avertir de la dangerosité de la cargaison qu’ils transportaient. En revanche, il était prêt à débattre sur la pertinence comparée des religions.

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