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Le matelot avait les yeux bandés. Il était encadré par les deux frères tchétchènes qui le placèrent au centre de la scène improvisée. Kerpont avait l’impression que les deux frères avaient trouvé leur prise de guerre, qu’ils gardaient jalousement. Le Philippin se tenait bien droit, l’air absent, comme s’il avait accepté son sort ou que la scène qui se déroulait lui était étrangère.

L’équipage était complet à l’exception du marin à la barre, sous la surveillance d’un des terroristes. Ils avaient été rassemblés sur le pont du navire, devant la passerelle.

Les marins baissaient la tête devant ce spectacle affligeant.

Le chef des terroristes prit la parole d’une voix forte pour couvrir le bruit des vagues et du vent.

« Ce mécréant a manqué de respect pour le saint Coran qu’il a jeté au sol ».

Et s’adressant à l’accusé : « qu’as-tu à dire pour ta défense ? »

Le matelot gardait le silence, la tête tournée le bas. Kerpont se demandait s’il avait été maltraité pendant sa courte détention.

« Alors, parle ! As-tu jeté le saint Coran à terre ? » Personne ne semblait saisir l’ironie d’une telle accusation en pleine mer. La tension était à son comble.

« Je n’ai pas jeté ce livre par terre. Je n’y ai pas touché. » répondit le matelot en anglais, d’une voix discrète, presque un murmure.

« Tu mens ! » répondit le djihadiste. « Il y a plusieurs témoignages qui établissent la vérité de ton acte sacrilège. Et le prophète – béni soit son nom – est très clair sur le châtiment que tu mérites. » Abou Saïf prit quelques secondes de silence pour donner plus d’emphase à son discours. « La mort ! »

Quelques cris d’indignation se firent entendre dans l’équipage. Mais personne n’avait envie d’attirer l’attention des terroristes et l’assemblée redevint silencieuse.

Abou Saïf fit signe à l’un de ses hommes. Farid s’avança et attrapant brutalement le matelot d’une main, son poignard dans l’autre, il l’obligea à se mettre à genoux. Le terroriste avait un air déterminé et cruel.

« Cet homme est innocent. Laissez-moi prendre sa place ! » lança le commandant Kerpont en s’avançant vers le chef des terroristes, le visage aussi pâle qu’un cadavre.

Le djihadiste le regarda avec un mépris et l’arrêta d’un geste : « J’ai encore besoin de vous. Ne soyez pas si pressé, votre tour viendra bien assez vite. » Et il ordonna au bourreau de continuer.

Tirant la tête du pauvre Philippin par les cheveux, Farid arracha son bandeau et l’obligea à regarder ses compagnons. On pouvait lire la terreur dans ses yeux.

Le supplicié regardait autour de lui à la recherche d’une personne en mesure de l’aider. Mais personne n’osait intervenir.

Plaçant la lame de son couteau sur la gorge de sa victime, le Français la fit glisser lentement depuis l’oreille gauche. Le poignard labourait la chair en faisant jaillir un flot de sang rouge brun.

L’assistance vit le corps du pauvre homme se tendre sous l’effet de la douleur et de la peur, lutter désespérément pour échapper à l’étreinte cruelle de son bourreau pour finalement lâcher prise, les yeux révulsés dans leurs orbites.

La scène était insoutenable. On entendait des sanglots parmi les marins.

Le pont était couvert de sang, tout comme les mains, le visage et les vêtements de l’assassin ayant exécuté sa besogne.

Parachevant son œuvre macabre, le Français découpa les ultimes lambeaux de chair, de peau et de muscle liant encore la tête au tronc. D’un geste triomphant, il brandit la tête de sa victime devant les otages au bord de l’évanouissement, puis il leva son index droit et prononça les deux attestations de foi « Achhadou ana la ilah ila Allah wa achhadou ana Mohamad rassoul Allah »[1].

Deux terroristes filmaient la scène avec leur portable.

Le commandant faisait les cent pas dans sa cabine, depuis la tête de son lit jusqu’à la porte, puis de la porte jusqu’à la tête de son lit. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, sa cabine n’était pas une petite cellule, et le commandant disposait de plus de douze mètres carrés avec une douche et des toilettes privatives. La chambre présentait un certain confort, même si la décoration était assez sommaire.

Kerpont était animé d’une profonde colère et les larmes coulaient sur ses joues à la pensée de ce matelot lâchement assassiné sous ses yeux. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit les images épouvantables de la scène à laquelle lui et son équipage avaient été forcés d’assister.

Comment ces hommes pouvaient-ils oser apporter la haine et la destruction sur son bateau ? En qualité de commandant, tous ces hommes étaient sous sa responsabilité. Un douloureux sentiment de culpabilité se mêlait à sa colère.

Il mit du temps à réaliser que quelqu’un frappait à la porte de sa cabine.

Après avoir essuyé ses larmes et tenté de se recomposer un visage impassible, le commandant ouvrit la porte.

Dans l’embrasure se tenait le chef des terroristes. Réprimant sa répulsion envers l’homme qui portait la responsabilité de ces crimes, Kerpont regarda froidement Abou Saïf et attendit que celui-ci s’exprime.

Ce dernier soutint le regard de son aîné pendant quelques secondes avant de demander d’une voix calme : « me permettez-vous d’entrer ? ».

Toujours silencieux, le commandant leva les yeux au ciel et s’écarta pour laisser passer l’islamiste.

Celui-ci pénétra dans la cabine et proposa au commandant de s’asseoir sur le lit pendant que lui-même s’asseyait sur l’unique chaise. Kerpont s’exécuta de manière automatique.

Ses yeux rougis n’échappèrent pas au djihadiste. Le marin se tenait légèrement vouté, sa main tremblait et il semblait avoir vieilli de plusieurs années.

« Je sais que l’exécution de votre matelot vous révolte. Votre colère est légitime. » commença-t-il.

Le commandant gardait le silence.

« Mon intention n’est pas de nous dédouaner de cet acte. Aussi difficile qu’il puisse être, il était nécessaire. »

Silence de Kerpont. L’autre ne se décourageait pas.

« Nous sommes en guerre. Et la guerre est cruelle. »

« Quelle guerre ? » interrogea le commandant. « Que vous avait fait ce pauvre Jaypee ? ».

« Lui ne nous avait rien fait. Exactement comme toutes ces femmes et tous ces enfants qui sont tués froidement chaque jour par des bombes américaines ou françaises, en Irak, en Syrie ou en Libye. » répondit calmement le terroriste. « Jaypee n’est qu’une victime collatérale d’un combat qui le dépasse.

Vous tous Occidentaux n’avez que le mot démocratie à la bouche. C’est la démocratie que vous invoquez pour venir faire la guerre aux pays qui ne remplissent pas les critères démocratiques que vous édictez. Vous croyez que la vie de nos femmes et de nos enfants qui meurent sous vos bombes a moins de valeur que vos idées démocratiques ? Je les ai vus de mes propres yeux au Yémen, ces femmes et ces enfants assassinés par les bombes occidentales.

Votre démocratie, c’est surtout un prétexte pour exporter la culture occidentale dévoyée : la pornographie, la drogue, l’homosexualité. Nous ne combattons pas d’abord des soldats mais un système idéologique qui détruit toutes les autres cultures, qui nie le droit aux autres civilisations d’exister.

Vous ne nous laissez pas le choix. Dans votre schéma de pensée où vous monopolisez les bons rôles, nous endossons les seuls rôles que vous nous laissez. Appelez nous « terroristes » si vous voulez, ou bien « combattants du désespoir » si vous préférez. Si nous sommes devenus des monstres, c’est parce que vous nous y avez contraints. Et nous y sommes contraints parce que nous n’avons pas envie de devenir comme tous les pays qui ont choisi de se soumettre à vos choix civilisationnels.

Regardez autour de vous et citez-moi un pays qui a mis en œuvre votre démocratie sans sombrer dans la corruption et l’immoralité. »

Tout ce discours avait été prononcé par le terroriste de façon calme avec parfois des pointes d’exaltation dans la voix.

Kerpont mit du temps à répondre. Enfin il regarda le terroriste et lui dit sur un ton fatigué « Vous n’êtes pas différent de ceux que vous prétendez combattre : vous avez choisi de tuer un pauvre Philippin pour promouvoir vos idées. Vous avez assassiné un innocent qui se sacrifiait loin de sa famille afin de permettre à ses enfants de faire des études et d’être à l’abri du besoin. Jaypee a une femme et deux enfants qui sont désormais orphelins par votre faute. »

« Quel est l’intérêt de faire des études et de gagner de l’argent si c’est pour aller en enfer ? » répondit le maghrébin sur un ton bravache. « Leur salut est en Allah seul. »

[1] « Je témoigne qu’il n’y a de divinité qu’Allah, et je témoigne que Muhammad est le prophète d’Allah. »

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