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Il était près de 13h et le petit déjeuner d’Alexandre était loin. Pris dans le tourbillon des évènements, il en avait oublié la faim qui désormais tenaillait son estomac.

Regardant la salle autour de lui, il réalisa que des plateaux repas avaient été entassés dans un coin.

Il proposa à Victoria de faire une pause pour se restaurer. Elle aussi était étonnée de ne pas avoir ressenti la faim plus tôt.

Ils prirent chacun un plateau et s’installèrent l’un en face de l’autre dans une salle de réunion transformée en salle de repos pour la cellule de crise.

Après quelques minutes à savourer les aliments, Victoria rompit le silence.

« Je croyais que les Etats-Unis étaient le premier exportateur mondial de GNL ? » interrogea-t-elle la bouche pleine. « Pourtant le Cheikh Boumediene ne partait pas des Etats-Unis, il apportait du gaz aux Etats-Unis : comment est-ce possible ? »

Alexandre sourit en entendant la question. Il s’amusait de voir Victoria pointer l’une des anomalies de l’industrie mondiale du GNL.

« Tu mets le doigt sur un aspect intéressant de notre industrie. Les Etats-Unis sont en effet devenus en quelques années le premier exportateur de GNL devant le Qatar et l’Australie. Ils ont une production de gaz considérable depuis que se sont développé les techniques de gaz de schistes. Mais la Nouvelle Angleterre, dans le Nord Est des Etats-Unis, est mal reliée aux zones de production de gaz. Il manque des infrastructures pour transporter les volumes de gaz nécessaires, notamment en hiver pour faire face aux températures parfois glaciales. C’est pourquoi cette région des Etats-Unis a toujours importé du GNL depuis les années 70, et continue à le faire maintenant que les Etats-Unis exportent leur production domestique. »

Alexandre vit que Victoria n’était pas convaincue.

Fronçant les sourcils, elle répliqua : « Mais le gaz chargé sur le Cheikh Boumediene ne venait pas des Etats-Unis. J’ai lu dans la presse qu’il avait été chargé à Bethioua, en Algérie. Pourquoi aller chercher du gaz aussi loin quand on pourrait juste amener du gaz américain par bateau ? »

Alexandre était impressionné par la capacité de Victoria à mettre en lumière là où le bât blesse.

« Tu as vu juste. C’est en effet ce que toi et moi ferions dans ce cas : s’il n’y a pas de pipelines terrestres, pourquoi ne pas transporter le gaz par voie maritime ? »

« Exactement ! » s’exclama Victoria.

« Parce que la loi américaine l’interdit » répondit Alexandre calmement.

La jeune fille le regardait avec des yeux ronds sans dire un mot.

« Plus exactement, la loi américaine ne l’interdit pas mais place des conditions tellement restrictives qu’elle l’interdit de fait. » ajouta Alexandre. « As-tu déjà entendu parler du Jones Act ? » interrogea-t-il.

« Ca me rappelle vaguement quelque chose que j’ai dû apprendre en cours. » réfléchit Victoria.

« C’est une loi protectionniste qui date des années 1920 dont le but était de favoriser les chantiers navals américains. Cette législation est toujours en vigueur : elle n’autorise le cabotage entre deux ports américains que pour des bateaux construits aux Etats-Unis, avec un équipage américain et battant pavillon américain. Autant dire que ces trois critères ne sont jamais réunis pour le GNL, d’abord parce que les Etats-Unis n’ont plus construit de méthanier depuis quarante ans ».

« C’est stupide ! » s’exclama Victoria. Alexandre ne répondit pas.

Après quelques instants de silence, Victoria fit une petite moue dubitative et changea de sujet : « J’ai l’impression que le terme « gestion » dans « gestion de crise » est largement surévalué. Qu’est-ce qu’on peut gérer quand on ne maîtrise rien du tout ? »

Alexandre eut un petit rire en voyant la mine déconfite de Victoria.

« Oui les termes « gestion » et « crise » sont assez antinomiques. C’est quand le gouvernail se brise devant les récifs qu’on se rend compte de son utilité. »

« Franchement, ça fait depuis hier qu’on est en mode gestion de crise, et qu’est-ce qu’on a réussi à gérer ? Les terroristes continuent à diriger le bateau où ils le veulent sans que personne ne les arrête… »

Victoria avait un air déprimé.

« Je crois que tu te trompes sur la gestion de crise, en tout cas au niveau d’une entreprise. » lui répondit Alexandre. « Il ne s’agit pas de résoudre la crise mais de la gérer, ce qui est un peu différent. Résoudre la crise actuelle est d’abord du ressort de l’armée. »

« Mais alors qu’est-ce que vous gérez ? » demanda Victoria sur un ton provocateur.

Alexandre ne releva pas le ton employé. « On gère les conséquences de cette crise pour l’entreprise, ses salariés, ses clients… et surtout on note tout ce qui a permis à cette crise d’arriver ainsi que les bonnes pratiques à mettre en place pour éviter qu’elle ne se reproduise. »

« Finalement, la seule chose qu’on peut essayer de gérer, c’est la communication » fit remarquer Victoria.

« L’aspect communication est central dans la gestion de crise » reconnut Alexandre. « Et ce n’est pas le communiquant qui essaie de se mettre en avant » ajouta-t-il avec un clin d’œil. « Mais la communication… ».

« D’ailleurs, comment analyses-tu la communication autour du bateau de Boston ? » l’interrompit Victoria.

« Ils ne sont pas très bons » reconnut Alexandre avec une mise désolée. « Ils ont mis du temps à faire leur holding statement : les images tournaient en boucle sur toutes les chaînes d’information continue. Mais compte tenu des circonstances – le lieu et l’heure –, il était très difficile de réagir avant que la crise ne prenne toute son ampleur. »

« J’ai lu que les terroristes faisaient partie de l’équipage » nota Victoria. « Il y a clairement eu une défaillance de l’entreprise dans la sélection de ses marins. Et comment expliquer que des armes puissent être introduites sur un bateau ? Il n’y avait donc aucun contrôle ? »

Alexandre opina. Il montra à Victoria une vidéo qui avait été relayée plusieurs milliers de fois sur un réseau social. On pouvait y voir le PDG de la société qui avait affrété le Cheikh Boumediene devant les caméras répéter d’un air consterné « Je n’ai pas dormi depuis 48 heures. Moi aussi je voudrais pouvoir revenir en arrière et retrouver ma vie d’avant. »

« On peut le comprendre » fit remarquer Victoria.

« Oui. Mais cette phrase est particulièrement malheureuse » lui répondit Alexandre. « Elle a indigné à juste titre les familles de la trentaine de personnes qui ont perdu la vie. Elle scandalise les populations directement concernées par un risque de pollution de l’air et de l’eau. Dans ces circonstances, ce qu’on attend de l’entreprise, c’est qu’elle prenne ses responsabilités et montre un minimum d’empathie. Les états d’âme d’un PDG sur l’impact négatif de la catastrophe sur son sommeil sont particulièrement déplacés, et néfastes pour l’image de son entreprise. »

Le téléphone de Victoria se mit à sonner. Jetant un œil sur l’écran la jeune fille, Alexandre la vit refuser l’appel. Cette fois, il nota une pointe d’irritation chez la jeune fille.

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