3-7
« Allo ? » Victoria avait saisi son téléphone pour prendre un appel. « Mon Dieu ! » laissa-t-elle échapper après quelques secondes. Une expression d’effroi pouvait se lire sur son visage.
Alexandre la regardait d’un air interrogateur.
Victoria termina son appel et se tourna vers lui, le visage horrifié. Il lui fallut quelques secondes avant de pouvoir prononcer quelques mots.
« Ils ont exécuté un matelot philippin » dit-elle dans un souffle en regardant Alexandre. « Ils l’ont égorgé devant tout l’équipage ; ils ont filmé son assassinat et tenté de le diffuser sur les réseaux sociaux. »
Il vit la jeune fille se lever, le visage blanc comme un linge, et sortir précipitamment de la pièce.
De longues minutes s’écoulèrent avant que le communiquant, inquiet, ne décide de partir à la recherche de Victoria. Il frappa à la porte des toilettes des filles et appela son nom, sans succès. Il ouvrit la porte pour renouveler son appel et se trouva nez à nez avec une femme d’âge mûr qui le regarda avec désapprobation.
Balbutiant quelques mots d’excuse, il lui demanda si elle avait vu une jeune fille de vingt-cinq à trente ans. L’autre secoua la tête.
Poursuivant ses recherches, il entreprit d’explorer les salles de réunion de l’étage. Il interrompit quelques réunions de travail, suscitant des regards étonnés, avant d’identifier une salle apparemment vide et plongée dans la pénombre. Entendant des sanglots étouffés, il pénétra dans la salle et en referma la porte.
Victoria était assises dans un coin, à même le sol, la tête dans les mains.
Lorsqu’Alexandre prononça doucement son nom, Victoria leva la tête et leva vers lui des yeux noyés de larmes. Le contraste était saisissant avec la jeune femme rayonnante qu’il avait rencontrée à l’Elysée puis accueillie le matin même dans la cellule de crise.
« Je suis… Je suis désolée » articula péniblement la jeune fille entre deux sanglots.
« Pourquoi es-tu désolée ? » demanda Alexandre qui s’était accroupi devant elle.
« Je suis désolée de ne pas être assez forte. »
« Il ne s’agit pas d’être faible ou fort. Il s’agit d’empathie. » lui répondit-il. « Les gens insensibles, ça n’existe pas. Ou bien si ça existe : on appelle ça des psychopathes ».
Alexandre aperçut un sourire fugace réapparaître sur le visage de son interlocutrice.
« Je suis ridicule » reprit Victoria en reniflant et en sortant un mouchoir de sa poche.
« Non tu n’es pas ridicule. Tu es humaine, et c’est une grande force. Ce qui vient de se passer sur ce bateau est horrible, pour ce pauvre homme, pour sa famille, et pour ses collègues qui ont été forcés d’assister à sa mise à mort. »
Alexandre avait lui-même la gorge nouée en s’exprimant.
« Ce qui serait ridicule, ce serait de prétendre l’inverse : que cette cruauté gratuite ne provoque aucune émotion en nous. Comment peut-on en prendre des décisions rationnelles quand on est incapable de poser des mots justes sur la réalité qui nous entoure ?
Ni toi ni moi ne pouvons empêcher ces terroristes de commettre leurs crimes en ce moment. Mais c’est pour éviter que d’autres crimes ne soient commis que nous travaillons aujourd’hui dans la cellule de crise. Notre marge de manœuvre est ténue, mais elle existe et nous faisons notre part. »
Alexandre pensait à ce conte amérindien où tous les animaux de la forêt fuient un incendie sauf un colibri qui fait des aller-retours entre la rivière et les flammes pour à chaque fois y déposer une goutte d’eau. A un autre animal qui l’interroge sur l’utilité de ses efforts, il répond « je fais ma part ».
C’était la compréhension qu’Alexandre avait de la gestion de crise : personne ne peut seul venir à bout d’une crise, mais l’action de chacun est nécessaire et doit être coordonnée.
Il tendit la main à la jeune fille pour l’aider à se relever.
Victoria reprit la parole, d’un ton plus assuré.
« Les terroristes ont utilisé le réseau 4G de l’armée française pour diffuser leur vidéo, ce qui nous a permis de la modifier avant qu’elle ne soit accessible par le public. Les images de l’exécution elle-même sont brouillées »
« Tu vois, on arrive quand même à contrarier les plans des terroristes » lui fit-il remarquer en souriant.
Victoria lui rendit son sourire.
« Merci Alexandre » fit-elle en essuyant ses yeux. « Retournons à notre poste. »

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