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« Bonjour. J’ai des infos sur une des personnes qui sont sur votre bateau. C’est même probablement le chef du commando. Il était avec moi à Sciences Po. » Alexandre lisait ce message reçu quelques minutes plus tôt sur le réseau Linkedin.
Alexandre avait reçu des dizaines de messages depuis son apparition a télévision. Mais celui-ci était différent. Il était envoyé sur un réseau professionnel, et son expéditeur utilisait sa véritable identité. De plus le profil de son interlocuteur était assez fourni aussi bien s’agissant du parcours de formation que des expériences professionnelles. En outre, il notait que cet utilisateur utilisait régulièrement Linkedin pour poster des commentaires à caractère exclusivement professionnel. En bref, le profil avait l’air réel et son interlocuteur sérieux.
Victoria était en train de lire un compte-rendu de l’armée. Il pointa le message à son intention.
Elle regarda le message et fronça les sourcils.
« D’après son profil, ce gars a été diplômé de Sciences Po la même année que moi. »
« Tu le connais ? » demanda Alexandre avec surprise.
« Non. Mais je serais curieuse de savoir ce qu’il a à te dire. »
Alexandre pianota sur son téléphone : « Bonjour Monsieur Zerrouki. A quel numéro puis-je vous appeler ? »
La réponse ne se fit pas attendre. « Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais qu’on se rencontre pour en parler directement. »
Alexandre et Victoria échangèrent un regard. L’idée de quitter la cellule de crise paraissait inconcevable à Alexandre.
« Il est hors de question pour moi de quitter la cellule au milieu d’une crise » formula Alexandre.
Victoria n’était pas du même avis.
« Je pense que nous devons y aller » dit-elle en regardant Alexandre dans les yeux. « Un homme te contacte avec des informations potentiellement critiques concernant le détournement du méthanier : c’est une occasion à ne pas laisser passer. »
« Pourquoi moi ? Je suis communiquant. Debriefer des indicateurs est du ressort de la police ou de l’armée. » protesta Alexandre.
« Certes, mais c’est toi qu’il a choisi de contacter et cette personne veut manifestement rester discrète. » lui rétorqua Victoria. « Allons-y tous les deux. Nous pouvons être revenus dans une heure si on utilise ma moto. »
« Ok mais faisons ça dans les règles : il faut prévenir nos hiérarchies respectives. » convint Alexandre.
Paris, décembre 200*, Institut d’Etudes Politiques de Paris
« Tell me where you spend your holiday and what you like or dislike when you are there.”
Le jeune professeur d’anglais essayait désespérément de délier les langues des étudiants qui lui faisaient face.
Mohamed éprouvait une certaine pitié devant ces efforts qui suscitaient aussi peu d’enthousiasme dans la salle.
Après quelques minutes d’un silence embarrassant, un étudiant se décida enfin à prendre la parole.
« Good. I am from Algerie and during the summer I go to the bled”. L’étudiant avait un fort accent français et, pour autant que Mohamed pouvait en juger, un niveau d’anglais assez faible.
“What do you mean by “the bled”? Is it some special place?” interrogea le professeur trop heureux d’avoir enfin la possibilité de construire un dialogue.
« Euh, the bled, it is how we call the village where I come from in Algerie”
Mohamed vit les étudiants sourire autour de la pièce. Le bled est une notion qu’il était difficile d’expliquer à quelqu’un qui n’avait pas vécu en France. Le bled, c’est la terre d’origine des immigrés maghrébins, endroit fantasmé par les uns, teinté de mépris pour d’autres.
Le bled, ça lui parlait à Mohamed. Lui aussi y passait ses vacances. Dans son esprit, c’était un peu comme le MacDonald : on a envie d’y aller, mais une fois qu’on en a goûté, on se demande bien pourquoi on est venu. L’envie de partir au bled revenait chaque année et à chaque vacance, Mohamed se demandait quand il pourrait enfin quitter le bled pour retourner là où il avait grandi : à Paris.
En sortant du cours, Mohamed s’approcha de l’étudiant qui avait essayé de parler du bled.
« Salut. Moi aussi je suis Algérien. Il est où ton bled ? »
« Ca s’appelle Ain Bouziane C’est dans le Wilaya de Skikda. »
« Je connais très bien ! J’y passe chaque année pour aller au bled. Ma famille est à El Marsa, sur la côte. »
« Moi c’est Mohamed et toi ? »
« Kader ».
Kader était rapidement devenu son seul véritable ami à Sciences Po. Ils déjeunaient ensemble et s’asseyaient côte à côte dans les cours qu’ils avaient en commun.
Bien qu’ils soient tous d’eux d’origine algérienne, un fossé séparait les deux jeunes hommes.
Mohamed avait intégré l’IEP sur concours, après 4 ans d’études économiques à l’université de Paris-Dauphine. Kader était entré sans concours, par la voie d’admission spécifique réservée aux étudiants venant de ZEP, les Zones d’Education Prioritaire.
L’un était fils unique et avait grandi dans les beaux quartiers de Paris, l’autre était issu d’une famille nombreuse habitant à Bondy en Seine-Saint-Denis, le 9-3.
Les parents de Mohamed étaient de culture musulmane mais ne respectaient aucune prescription religieuse. Kader ne cachait pas qu’il était croyant et même très pratiquant. Mohamed s’en était rendu compte pendant le mois de Ramadan. Sans que Kader ne lui fasse le moindre reproche, Mohamed avait senti le décalage qu’il pouvait y avoir entre eux. La dévotion discrète et assumée de Kader l’avait interpellé.
Il ne s’était à vrai dire jamais intéressé à la question, ses parents ne l’ayant jamais initié aux choses religieuses. L’islam qu’il voyait à la télévision achevait de le convaincre de ne pas s’approcher des gens qui le prêchaient avec trop d’enthousiasme.
Avec Kader c’était différent. Il était tout sauf radical : c’était la douceur incarnée.
Alors il l’avait interrogé sur cet islam qu’il sentait si différent de ce qu’il avait pu rencontrer.
Kader avait souri en entendant la question de Mohamed.
« C’est que l’islam que je pratique est considéré par les islamistes comme une hérésie… » lui dit-il.
« Je pensais qu’il n’y avait qu’un seul islam ? » s’étonna Mohamed.
« Il n’y a qu’un seul islam, c’est vrai. Mais il y a une diversité de musulmans : sunnites, chiites, ibadites, alaouites, »
« Alors dans quelle catégorie de musulman doit-on te ranger ? »
« Je suis sunnite, comme la majorité des musulmans de France. Est-ce que tu connais le plus grand Algérien qui ait existé ? ».
« Zinédine Zidane » lui répondit Mohamed avec un sourire narquois.
« Bien tenté mais non. Il s’agit d’Abdelkader »
Ce nom avait une vague résonnance dans l’esprit de Mohamed.
« Abdelkader était un personnage important en Algérie quand Charles X décida de lancer son expédition en 1830. Il prit la tête de la résistance face aux envahisseurs et mena la vie dure aux Français. A la fin, il fut vaincu et fut emmené prisonnier avec toute sa famille en France. Il a été logé notamment au château d’Amboise. Il fut finalement exilé à Damas en Syrie. »
« Quel rapport avec la religion ? » l’interrompit Mohamed.
« Il se trouve qu’Abdelkader était un musulman très religieux. On pourrait même dire un saint, si l’islam reconnaissait des saints. C’était en tout cas un homme très pieux. Et c’est sa conception de l’islam qui me paraît la plus juste. Une approche soufie. »

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