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Victoria s’était confortablement installée dans un des canapés du hall d’entrée d’EUROGNL pour attendre l’arrivée d’Alexandre. Le parvis devant la tour était étrangement calme même si les inscriptions sur les murs et le sol et les restes calcinés du kiosque à journaux témoignaient encore de la violence des évènements de la veille.

Lorsqu’Alexandre franchit les portes tambour du lobby, il fut accueilli par le sourire chaleureux de la jeune fille, comme s’ils ne s’étaient pas quittés quelques heures plus tôt. Il réalisa avec un peu de gêne qu’il attendait ce moment où il allait la retrouver. La nuit avait été courte mais réparatrice. Il avait dormi d’un sommeil lourd peuplé de rêves où les terroristes et les bateaux de GNL se mêlaient au visage de Victoria.

Il s’était habillé de manière décontractée en jeans bleu et tee-shirt avec un pull marinière et des sneakers aux pieds. Elle avait choisi une jupe estivale blanche avec des motifs floraux, un débardeur vert olive et des chaussures de sport blanches. Ses cheveux étaient retenus par un bandeau et le visage était très légèrement maquillé.

Alexandre, dont le visage portait encore les marques de contusions de la veille, tenait à la main un sachet de croissants.

« Prête pour un weekend au bureau ? » demanda Alexandre avec une expression enjouée. « Je t’ai apporté le petit déjeuner ».

« C’est mignon. Merci Alex. » lui répondit la jeune fille. « Je ne suis là que pour la matinée : il faut que j’aille à l’Elysée cet après-midi ».

Les deux jeunes gens se dirigèrent vers la cellule de crise. Les bureaux d’EUROGNL étaient déserts le samedi. Ils trouvèrent la salle de réunion moins animée que les jours précédents.

A peine installée à sa place, Victoria se mit en communication avec la cellule du quai d’Orsay pour faire le point sur l’évolution de la situation pendant la nuit. Alexandre la vit noter quelques lignes avant de raccrocher. Victoria pouvait voir son regard interrogateur et répondit à sa curiosité : « Pas de réel changement depuis hier soir. La seule chose notable est l’intervention des parents de Mohamed. Les négociateurs les ont mis en contact avec le navire. Mais quand il a entendu leur voix, Mohamed a refusé de leur parler. Donc échec pour l’instant : ils se sont levés aux aurores un samedi pour rien. »

« Comment ont-ils réagi quand ils ont appris que leur fils était responsable de la crise actuelle ? » interrogea Alexandre.

« Ils sont tombés des nues : ils pensaient que Mohamed avait pris une année sabbatique. La conversion de leur fils ne leur avait pas mis la puce à l’oreille. Ils sont effondrés ; »

« On peut les comprendre » acquiesça Alexandre.

« Les négociateurs vont essayer de mettre Mohamed en contact avec Kader un peu plus tard dans la matinée. Il est en ce moment au quai d’Orsay en train d’être briefé. »

Alexandre tendit un croissant à Victoria. La jeune fille le regarda avec un air de désapprobation. La pensée que Victoria soit en train de faire un régime traversa l’esprit d’Alexandre. « Ou bien » s’inquiéta-t-il, « elle est peut-être vegan ? ».

Voyant l’inquiétude dans les yeux de son interlocuteur, la jeune fille éclata de rire.

« Je pourrais en manger trois tellement j’aime ça ! Mais pas ici pour mettre des miettes sur ma table de travail. Allons prendre un café à côté » proposa Victoria. Alexandre était soulagé de ne pas avoir commis d’impair.

Abou Saïf attendit quelques instants avant de répondre à l’appel du Languedoc. Il n’avait aucune envie de parler à ses parents. Il se résolut enfin à saisir le micro et à répondre : « Ici le Surcouf, je vous écoute ».

A la place de la voix angoissée de sa mère, c’est une autre voix familière qu’il entendit dans la radio. L’écho de celle-ci le replongea dans ses années étudiantes. Il fut transporté en un clin d’œil dans la Péniche à Sciences Po où la figure bienveillante de Kader le regardait l’œil rieur, comme s’il venait de dire un bon mot.

Le ton grave de son ami le ramena brutalement à la réalité. Il n’y avait aucune raison de plaisanter.

« As-salamu alaykum Mohamed. Bārak Allāhu fīki » disait la voix de Kader.

« Wa aleykum as-salam. Mon nom est Abou Saïf Al Faransi » répondit Mohamed d’un ton un peu bourru.

« Ok Moha… Abou Saïf. » se corrigea son interlocuteur. « J’ai l’impression que tu as fait un bout de chemin depuis qu’on s’est quittés mon frère ».

Après un silence, le terroriste répondit doucement « J’ai choisi le chemin d’Allah, mon ami ».

Kader nota la fatigue dans la voix de son ami.

« J’ai bien reçu ton message, mon frère, mais je ne le comprends pas » commença Kader.

« Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? »

« Je ne comprends pas comment l’étudiant si prompt à s’indigner de toutes les injustices peut aujourd’hui accepter de massacrer des innocents. Je ne comprends pas comment mon ami qui est allé au secours de Rohingyas au Bangladesh peut désormais retenir des hommes et des femmes en otage. Je ne comprends pas comment mon frère qui me donnait l’accolade à la sortie de la prière peut désormais choisir la violence au nom d’Allah. Allah n’est-il pas le très Miséricordieux et le très Clément ? »

La voix de Kader resta en suspens sur cette dernière interrogation. Un silence s’installa.

« Tu sais aussi bien que moi que l’Occident est en guerre contre les musulmans. Ce sont eux qui nous attaquent et pas l’inverse. » fit remarquer Abou Saïf.

« Je suis musulman et je ne me sens pas attaqué à cause de ma foi » lui répondit calmement son ami.

« Peux-tu affirmer que tu n’as jamais été victime d’islamophobie ? Peux-tu prétendre que les maghrébins ne sont pas simplement « des racailles » aux yeux de tes compatriotes ? »

« Tu as raison, nous sommes souvent qualifiés de « racailles ». C’est insultant, méprisant et raciste. Mais il faut bien admettre que pour une bonne partie des jeunes maghrébins, le terme « racaille » est encore trop doux pour qualifier ces voyous, ces voleurs, ces trafiquants de drogue et ces mafieux. »

« Peux-tu dire tout haut que tu n’as jamais été discriminé à cause de ton nom, de tes origines, de ta religion ? » insista le terroriste.

« Oui j’ai été discriminé. J’ai été discriminé dans les deux sens : on m’a regardé comme une racaille, et on m’a donné la chance d’étudier à Sciences Po. Heureusement que tous ceux qui sont discriminés à un moment de leur histoire n’en prennent pas prétexte pour égorger des innocents, ou même des coupables. C’est trop facile de te cacher derrière le statut de victime. En faisant cela, tu n’appliques pas les préceptes de l’islam, tu tombes dans le piège de l’extrême gauche : victimiser des communautés pour les inciter à détruire un système plutôt qu’à y trouver leur place en l’améliorant. »

Abou Saïf entendit un peu d’agitation dans ses écouteurs. Les propos tenus par Kader ne devaient pas cadrer avec les consignes qu’on lui avait transmises.

La voix de Kader retentit à nouveau. « Ecoute mon frère, je ne suis pas là pour juger de tes actions aujourd’hui. En revanche, si tu crois en Allah le Miséricordieux, je pense que tu pourrais poser des actes charitables pour montrer ta bonne volonté. »

Le chef des djihadistes se taisait.

« Tu as fait des revendications qui sont difficiles à mettre en œuvre. Il faut notamment convaincre des gouvernements étrangers. Il nous faudrait des preuves tangibles de ta part. » continua Kader.

« Quel type de preuves tangibles ? »

« Par exemple, tu pourrais libérer dix otages pour montrer ta bonne volonté. » suggéra son ami.

« Dix, c’est trop » réagit le terroriste.

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