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Victoria avait accueilli Alexandre à l’entrée réservée aux collaborateurs. Sa présence lui avait permis de passer rapidement les contrôles de sécurité. Elle l’avait ensuite entraîné le long de corridors interminables couverts d’épais tapis, traversant plusieurs cours intérieures et gravissant des escaliers innombrables. Leur course les avait emmenés jusqu’à un bureau mansardé sous les combles, qu’occupait Victoria avec un de ses collègues.

En ce samedi après-midi, le palais n’était pas plus animé que la tour EUROGNL.

« C’est plutôt sympa de travailler dans un décor XIXème » fit remarquer Alexandre en souriant.

« XVIIIème » la corrigea la jeune fille d’un air pincé. « C’est quand même plus chic » ajouta-t-elle d’un air rieur en reprenant les intonations bourgeoises d’une Versaillaise distinguée.

« Tu es très crédible en comtesse de Montmirail » plaisanta Alexandre qui faisait référence à un film populaire bien connu des Français. « En tout cas, ça ressemble à un beau labyrinthe pour moi. » ajouta-t-il. « Tu ne t’es jamais égarée ? »

« Il y a 365 pièces à l’Elysée. Une pour chaque jour de l’année » ajouta Victoria le plus sérieusement du monde. « Le problème c’est que ça reste petit pour accueillir tous les collaborateurs du président. Donc tous les espaces sont utilisés, comme cette charmante chambre de bonne qui est devenue mon bureau. Il présente tous les atouts des logements sous les toits : on y crève de chaud l’été, et on s’y caille en hiver. »

Les deux gens furent interrompus dans leur discussion par le smartphone d’Alexandre. Celui-ci émit un petit bruit signalant l’arrivée d’un nouveau message.

Alexandre y jeta un œil rapide : le message était de Christophe. Il fronça les sourcils. « Allume la télé, sur n’importe quelle chaîne d’information. »

Victoria emmena Alexandre dans la pièce voisine équipée d’un téléviseur. Dès qu’il fut allumé, des images du Surcouf apparurent avec la mention « en direct ». Elles devaient provenir d’un hélicoptère ou d’un drone. Les vidéos du méthanier alternaient avec celles d’un zodiac avançant à vive allure sur l’eau. Dans un encadré, on pouvait voir un journaliste, vraisemblablement à bord du zodiac balloté par les vagues, gilet de sauvetage sur les épaules, casque sur la tête et micro à la main, en train de parler à la caméra. Alexandre s’approcha de l’écran pour monter le son. On entendait le journaliste commenter son approche en forçant la voix pour couvrir le bruit des moteurs et du vent.

« … bateau de gaz. Nous sommes désormais à quelques centaines de mètres et nous n’apercevons aucune activité suspecte à bord du Surcouf qui, je le rappelle, a été arraisonné par des combattants islamiques qui menacent de faire sauter le cargo et tout son équipage. »

Le journaliste en studio posait des questions à celui dans l’embarcation : « Il faut rappeler que le bateau contient 200 000 m3 de GPL... »

« … Il s’agit en fait de GNL, du gaz naturel liquéfié à très basse température. » corrigea l’envoyé spécial depuis son bateau pneumatique. « Vous pouvez apercevoir sur les images cet énorme bateau qui contient tout ce carburant. N’oublions pas que tout le gaz contenu dans ce navire peut couvrir les besoins d’une ville comme Marseille pendant une année entière. »

« Et, comme nous l’avons vu à Boston, lorsque ce gaz brûle il dégage une chaleur énorme qui détruit tout à plusieurs kilomètres à la ronde. »

« C’est exact. Nous avons affaire à une véritable bombe flottante vers laquelle je me dirige en ce moment même avec l’espoir de pouvoir interroger directement ces combattants sur leurs motivations… »

Pour Alexandre et Victoria, ce dialogue était complètement irréel.

« Ils sont fous » laissa échapper Alexandre. « Le type avec le micro, je le connais : c’est un célèbre Youtuber qui est prêt à tout pour augmenter le nombre de ses followers ».

« Ils sont en train de se jeter dans la gueule du loup » ajouta Victoria.

La mer est un terrain ouvert mais il fallait avoir de l’audace, ou plutôt un grain de folie, pour se faufiler entre les bateaux de guerre et essayer d’aborder un bateau truffé de terroristes. Des drapeaux blancs étaient visibles sur le zodiac. Suffiront-ils à convaincre les djihadistes des intentions pacifistes du Youtuber ?

Le dialogue surréaliste se poursuivait pendant que le zodiac s’approchait peu à peu du navire. Arrivé à quelques dizaines de mètres de sa destination, l’embarcation légère ralentit pour se placer sous l’échelle de coupée. Un homme armé avait fait son apparition derrière le bastingage et pointait son arme vers le zodiac.

Confiant dans sa bonne étoile et dans la pureté de ses intentions, le Youtuber agrippa l’échelle et se mit à gravir les différents degrés. La caméra principale le filmait en contre-plongée depuis le zodiac, le drone montrait un plan large sur lequel on pouvait voir les différents personnages dont l’aventurier sur lequel l’inscription « presse » était nettement déchiffrable. Enfin, une GoPro montée sur son casque offrait aux spectateurs le même champ de vision que celui du reporter.

Il fallut quelques minutes au Youtuber pour atteindre la passerelle de coupée à mi-hauteur de la coque du navire. Une fois le pied posé sur celle-ci, il ne lui restait que quelques mètres à franchir pour atteindre le pont du bateau.

La scène rappelait vaguement à Alexandre l’émission « La Carte au Trésor » qu’il suivait fidèlement dans son enfance. Dans cette émission, un journaliste se déplaçait en hélicoptère et suivait les instructions données par deux candidats en studio pour découvrir le trésor. On assistait en direct aux péripéties rencontrées par le journaliste accompagné de son caméraman.

Sur l’écran apparaissait désormais une silhouette habillée en treillis militaire à l’entrée de la passerelle. Le Youtuber leva la main pour montrer le caractère pacifique de sa démarche. Il avançait désormais plus lentement et le personnage en face de lui devenait plus net. Il tenait le Youtuber en joue avec son arme et semblait lui dire quelque chose que le micro n’arrivait pas à capter. En revanche, on entendait le Youtuber crier d’une voix forte à destination de son interlocuteur « Don’t shoot ! I am a journalist, I want to talk with you. I have no weapon. I am peaceful ».

Alexandre nota que le terroriste avait une barbe rousse. Puis tout alla très vite.

Les spectateurs pétrifiés virent des petites flammes sortir de l’embout de l’arme du terroriste, pendant que des détonations sèches se faisaient entendre. L’image de la GoPro ne montrait plus que le sol de la passerelle. Depuis le drone, on pouvait voir le Youtuber désormais allongé sur le ventre, à trois mètres du terroriste. L’équipage du zodiac semblait indécis. Le terroriste leva son arme à nouveau, cette fois vers l’embarcation. On vit encore l’arme cracher des flammes pendant que le zodiac essayait de s’éloigner. Mais les balles avaient percé les boudins pneumatiques de l’embarcation et les deux survivants se retrouvèrent rapidement dans l’eau.

Les images du Surcouf s’interrompirent brutalement pour laisser la place au studio et le visage du présentateur. Celui-ci, livide et visiblement paniqué, s’adressait à l’homme désormais allongé sur la passerelle : « Anthony ? Anthony, réponds-moi ! ». Puis, se tournant vers des personnes en dehors du champ de la caméra sans avoir conscience d’être en direct : « P… ! Mais p… ! Ils se sont fait tirer dessus ! P… ! C’est quoi ce bordel ? » criait-il de manière hystérique.

Cela ne dura qu’une fraction de secondes avant que l’écran n’affiche des publicités.

Alexandre était atterré. « Depuis que TikTok et YouTube remplacent les médias traditionnels chez les jeunes, on assiste à une amateurisation de la fonction médiatique. Le pire c’est que le gars a probablement réussi son pari : sa vidéo va exploser tous les scores de visualisation. C’est dommage qu’il ne soit plus là pour le constater lui-même ».

Victoria avait perdu cette bonne humeur qui semblait la caractériser. Elle avait l’air accablée.

Alexandre ajouta : « Désolé pour mon humour noir. Je sais que c’est déplacé. » Et avec un peu d’humeur : « Mais Comment peut-on être assez stupide pour aller faire la causette à des terroristes en mission suicide ? »

Il se remémorait ce jeune Américain qui avait décidé d’aller sur une île habitée par une peuplade isolée très agressive. A peine avait-il mis pied à terre qu’il avait été transpercé par les flèches des autochtones. C’était un peu l’impression que lui laissait le court épisode dont ils avaient été témoins. Il ressentait un profond mal de tête.

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