4-9
Alexandre retrouva avec plaisir et une légère appréhension la moto de Victoria. Mais le trajet fut beaucoup moins sportif que le précédent.
Victoria prit la rue du Faubourg Saint-Honoré, s’engagea sur la place de la Madeleine et, contournant l’église majestueuse et ses colonnades aux allures de temple grec, elle se dirigea vers Saint-Lazare. Longeant les voies ferrées, ils remontèrent la rue de Rome jusqu’au boulevard des Batignolles avant de franchir les voies et de s’élancer vers la place de Clichy puis la rue Caulaincourt… Les rues parisiennes devenaient plus pentues à mesure qu’ils s’approchaient de la butte.
Alexandre guida ensuite la jeune fille dans les ruelles de Montmartre jusqu’à un petit restaurant niché entre deux immeubles. Il y avait juste la place pour deux petites tables en terrasse.
L’endroit avait l’air hors du temps et à des kilomètres des boulevards parisiens. Les pavés, les trottoirs, les rues tortueuses… ils avaient l’impression d’être dans un village où quelques badauds flânaient loin de l’excitation de la capitale.
Poussant la porte du restaurant, les deux jeunes gens furent accueillis chaleureusement par le patron qui donna l’accolade à Alexandre, salua galamment Victoria et leur proposa de s’asseoir en terrasse. Il installa Alexandre et Victoria chacun sur une chaise et prit place sur une troisième. Il plaça ensuite trois verres devant eux et déboucha une bouteille de vin rouge.
Le patron s’appelait Guillaume et pratiquait la boxe thaïe une fois par semaine avec Alexandre.
Il dévisagea Alexandre. « Qu’est-ce qui t’est arrivé Alex ? J’ai l’impression que ta tache de naissance a augmenté ? » interrogea le patron en haussant un sourcil et en désignant l’œil au beurre noir du jeune homme.
« Nous avons eu une discussion un peu franche avec un hooligan hier soir » répondit Alexandre. « Victoria en a également gardé un souvenir » ajouta-t-il en désignant le bandage de son amie.
Celle-ci souhaitait changer de conversation et les engagea sur le vin : un Côte d’Auvergne qui avait agréablement surpris leurs papilles. L’Auvergne n’était pourtant pas réputée pour ses vins… Guillaume, qui était originaire de la région, expliqua à ses deux interlocuteurs que la viticulture y avait fait de grands progrès ces dernières années, notamment dans la plaine de la Limagne qui s’étendait au pied du Puy de Dôme. La terre d’origine volcanique y était riche en minéraux et figurait parmi les plus fertiles de France. Protégée par les reliefs environnants, le climat semi-continental doux et relativement sec permettait d’y cultiver toutes sortes de céréales, jusqu’aux betteraves à sucre ou au tabac avec des rendements élevés.
Les vignes de gamay, de pinot noir et de chardonnay s’étageaient sur les côteaux de cette plaine et produisaient des vins frais et minéraux.
La conversation se poursuivit sur les fromages. Saint-Nectaire, Fourme d’Ambert, Cantal… Guillaume était intarissable sur ses fromages. « Ce sont les meilleurs du monde, tout simplement. »
Victoria s’amusait à le contredire, en parlant d’Abondance, de Tome de Savoie ou de Brie de Melun.
« Et si on testait ces fromages » intervint Alexandre. « Votre discussion m’a affamé » ajouta-t-il en désignant son estomac.
Guillaume s’éclipsa en cuisine et revint quelques minutes plus tard avec un généreux plateau de fromages qu’il déposa sur la table. « Vous m’en direz des nouvelles ! » lança-t-il avec une expression de fierté dans les yeux. Ayant dit cela, il laissa les deux amis à leur dégustation pour aller s’occuper de ses autres clients.
Ils piochèrent avec appétit parmi la dizaine de fromages présentés. Victoria savourait ces morceaux de pâte blanche offrant des saveurs et des textures incroyablement variées. Accompagnée de baguette fraîche et croquante, chaque bouchée était un délice.
Alexandre vit Victoria faire un petit signe d’assentiment à Guillaume qui épiait leurs réactions. La conseillère élyséenne concédait sa défaite et reconnaissait la primauté des fromages auvergnats.
Puis Victoria se tourna vers Alexandre.
« J’aime bien la tache sur ton visage. Ça te donne un petit air de Gorbatchev. » lui dit-elle avec un regard malicieux.
« Je ne sais pas comment je dois le prendre » répondit Alexandre pour qui le président soviétique n’avait rien d’un sex symbol.
« Il était très beau quand il était jeune » lui répondit la jeune fille d’un air rassurant.
« De ce que j’ai lu, Gorbatchev avait une simple tache de vin, purement esthétique » fit remarquer Alexandre.
« Parce que toi c’est différent ? »
« Oui, on m’a diagnostiqué un syndrome de Sturge-Weber. » répondit Alexandre avec simplicité.
« C’est quoi ce Struc-Weber ? » questionna la jeune fille. Mais voyant l’hésitation d’Alexandre, elle ajouta « On peut changer de sujet si mes questions sont indiscrètes. Je peux parfois manquer de tact… »
« Pas du tout. D’ailleurs, je préfère que les gens m’interrogent directement plutôt que de les laisser imaginer plein de choses. » la rassura Alexandre avant de reprendre : « La tache de vin est un phénomène assez courant qui ne provoque qu’un effet esthétique. En revanche, le syndrome de Sturge-Weber – et non pas Struc-Weber – est une pathologie qui, outre cet aspect visuel prononcé, provoque souvent des troubles neurologiques dont le plus courant est l’épilepsie. Mais il peut également causer des AVC, des paralysies, des migraines, des troubles du développement voire des déficiences intellectuelles. »
La jeune fille l’écoutait avec attention. Il continua.
« Pour ma part, j’ai la chance de n’avoir eu aucun épisode d’épilepsie. En revanche, je suis suivi en raison du risque d’AVC. J’ai également parfois des migraines et souvent des déficiences intellectuelles prononcées ». Alexandre illustra ses derniers mots en faisant loucher ses yeux de manière exagérée, provoquant le rire de sa compagne.
« En effet, tu m’as l’air sérieusement affecté » répondit la jeune fille le plus sérieusement du monde. « Est-ce que le syndrome de Struge-Weber se guérit ? »
« Non, on ne guérit pas de Sturge-Weber, même si les symptômes peuvent être traités. » lui répondit Alexandre en la regardant dans les yeux, sans émotion apparente. « Et toi, quels secrets caches-tu derrière ton visage de jeune fille parfaite ? » questionna-t-il en se penchant légèrement vers elle.
Alexandre nota un petit éclair de satisfaction dans les yeux de la jeune fille. « Parfaite ? C’est un peu excessif mais j’accepte le compliment. » dit-elle avec un clin d’œil. « Tu ne me connais pas bien. »
« Pas vraiment. D’ailleurs, je ne sais même pas d’où tu viens. » fit remarquer Alexandre. « Laisse-moi deviner… Je pense que tu viens de l’Ouest de la France. Je dirais Angers, Nantes, ou peut-être Vannes. »
« Pas mal, mais je viens de Tours » lui répondit Victoria en souriant. « J’y suis née et c’est là-bas que j’ai grandi jusqu’à ma terminale. Je suis ensuite allée étudier le droit à Angers le temps de décrocher ma licence. » Victoria crut voir une petite expression de triomphe dans l’œil d’Alexandre. « J’ai continué par le master de Sciences Po à Paris en affaires publiques. Et j’ai eu la chance de passer un an à l’université Saint Joseph de Beyrouth. Ça m’a donné envie d’apprendre l’arabe et je me suis inscrite à l’INALCO en parallèle à ma dernière année à Sciences Po. »
« Je ne savais pas que tu avais un intérêt pour le Moyen-Orient » remarqua Alexandre. « Mais je comprends mieux pourquoi on t’a demandé de travailler sur le détournement du Surcouf. »
Après un instant il ajouta « Tu ne regrettes pas Tours ? »
« Pas vraiment. Je crois que je suis devenue une vraie parisienne. »
« Si j’en juge par ta conduite, je peux te le confirmer. » fit-il avec un sourire en coin.
La jeune fille ne releva pas la pique légèrement machiste.
« Je suis amoureuse de Paris. De ses monuments, de ses différents quartiers. C’est une vraie jouissance de conduire dans Paris en moto. » ajouta-t-elle imperturbable. « C’est un véritable sentiment de liberté ».

Annotations
Versions