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Victoria et son passager avaient repris leur route à travers Paris. Ils avaient franchi la Seine sur le pont Alexandre III, traversé l’esplanade des Invalides, emprunté le boulevard du même nom pour passer derrière l’hôtel des Invalides construit par Louis XIV pour héberger les vétérans de ses innombrables guerres. Il abritait aujourd’hui le tombeau de Napoléon. Ils avaient ensuite pris l’avenue de Breteuil jusqu’au métro aérien sous lequel ils avaient garé leur véhicule.

Il y avait un attroupement à quelques mètres. C’est là que se dirigea Victoria, suivie par Alexandre. Plusieurs dizaines de personnes de tous âges, principalement entre 20 et 40 ans, discutaient par petits groupes une bière à la main.

Ils commandèrent chacun une pinte de bière légère et s’installèrent dans un coin.

Une fois attablés avec leurs bières, la conversation reprit sur les voyages de Victoria.

« Tu dois bien connaître le Moyen-Orient après avoir habité à Beyrouth, non ? » interrogea Alexandre.

Victoria prit une gorgée de bière. « Je connais un petit peu la région. En plus de mon année d’études à Beyrouth, j’ai été en poste pendant deux ans à l’ambassade de Damas. J’en ai profité pour visiter quelques pays : l’Egypte, la Jordanie, la Turquie, l’Irak… »

« Tu es allée en Irak faire du tourisme ? » Alexandre regardait Victoria avec des yeux écarquillés.

« Ce n’était pas vraiment du tourisme. J’y suis allée plusieurs fois dans le cadre d’une association humanitaire qui soutient les minorités. » répondit la jeune fille comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.

« Quelles minorités ? » interrogea Alexandre.

« Toutes : les Kurdes, les Yézidis, les Chrétiens, les Shabaks, les Mandéens, les Turkmènes, les Kakaïs, etc. »

« A part les Kurdes et les Chrétiens, je n’en connais aucune » avoua le jeune homme avec un air piteux.

« Et je t’ai épargné les sous-groupes dans ces minorités. Les Chrétiens se divisent en Chaldéens, Assyriens, Syriaques catholiques, Arméniens, etc. » le taquina Victoria.

« On est en plein dans l’Orient compliqué du général de Gaulle. » fit remarquer Alexandre.

Victoria prit un ton professoral : « La citation exacte est « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Elle a été prononcée par De Gaulle en 1942 à Beyrouth. Et je pense que l’humilité est un bon conseil pour aborder les problématiques orientales. Non pas qu’elles soient particulièrement compliquées en soi, mais que notre regard occidental est clairement déformé quand il s’agit de comprendre ce qui se passe au Moyen-Orient. »

« C’est passionnant. Comment appliques-tu cette approche pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui sur le Surcouf ? » demanda Alexandre en prenant une gorgée de bière.

« Je pense que l’Occident a fait beaucoup d’erreurs, et continue à en faire beaucoup. Par exemple, les Occidentaux persistent à vouloir exporter leur modèle de démocratie libérale dans ces pays. »

« Ben oui, qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent d’autre ? Promouvoir les régimes autoritaires ? » rétorqua Alexandre sur un ton moqueur.

« Je pense qu’il y a un juste milieu. Il faut d’abord reconnaître que les sociétés orientales, comme en Afrique, sont encore largement bâties sur un modèle tribal : qu’on le veuille ou non, les individus y font d’abord allégeance au clan et ensuite à l’état. Ensuite, il faut comprendre que la démocratie libérale est une invention occidentale qui s’ancre profondément dans l’idée chrétienne que les hommes naissent libres et égaux devant Dieu. C’est très différent de l’islam qui ne fait pas ce postulat de liberté. L’islam signifie « soumission » et les musulmans se soumettent entièrement au Coran qui est la parole divine incréée. »

« La Bible aussi est la parole divine » observa Alexandre.

« Pas exactement. La Bible pour les Chrétiens est la parole de Dieu écrite par les hommes, inspirée par Dieu. Elle s’inscrit dans les époques où chacun des textes qui la composent a été écrit. Alors que le Coran est la parole d’Allah. Les Chrétiens et les Musulmans n’ont donc pas la même relation à leur livre. Pour le dire de manière un peu caricaturale, pour les musulmans, Allah attend une stricte soumission des croyants ; pour les Chrétiens, Dieu souhaite une adhésion libre des hommes au projet qu’il a pour eux. C’est très différent. »

Victoria enchaîna : « Pour en revenir à la situation actuelle, je pense qu’il faut comprendre le regard que portent ces terroristes sur nous. D’abord, ils sont convaincus que ce sont nous les terroristes. Nous avons cherché à imposer des valeurs qui s’opposent directement aux valeurs de l’islam. Que connaissent-ils de l’Occident ? La société de consommation, les scènes d’amour dans les films et les jugements moraux martelés à coups de bombardements. »

« Ce n’est pas un peu excessif ? » hasarda Alexandre.

« Pas du tout. La rue arabe est frustrée de ne pas pouvoir consommer tout ce que les Occidentaux consomment. La gent masculine considère là-bas que les séries télévisées américaines illustrent à elles seules la morale chrétienne. Et tous les musulmans constatent que si les bombardements occidentaux contribuent à faire tomber des dictateurs en tuant des centaines de civils au passage, ils ne leur ont jamais permis de vivre en sécurité ni de manger à leur faim. Il y a un ressentiment énorme à l’égard de l’Occident que les occidentaux ne comprennent pas. Comme tu l’as fait remarquer avec ton œil occidental : qui peut nous reprocher de combattre les méchants dictateurs pour instaurer la démocratie ? Notre enfer occidental est pavé de bonnes intentions. »

Alexandre regardait Victoria s’animer pendant qu’elle parlait.

« Imagine-toi des Anglaises, des Américaines ou des Françaises se promenant seules dans une ville comme Damas ou le Caire. Elles ne peuvent pas faire cent mètres sans se faire siffler, draguer, traiter de prostitués par les hommes qu’elles croisent. Et comment donner tort à ces voyous quand tout ce qu’ils connaissent de la culture occidentale provient des séries télévisées stupides produites par l’Occident ? Pour eux, l’Occident et la chrétienté sont une seule et même chose. Si bien que lorsqu’un Suédois ou un Français stupide insultent le prophète Mahomet ou brûle un Coran par provocation, ce sont des églises en Afrique qui sont incendiées en représailles alors même que les deux crétins sont anticléricaux jusqu’au bout des ongles. »

« Est-ce une raison pour excuser les terroristes ? » intervint Alexandre.

Victoria regarda Alexandre dans les yeux avant de répondre : « Je n’excuse pas, j’explique. »

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