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Alexandre entendit le téléphone sonner trois fois dans le combiné avant qu’une voix féminine ne réponde à l’appel.

Il ne s’était jamais trouvé dans une situation aussi délicate et priait intérieurement pour trouver les mots justes. Comment annoncer l’inimaginable ? Rien dans sa carrière ne l’avait préparé à prononcer des paroles aussi difficiles.

« Mme Kerpont ? »

« Oui c’est moi. Qui est à l’appareil ? » A en juger par les intonations, la voix appartenait à une femme d’un certain âge.

« Je suis Alexandre Guillebot, de l’entreprise EUROGNL. »

Un silence se fit au bout du fil.

« Allo ? » demanda Alexandre.

« Je craignais votre appel » répondit la voix avant d’ajouter « Mon mari est décédé n’est-ce-pas ? »

La demande était formulée de manière simple, d’une petite voix hésitante, dont Alexandre percevait les accents désemparés.

« Oui madame, je suis désolé et je vous présente mes plus sincères condoléances au nom d’EUROGNL. Votre mari est mort à son poste, comme le commandant de navire qu’il a été pendant toutes ces années. »

« J’espère qu’il n’y a pas d’autres victimes », reprit la voix très dignement. « Vous savez, mon mari avait développé des liens très forts avec tous les équipages qu’il avait sous ses ordres. »

« A ma connaissance, à part ce pauvre matelot exécuté sauvagement il y a deux jours, il n’y a pas d’autres victimes. Mais la situation est toujours très tendue. »

« Est-ce qu’il a souffert ? »

« Je ne pense pas même si je n’ai pas tous les éléments. Il semblerait qu’il ait reçu une balle dans le cœur. »

« Vous savez, après trente-cinq ans de mariage, je connais suffisamment mon mari pour savoir qu’il a fait son devoir jusqu’au bout. C’était un homme bon et il aurait porté toute sa vie comme un fardeau la perte de chacun de ses hommes. C’est probablement mieux que cela se soit passé ainsi. »

Victoria avait rejoint Alexandre dans les locaux d’EUROGNL. Elle le trouva profondément bouleversé par les derniers évènements. Il lui avait raconté son appel à la veuve du commandant et l’admirable réaction de cette dernière. Il en était très ému. Victoria lui avait pris la main pour le réconforter.

Elle devait participer à une réunion téléphonique avec le ministère des Affaires Etrangères qui allait commencer et proposa à Alexandre d’écouter les échanges.

Installés dans une salle de réunion ils virent les différents participants se connecter l’un après l’autre.

Après un court préambule, le responsable de la cellule de crise du ministère brossa le tableau de la situation. Alexandre reconnut la voix du général qu’ils avaient brièvement rencontrés l’avant-veille.

« La situation sur le théâtre des opérations a atteint un niveau critique » commença le militaire.

« La force djihadiste a essuyé deux pertes en 24 heures. Un djihadiste d’origine tchétchène a été éliminé par le lieutenant de Préville. Le frère de cet individu, lui aussi d’origine tchétchène, aurait été tué par son supérieur hiérarchique pour cause d’insubordination.

Concernant les civils, six matelots d’origine philippine ont pu quitter le bateau ce matin ainsi qu’un officier de sexe féminin. Ils ont été pris en charge par la Marine Nationale et sont actuellement en cours de rapatriement.

En écoutant le général, Alexandre se demandait si ce dernier forçait volontairement les intonations militaires de son discours.

« Par ailleurs, le commandant du Surcouf a été exécuté vers 13h30 heure locale et nous avons perdu le contact avec le lieutenant de Préville qui nous permettait d’avoir un personnel sur le bateau. A ce stade, il est vraisemblable que la couverture du lieutenant ait été éventée ce qui nous amène à penser qu’il a été neutralisé. Nous savons que le lieutenant avait réussi à désamorcer les charges explosives quelques heures avant la perte de la communication. » Le général marqua une pause pendant laquelle une voix se fit entendre : « Pensez-vous que les islamistes sont en mesure de réactiver les charges explosives ? »

« C’est une possibilité en effet. Mais compte tenu premièrement de la complexité du système de mise à feu et deuxièmement du protocole de désamorçage suivi par le lieutenant, il est peu probable que la force adverse ait les compétences pour reconstituer la menace explosive. Y-a-t’il d’autres questions à ce stade ? »

« Concernant les menaces chinoises… » commença une voix qu’Alexandre ne connaissait pas.

« J’y viens » l’interrompit la voix du général qui poursuivit. « La Chine a formulé des menaces très précises contre le Surcouf en particulier et les forces occidentales en général. Par ailleurs ce matin vers 10h heure locale, la chasse chinoise a détruit un aéronef sans pilote américain de type MQ-4C Triton. L’US Air Force a répliqué trois heures plus tard en abattant un des aéronefs chinois. Le pilote a pu s’éjecter et a été recueilli par une vedette iranienne. »

Alexandre et Victoria écoutaient ce jargon militaire qui ne leur apprenait rien de nouveau pour l’instant.

« Le président de la république et le CEMA prennent très au sérieux les menaces chinoises. Cependant, comme l’a exprimé notre président dans les médias, il est hors de question de se laisser intimider et toute action offensive à l’encontre du Surcouf, navire battant pavillon français, armé par une société française avec un équipage français, donnera lieu à une riposte conséquente. »

Alexandre et Victoria se regardèrent avec amusement en entendant le général mentionner la nationalité française de l’équipage : avec la mort du commandant et le départ de Manon, il n’y avait plus que quatre Français à bord : trois officiers et le cuisinier. Le reste de l’équipage, quatorze matelots, était philippin.

« Pour ce qui concerne notre dispositif, le porte-avion Charles de Gaulle avec son escadre d’escorte sont attendus sur zone dans les prochaines heures. Ils viendront renforcer le dispositif actuel, composé de la frégate Languedoc, du porte-hélicoptère Tonnerre et du SNA Suffren. Les forces spéciales – issues du commando de marine Trépel – terminent leur entraînement sur un sister ship du Surcouf à Djibouti en vue de leur intervention sur le Surcouf. A ce jour, l’intervention est programmée pour cette nuit mais pourrait être décalée si toutes les conditions requises ne sont pas réunies, notamment au niveau de la météo dans la mesure où des orages sont annoncés. »

« Quelle est l’analyse du ministère concernant l’attaque de l’Arménie par l’Azerbaïdjan ? »

Alexandre dressa l’oreille. L’annonce de cette attaque militaire contre l’Arménie n’était pas nouvelle pour lui. Il avait entendu l’information sans y prêter grande attention dans le flot d’actualités centré sur le détroit d’Ormuz.

« Les manœuvres hostiles de l’Azerbaïdjan à l’encontre de l’Arménie sont un motif d’inquiétude pour la France même si elles ne sont pas une surprise : ces deux pays ont un historique assez lourd et les Azéris n’ont jamais caché leur intention d’assurer une continuité territoriale entre leur enclave du Nakhitchevan et le reste de l’Azerbaïdjan. Il y a plusieurs niveaux d’analyse de ces évènements. Premièrement au niveau géopolitique, on voit clairement des acteurs secondaires profiter du chaos pour raviver des conflits locaux en espérant passer « sous le radar ». Deuxièmement au niveau militaire : l’Azerbaïdjan mise sur le fait que les principales armées qui pourraient s’opposer à leur intervention – Iraniennes, Américaines et Françaises – sont occupées ailleurs ; c’est un calcul hasardeux dans la mesure où l’Azerbaïdjan est à portée de missile des forces concentrées dans le détroit d’Ormuz. Troisièmement, au niveau intérieur, des manifestations spontanées de soutien au peuple arménien ont lieu dans plusieurs villes de France et s’ajoutent aux manifestations déclenchées par la crise actuelle contre l’inflation et contre l’islamophobie ; il est à noter que les manifestant pro-Arméniens sont l’objet d’attaques ciblées par des groupes de hooligans très organisés qui, d’après nos services, sont directement activés par la Turquie. Quatrièmement, au niveau diplomatique, la Turquie a offert sa médiation pour résoudre le conflit. Inutile de préciser que nous ne sommes pas enthousiastes à l’idée de laisser un pays directement impliqué dans ce conflit en devenir l’arbitre. En conséquence, la France condamne fermement cette nouvelle agression et a proposé une résolution au conseil de sécurité de l’ONU pour demander le retrait des forces azerbaïdjanaises. »

Alexandre et Victoria étaient un peu noyés par toutes les informations contenues dans le long monologue du général. Mais encore une fois, il semblait à Alexandre que la stratégie des terroristes avait été payante : en quelques jours ils avaient réussi à déstabiliser significativement l’ordre international et les équilibres internes des états.

Mais le dénouement semblait désormais proche et Alexandre espérait que l’intervention des forces spéciales permettrait de mettre enfin un terme à cette situation angoissante.

La conférence téléphonique touchait à sa fin. Il était temps de partir pour la base aérienne de Villacoublay où le « PR », comme disait la jeune fille, devait accueillir les otages du Surcouf libérés le matin même.

Alexandre commençait à prendre un réel plaisir à circuler en deux-roues dans les rues de Paris avec Victoria.

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