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Alexandre était sur le point d’enfiler le casque que Victoria venait de lui tendre quand il sentit la vibration de son portable.
« C’est Alain. Je dois répondre » fit-il avec une grimace. Il n’avait pas envie de mettre Victoria en retard pour l’arrivée des otages. Celle-ci fit un geste pour le rassurer.
« Allo, Alain ? »
Il entendit son supérieur lui demander sans s’encombrer de formules de politesse : « Alexandre, peux-tu me faire un résumé de la situation ? Est-ce que l’armée va intervenir bientôt ? »
Alexandre leva les yeux au ciel.
« L’intervention est prévue cette nuit, mais c’est confidentiel. » lui répondit le communiquant après un bref moment d’hésitation.
« Qui doit intervenir ? L’armée française ? le GIGN ? » interrogea son chef sur un ton insistant.
« Les commandos de marine. »
« Quel commando ? Hubert ? »
« Non le commando Trépel » Alexandre ne voyait pas l’intérêt que pouvait avoir Alain à demander ce genre d’informations, sinon pour satisfaire une curiosité un peu malsaine.
« C’est celui qui est basé à Toulon ? » poursuivit le manageur.
« Oui je crois. Enfin je ne sais pas. » balbutia Alexandre. « Ecoute, je dois te laisser : je vais être en retard à Villacoublay pour l’arrivée des membres d’équipage. » ajouta-t-il.
« Ah oui c’est vrai. Je te laisse. » et Alain mit fin à la communication.
Victoria regardait Alexandre avec une petite moue blasée. « Il a le sens du timing ton chef : toujours à contre-temps… »
Bangladesh, été 20**
Les tentes se comptaient par centaines, en rangées bien alignées. Une clôture entourait le camp, sur laquelle séchait du linge. Des myriades d’enfants couraient dans la poussière des allées, la plupart allant pieds nus. Les hommes trompaient l’ennui en jouant aux dominos devant les tentes. Des femmes faisaient la cuisine dans des bassines en plastique.
Mohamed aperçut Kader en grande discussion avec un homme. S’approchant d’eux, il entendit son ami essayer d’expliquer dans son anglais approximatif que son association pouvait fournir des chaussures aux enfants du camp. « The size of the feet. I need to know the size ». Mohamed sentait que son ami avait besoin d’aide. Il vint à sa rescousse en expliquant, dans un anglais plus précis, qu’ils avaient besoin d’une liste des pointures des enfants.
Cela faisait maintenant une semaine que les deux amis étaient arrivés dans ce camp de réfugiés. Ils étaient dans le Sud Est du Bangladesh, envoyés par une association humanitaire musulmane, SADAKA International, ce qui voulait dire Amitié Internationale en arabe.
Ce n’était pas la première fois que Kader partait faire de l’humanitaire, mais c’était la première fois qu’il partait avec cette association.
Mohamed était enthousiasmé par cette nouvelle expérience. Pourquoi devrait-on laisser le monopole de la charité aux organisations occidentales ? Kader était plus mesuré et lui répondait que l’aide humanitaire ne devrait pas être distribuée en fonction de la religion de ceux qui en ont besoin.
« Certes » lui rétorquait Mohamed, « Mais SADAKA International ne sélectionne pas les bénéficiaires selon leur religion. En revanche c’est la foi musulmane qui inspire tous les volontaires et leur donne la force de s’engager. »
« Je me demande seulement si la motivation de cette association est exclusivement religieuse » lui répondit Kader avec un sourire avant de se remettre à sa tâche.
Mais Mohamed n’était pas prêt à s’avouer vaincu.
« Qu’est-ce qui te gêne dans l’action de SADAKA ? »
Kader regarda son ami. « Tout engagement humanitaire est beau en soi. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. »
« Je ne te suis pas. Qu’est-ce qui te gêne dans l’action de SADAKA ? » insista Mohamed.
« Ce qui me gêne, c’est que je ne suis pas certain que cette association aide vraiment la cause des Rohingyas. Ce que les réfugiés veulent c’est pouvoir rentrer chez eux et j’ai peur que l’action de SADAKA n’aille pas dans ce sens. » lui répondit son ami avec une certaine réticence. Il ne voulait pas doucher l’enthousiasme de Mohamed.
« Je comprends mais c’est de l’aide d’urgence dont les Rohingyas ont besoin : des vêtements, de la nourriture, des médicaments… » argumenta Mohamed.
« D’accord avec ça. Cependant l’urgence doit s’inscrire dans une perspective plus large. L’objectif est d’aider ces réfugiés à retrouver une vie normale. »
« Mais c’est bien le cas ici : il faut bien s’occuper des besoins primaires avant de s’attaquer aux besoins secondaires. La pyramide de Maslow, tu connais ? » le taquina son ami.
« Je vois que tu n’as pas oublié tes cours de Sciences Po. » lui répondit Kader. « Ce qui me gêne avec SADAKA, c’est de présenter les Rohingyas comme un village gaulois en danger à protéger contre la majorité. »
« Mais c’est bien le cas ! Ils se font massacrer par les bouddhistes » réagit Mohamed qui commençait à perdre patience.
Son camarade lui répondit d’une voix calme : « Oui c’est le cas. Mais si on veut vraiment rendre service aux Rohingyas, c’est en montrant comment cette minorité est une richesse pour la Birmanie, et non pas en les présentant comme une espèce en voie de disparition à réintroduire dans son milieu devenu hostile. »
« Tu vois le mal partout. Moi je trouve cette association géniale. » répliqua Mohamed. « Et j’ai enfin trouvé un endroit où je me sens à ma place. »

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