6-5
La voix d’Abou Saïf dans la radio laissait transparaître un certain énervement.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il sur un ton rugueux.
« Je suis le colonel Drian » répondit la personne à l’autre bout du fil.
« Pourquoi n’est-ce pas Kader ? » interrogea le terroriste d’un ton sec.
Le colonel répliqua d’une voix calme « Monsieur Zerrouki n’est malheureusement pas disponible, mais je peux… ».
« Je ne veux pas d’autre interlocuteur que Kader » l’interrompit le salafiste.
« Je regrette, mais Monsieur Zerrouki ne peut pas prendre la communication… »
« Dans ce cas je n’ai rien à vous dire » dit le terroriste en coupant la communication.
Christine, la responsable de la communication financière, avait rejoint Alexandre dans la cellule de crise. La quinquagénaire avait l’air épuisée.
« Je suis harcelée par les analystes financiers et les journalistes économistes » dit-elle à Alexandre. « Et je ne parle pas des actionnaires. Notre ligne dédiée aux petits actionnaires est prise d’assaut. Nous avons deux personnes à plein temps pour essayer de les rassurer. Certains sont particulièrement agressifs. »
« Pas étonnant au regard de ce que je lis dans la presse : la valeur des portefeuilles d’actions a été particulièrement entamée. » acquiesça Alexandre. « Et le cours de l’action d’EUROGNL a été divisé par deux ! »
« Oui. Même si la perte est théorique tant que les positions n’ont pas été dénouées. » corrigea Christine.
« Ça exige tout de même des nerfs solides. » avança Alexandre. « Et ce n’est pas forcément le type d’émotions que les actionnaires individuels s’attendent à avoir en achetant quelques actions. »
« Oui et c’est là le problème » s’emporta la responsable de la communication financière. « Les actionnaires se comportent comme des consommateurs et on ne peut pas le leur reprocher : on a mis dans la tête de Monsieur tout le monde que les actions étaient des produits de consommation comme les autres. Mais c’est tout l’inverse : un produit de consommation est par nature sans risque alors qu’une action est au contraire un produit risqué. »
« Qu’entends-tu par-là ? » demanda Alexandre étonné par la véhémence soudaine de sa collègue.
« Ce que je veux dire », reprit celle-ci plus calmement, « c’est qu’il y a aujourd’hui un mélange des genres qui nuit aux actionnaires individuels et profite dans le même temps aux investisseurs professionnels. On donne l’illusion au public que les actions et autres produits financiers sont des produits comme les autres. La meilleure preuve est qu’on fait la promotion des introductions en bourse à la radio comme si les actions étaient des paquets de lessive ! Mais une action a une réalité juridique claire : c’est une part dans une société dont le but est de faire un gain en prenant un risque. C’est le principe de base de la finance : pas de risque, pas de gain. »
« Mais en quoi les actionnaires individuels ne devraient-ils pas prendre de risque ? » insista Alexandre.
« Je ne dis pas qu’ils ne doivent pas prendre de risque. Ce que je dis, c’est qu’il faut arrêter de présenter les actions comme des produits de consommation. Parce que la philosophie du droit de la consommation est opposée à celle du droit des sociétés : le droit des sociétés encadre une prise de risque des entrepreneurs, le droit de la consommation s’attache à effacer tout risque pour les consommateurs. On ne peut pas être à la fois actionnaire et consommateur. » poursuivit Christine.
« Je crois que je vois où tu veux en venir » lui répondit Alexandre. « Les actionnaires individuels t’appellent comme on appelle un service après-vente. Ils se comportent comme des consommateurs. Mais en quoi cela profite-t-il aux investisseurs professionnels ? »
« C’est là où je trouve que le système est vicieux. » soupira Christine. « Gérer un risque est un métier. Un professionnel de la finance va intégrer les informations disponibles pour déterminer la valeur d’une entreprise. Si l’action est sous-évaluée par rapport à cette valeur, il va acheter. Si elle est surévaluée, il va vendre. En revanche, les actionnaires individuels ne sont pas des experts des marchés financiers : leurs décisions d’investissement sont généralement irrationnelles. Bien souvent, par leurs décisions, ils vont amplifier la décorrélation entre la valeur des actions et la valeur réelle des entreprises, permettant aux investisseurs professionnels de faire des arbitrages et d’empocher les gains. »
« C’est machiavélique » murmura Alexandre.
« Bon, je force un peu le trait à cause de la fatigue accumulée. Mais le principe est là : on se retrouve à devoir écouter les doléances d’actionnaires individuels qui se sentent floués. » conclut Christine avec un geste d’impuissance. « Et d’une certaine manière ils l’ont été. »

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