Chapitre 21 : Yohan
Je manque de m’étouffer avec ma cigarette et tousse à m’en arracher les poumons.
— Ça va, Yohan ? me demande Kevin tandis que Karim me tape dans le dos.
Je n’en crois pas mes oreilles. Cet enfoiré de Julio s’est permis de me faire une scène au café alors qu’il avait couché avec Kevin et Karim la veille.
— Il s’appelait Julio ? demandé-je péniblement avec une lueur d’espoir que ce ne soit pas lui.
— Il ne nous a pas dit son prénom, mais je peux te montrer ses photos sur Grindr.
Kevin attrape son téléphone et se colle à moi en scrollant sur l’application. La liste de messages est longue et il lui faut plusieurs secondes pour retrouver la conversation. « Merde ! C’est bien lui. ». En même temps, il ne doit pas y avoir beaucoup d’Italiens muets qui trainent sur le campus de l’université. Ce serait un sacré hasard.
Karim pose sa main sur mon épaule, je suis figé par la colère.
— Tu le connais ?
— Ouais, si on veut…
— Vous avez couché ensemble ?
— Non, on ne se connait que depuis trois jours !
— Tu ne perds rien, ajoute Kevin. C’est loin d’être un bon coup… il n’a même pas voulu que Karim participe.
— En général, ça ne me dérange pas de rester dans un coin et de mater, même si c'est dur de résister, mais ce gars était… bizarre…
Je me mords la lèvre en repensant à la frustration que j’ai éprouvée lorsque nous nous sommes quittés ce soir-là. Il devait être dans le même état.
— Il est venu, s’est vidé les couilles et basta ! Pas plus d’un quart d’heure, coupe Kevin.
— Je ne l’imaginais pas comme ça…
Je leur explique alors notre rencontre, les émotions que j’ai ressenties lorsqu’il m’a pris la main, lorsqu’il m’a embrassé au pied du Sacré-Cœur, lorsque nous nous sommes quittés sur le pas de ma chambre…
— Tu es amoureux de lui ? me questionne Kevin.
— Nan ! lancé-je avec plus de ferveur que je ne l’aurais voulu. Il s’est montré adorable à un moment où j’en avais besoin, mais ça s’arrête là.
Devant mon air déçu, Karim pose sa main sur la mienne tandis que Kevin me donne un baiser sur la joue. Ils sont tellement gentils.
— En plus, tout à l’heure, quand j’ai revu ce gars, Steeve…
Karim et Kevin se regardent avec étonnement, puis froncent les sourcils sans m’interrompre.
— Je voulais juste le remercier… difficile de rester stoïque devant un mec aussi beau !
Je me rends compte qu’ils me dévisagent avec attention.
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Ben… si c’est le Steeve qu’on connaît…
Mes yeux s’écarquillent à la seule pensée d’avoir plus d’information sur lui.
— Grand, super bien foutu, les cheveux châtains, mi-longs et des yeux bleus… on s’y noierait…
Je pousse un soupir de béatitude, mon regard enjôlé par cette vision se perd dans le vague. Karim se racle la gorge.
— On dirait bien que c’est lui…
Il échange plusieurs regards gênés avec Kevin qui hausse les épaules.
— Ce n’est pas vraiment un mec sympa… désolé, ajoute-t-il avec une moue désolée.
— Pourquoi tu dis ça ?
— En fait, reprend Kevin, c’est un super amant. Gaulé comme un dieu, endurant, bien monté et tout, mais c’est un sale con, un trou duc qui se croit le plus beau et qui se la pète à mort.
Je suis estomaqué par ces révélations. Moi qui le voyais avec beaucoup de bienveillance et de gentillesse, je ne sais plus quoi penser.
— Pourtant, je suis sûr d’avoir vu quelque chose dans ses yeux…
— Que veux-tu dire ? demande Karim, intrigué.
— Eh bien, quand je l’ai vu au café tout à l’heure et qu’il m’a reconnu, ses yeux se sont mis à… briller !
— Tu veux dire comme lorsqu’on s’apprête à pleurer ? ajoute Kevin.
— Non, c’était plus intense, plus… personnel. Comme quand…
Je secoue la tête, le terme que je recherche m’échappe totalement.
— C’est difficile à décrire. Il m’a semblé si fragile, si… perdu… j’aurais voulu le prendre dans mes bras pour le rassurer… on aurait dit un petit garçon paumé…
Kevin et Karim échangent un clin d’œil tandis qu’un sourire amusé se déplie sur leurs lèvres. Karim me donne un coup de coude.
— Ça s’appelle le coup de foudre, mon pote !
Surpris, je hoche la tête dans sa direction. À mesure que l’information se faufile jusque dans mon cerveau, les choses s’éclaircissent. « Le coup de foudre ? »
—
En charmante compagnie, le temps passe à toute vitesse. À presque trois heures du matin, je quitte mes deux adorables nouveaux amis après avoir échangé nos numéros et promis de nous revoir rapidement. Chacun m’offre un dernier baiser et je reprends mon chemin, ravi de cette rencontre inopinée.
La lune scintille dans le ciel tandis que je chemine tranquillement dans les rues désertes. Malgré le froid mordant, je me perds dans les rues à mesure que je m'égare dans mes pensées. Les tracas de la journée me semblent déjà bien loin et malgré mon ressentiment envers Julio, je ne peux lui en vouloir d’avoir cédé à ses pulsions. Je suis plutôt mal placé.
Je remontre tranquillement la rue Auguste Comte en longeant le jardin du Luxembourg lorsque le cri d’une sirène d’ambulance se rapprochant me parvient soudain. Le véhicule passe devant moi, fonçant à tombeau ouvert en direction de l’hôpital. « J’espère que ce n’est rien de grave. »
Je regagne l’université et pénètre dans ma chambre. La lumière est allumée et Mickaël est allongé dans son lit tout habillé, une bande dessinée sur le ventre. Je m’approche et la retire avant de glisser sa couette jusqu’à ses épaules. J’éteins sa lampe de chevet et commence à me déshabiller pour me mettre au lit lorsqu’il entrouvre les yeux.
— Hey, mon pote, t’es rentré.
Son sourire me fait chaud au cœur.
— Où voulais-tu que je dorme ?
Il éclate d’un rire léthargique.
— J’ai cru que tu m’en voulais, j’ai pas osé t’envoyer un texto…
— Tu peux dormir tranquille, je t’en veux pas le moins du monde, mon pote.
Il me sourit et bâille à gorge déployée.
— Lucia et Julio s’en veulent d’avoir réagi comme ça, ils voulaient te faire leurs excuses.
Mon cœur se pince. Je suis soulagé par cette nouvelle, mais en même temps inquiet à l’idée de les revoir et de justifier ma disparition. Mickaël se relève tant bien que mal et tente de se déshabiller. Le voyant en difficulté pour défaire ses lacets, je me mets à genoux pour l'aider.
— Tu sais, Yohan, j’ai pas beaucoup d’amis…
— Avec tes talents d’acteur, c’est étonnant.
— Je plaisante pas, j’ai jamais eu beaucoup d’amis, mais toi…
Il m’attrape le menton et le relève vers lui.
— Toi ! Si j’étais gay, je pourrais pas te résister !
— Chut ! Parle moins fort voyons.
Gêné pas cette affirmation, je souris et pose mon doigt sur sa bouche. Il y dépose un baiser avant de défaire son pantalon que je l’aide à retirer.
— Ça pourrait être flatteur si je n’étais pas en train de te déshabiller, mon pote.
Il regarde son torse à mesure que je l’aide à retirer ses vêtements, bande les muscles, puis ricane bêtement.
— Tant mieux si j’te fais de l’effet ! Comme ça, si à quarante ans, on est toujours célibataire, t’auras pas le choix que de m’épouser !
— Je te dirais ça quand j’aurais vu la bague.
Il pose ses mains sur chacune de mes joues et m’attire doucement vers lui pour me prendre dans ses bras. Sa chaleur et la douceur de sa peau finissent de m'adoucir.
— Merci, Mick, t’es un mec génial.
— Toi aussi, mon pote.
—
Mon réveil me tire soudain de mes songes, il est sept heures, je soupire et me retourne. Une main se pose sur mon épaule.
— Allez, le noctambule, débout !
— Laisse-moi, Mick, j’suis crevé.
— Nan mon pote, tu as insisté pour que j’te réveille tôt pour ton footing, alors debout et que ça saute.
Il me retire brusquement ma couette, la fraicheur de la pièce mal chauffée me tétanise. Je grommèle en me levant.
— Laisse-moi au moins ma couette le temps d’émerger, espèce de monstre sans cœur !
— Même pas en rêve, mon pote ! À peine j’aurais le dos tourné que tu vas te rendormir.
— Tu seras bien obligé d’aller en cours et de me la rendre.
D’un geste magistral, il enroule ma couette sur ses épaules, pose la sienne sur son bras et s’avance en direction de la porte.
— Si tu crois que j’suis pas capable de les emmener avec moi, tu te fous le doigt dans l’œil.
Il hausse le menton, un sourire amusé aux lèvres, et quitte la chambre en trainant ma couverture telle la cape sur les épaules de Jules César. « L’enfoiré ! »
J’éclate de rire. Il me fallait bien une scène du genre pour me donner le courage d’aller courir après une nuit aussi courte. Je me motive et enfile mes vêtements de sport avant de prendre la direction du jardin du Luxembourg.
Les rues sont encore tranquilles et le peu de circulation me permet de rejoindre le parc sans encombre. J’entame la fin de mon parcours et jette un œil à mon smartphone qui indique déjà huit heures. J’accélère la cadence en passant devant la statue d’Anne de Bretagne lorsqu’une personne assise sur un banc attire mon attention.
— Steeve ?
Le son de ma voix le fait sursauter. Il lève vers moi un regard larmoyant, ses magnifiques yeux sont gonflés de chagrin tandis que son nez coule. Je m’approche et retire mes écouteurs.
— Tout va bien ?
Il fuit mon regard. Je lui tends un mouchoir en papier tiré de ma poche qu’il porte aussitôt à son nez. Je remarque une tache de sang coagulé qui auréole sa chemise, il porte les mêmes vêtements que la veille. Dans un geste d’inquiétude que je souhaitais réconfortant, je pose ma main sur sa cuisse, mais il me repousse violemment.
— Fous-moi la paix !
Son ton sec me donne un mouvement de recul. Malgré le désespoir que je perçois dans sa voix, les paroles de Karim et Kevin à son sujet me reviennent comme un poignard en plein cœur. Je me relève.
— Pardon… j’voulais juste t’aider…
Je déglutis avec difficulté, me retourne et reprends mon chemin. Je fais mon possible pour réprimer une bouffée de larmes, mes lèvres tremblent. J’accélère le rythme.
Au bout d’une centaine de mètres, je m’immobilise en l’entendant m’appeler.
— Yohan ! Excuse-moi !
Je me retourne, il se fige en découvrant mon visage inondé. Je le vois haleter, sur le point de s’effondrer, il peine à reprendre son souffle.
— Je ne voulais pas être…
Sa phrase se coupe, ses yeux se révulsent, ses jambes se dérobent, il tombe à plat ventre sur le gravier. Cette vision me glace le sang et je me précipite à son secours.
— Steeve ?
Je le secoue, mais il ne répond pas. Je sens sa peau glacée sous ses vêtements humide.
— Appelez une ambulance ! hurlé-je à une vieille femme qui observe la scène, tétanisée.
— Non, pas l’hôpital, par pitié, articule-t-il péniblement.
D’un geste de la main, j’intime la grand-mère de ne rien faire et aide Steeve à se relever en s’appuyant sur mes épaules. Il a beau être plus grand que moi, la peur que m’induit son état me donne une force surhumaine. Je parviens tant bien que mal à l’emmener jusqu’à ma chambre et l’allonge dans mon lit. Il tremble, grelotte de froid, mais son front est brulant.
Étant donné que Mickaël a emporté nos couettes, je fouille mes affaires à la recherche de vêtement chaud et tire un pull en laine de mon sac. Je lui retire doucement sa veste humide et le lui enfile avant d’enlever ses chaussures pour lui passer une seconde paire de chaussettes. J’attrape mon bonnet que je lui visse sur la tête, puis l’emmitoufle avec ma parka en guise de couverture.
Ses spasmes se calment, il semble s’apaiser. Je souffle de soulagement en me laissant tomber au pied du lit.
— Éric ? demande-t-il d'une voix tremblante.
Je me relève et me penche sur lui. Son visage retrouve doucement une couleur normal. Je repousse une mèche devant ses yeux et l'observe.
— Non, c’est Yohan.
Il esquisse un faible sourire, puis m’attrape par le cou et m’attire. Ne voulant pas le brusquer, je me glisse délicatement à ses côtés et le prends dans mes bras. Je ne peux m'empêcher de caresser son dos, de glisser sur ses hanches, sur ses cuisses. Mon cœur s’accélère, il est tellement beau et nos visages ne sont qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Je glisse une main dans ses cheveux, il soupire, sa peau est si douce. Ses lèvres m’attirent, je ne peux pas résister à l'irrépressible besoin de l'embrasser qui me brûle. Tendrement, je dépose un baiser sur ses lèvres. Il me rend.
— Je t’aime, Éric, souffle-t-il en passant ses bras autour de moi.
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