Chapitre 11 : Steeve
Je passe la porte de mon appartement, trempé et fourbu. L’horloge de l’entrée indique déjà dix-huit heures trente. Ces retrouvailles en famille et la dispute qui en a résulté m’ont épuisé. Je regarde mon smartphone, pas d’appel en absence ni même de message. « Vous inquiétez pas pour moi, bande de cons ».
Je fonce dans la salle de bain et me déshabille. J’ai une vilaine écorchure sur la hanche droite et mes orteils sont bleus, je me fais l’effet d’être un explorateur qui vient de survivre à l’ascension du mont Everest. Puis, en voulant la retirer, je remarque que la Breitling n’est plus à mon poignet. Elle est surement restée devant la grille quand je suis tombé. J’espère que Ludo l’a écrasée avec son mastodonte sur roues. Bon débarras.
Je me glisse sous la douche et entends une notification sur mon smartphone, mais n’y prête pas réellement attention. De longues minutes s’écoulent avant que je ne parvienne à me réchauffer convenablement, quarante-cinq précisément. « Prochain appart, je veux une baignoire ».
J’enfile un jogging, de grosses chaussettes épaisses et un lourd sweat-shirt ample avant de me commander à manger. Quelques minutes après, mon plat chinois est arrivé. Je m’installe tranquillement devant la télé et lance une chaine au hasard. Un reportage barbant que je laisse tourner en fond le temps de ma rassasier. Je me lève pour me servir un verre de vin rouge quand mon téléphone vibre sur la table basse. Un message de mon barman sexy.
« J’ai vraiment très envie de te revoir, même si t’es vraisemblablement un connard », écrit-il suivi d’une émoticône faisant un clin d’œil. « Rappelle-moi. Tane », je me doutais qu’il était polynésien.
En regardant sur le NET, je découvre que dans la mythologie maorie, Tane est le dieu des forêts et des oiseaux. Il est le fils du dieu du ciel, Ranginui, et de la déesse de la terre, Papatuanuku. Son prénom signifie littéralement homme, mâle, ce qui lui va comme un gant.
Absorbé par cette découverte et le plaisir que son texto me procure, je me surprends à lui répondre. « Moi aussi. Je passe te voir demain soir. Steeve » en ajoutant une émoticône clin d’œil soufflant un cœur.
— Non ! Pas le p’tit cœur !
Trop tard, message envoyé. Gêné et déçu par cette faiblesse, je mets aussitôt mon téléphone en mode avion. Sa réponse, quelle qu’elle soit, attendra demain.
—
J’ouvre les yeux et remarque un rayon de soleil qui traverse l’appartement de part en part. Le réveil affiche sept heures dix-huit. Je souffle. La chaleur des draps et du molleton de mes vêtements m’offre un cocon de douceur que je n’ai pas envie de quitter. Je me fais violence pour parvenir à sortir du lit.
Assis dans ma cuisine avec ma tasse de café fumant, je déverrouille mon iPhone et retire le mode avion. Deux notifications. Tane a répondu à mon message par une émoticône timide, suivie d’un second texto avec une aubergine et un poing serré. Je crois qu’il m’a bien cerné.
De retour dans la chambre, j’enfile mon ensemble de course à pied et m’apprête à partir pour mon footing lorsque l’étiquette de mon boxer me démange le bas du dos. Machinalement, je retire mon short en lycra et ôte mon sous-vêtement technique sans me soucier de la mise en valeur que cela donne à mes attributs, j’en rigole même en l’apercevant dans le miroir avant de sortir. J’insère mes écouteurs et lance un podcast sur l’estime de soi, non pas que j’en ai réellement besoin, mais la machine que je suis reste perfectible.
Je contourne le jardin et le palais du Luxembourg en passant par le boulevard Saint-Michel et la rue Médicis avant de m’engager sur l’allée sablonneuse qui redescend jusqu’à la statue d’Anne de Bretagne. Concentré, je ne fais pas vraiment attention aux badauds qui me dévisagent et m’admirent. Je me fais l’effet d’être un dieu grec, Hermès et son corps parfait se pavanant sur le mont Olympe avec sa légendaire célérité.
Absorbé par mon autoglorification, je ne remarque pas le jeune coureur qui arrive en contresens avant qu’il ne s’étale de tout son long à mes pieds. « Je fais toujours ça la première fois ! ». Je regarde ma montre et constate que je suis en avance sur mon itinéraire.
— Faut pas mater les beaux mecs en courant, p’tit gars !
Mon ton sarcastique et mon sourire moqueur s’effacent lorsqu’il lève les yeux vers moi. Deux émeraudes d’un vert intense, taillées en amande, me transpercent jusqu’à l’âme. Son petit bouc clairsemé et ses cheveux bruns bouclés me disent quelque chose. Il est incroyablement craquant. « Est-ce que j’ai couché avec ce gamin ? ».
J'attendais ton regard pour expliquer enfin
Le pourquoi de ces au revoir
À tout ce long chemin
Mon podcast s’est terminé et une nouvelle chansons s’est lancée sans que je m’en rende compte. Je passe ma main sous son aisselle et l’aide à se relever. Nous nous retrouvons face à face, il est bien plus petit que moi. Une mèche de ses cheveux virevolte et vient me chatouiller les narines. Il sent la vanille, c’est envoutant. Je sens mes jambes se dérober. « Reprends-toi ! »
— Tu t’es fait mal ?
— Euh… j’ai mal au poignet, dit-il en baissant la tête.
J’attrape délicatement son bras et relève la manche de son sweat-shirt. Sa peau est d’une douceur irréelle. Une décharge me passe dans les doigts, je frissonne. Ces deux années passées en fac de médecine m’ont appris à faire la différence entre une fracture et une entorse, mais fort heureusement, il ne souffre ni de l’une ni de l’autre. Il pousse un adorable petit cri aigu lorsque je presse sur son os pisiforme.
— Ce n’est rien, juste une contusion.
— D’accord… merci…
Je suis irrépressiblement attiré par son regard smaragdin, je n’arrive pas à m’en détacher. J'ai l'impression qu'il sonde mon subconscient, qu'il lit en moi. Une étrange chaleur irradie soudain dans mon bas ventre, une sensation doucereuse qui s’insinue dans tout mon corps. Je la connais, mais ne l’ai pas ressentie depuis si longtemps.
« Éric… »
Ce douloureux souvenir me fait monter les larmes aux yeux.
— OK, ben… si ça va pour toi, je vais… je…
Je balbutie, déboussolé, me retourne et m’enfuit au pas de course. Tandis que l’air glacé fouette mon visage, une larme se détache de ma paupière et roule dans mon cou, mais je ne peux m'empêcher de sourire.
J'attendais ton amour
Ton beau, ton bel amour
Je l'attendais pour enfin vivre
En donnant à mon tour
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