15. L'Angleterre
Ils progressèrent le long du rivage, le regard rivé sur l'horizon incertain. Leurs pas s'enfonçaient légèrement dans le sable humide. La brume marine flottait en volutes fantomatiques et l'écho du ressac rythmait leur avancée. Ils cherchaient un passeur, quelqu'un capable de les mener de l'autre côté.
Après de longues heures à arpenter la côte, l'espoir commença à s'amenuiser. Une embarcation apparut enfin, solidement amarrée à un rocher noirci par l'écume du temps.
À son bord, un homme aux traits burinés par le vent salin et la rudesse des flots les observait en silence. Son regard, clair et perçant, scrutait les étrangers qui venaient troubler la solitude de son petit havre. Une barbe hirsute couvrait sa mâchoire. Sa silhouette robuste témoignait d'une vie passée à lutter contre les caprices de la mer
Quand ils furent à portée de voix, il esquissa un sourire tranquille, empreint d'une bienveillance prudente :
- Vous cherchez à traverser ? demanda-t-il. Sa voix grave se mêla au murmure incessant des vagues.
Stéphane s'avança et hocha la tête :
- Oui. Nous avons besoin d'un passeur.
L'homme les jaugea un instant avant d'hausser les épaules. Il désigna sa barque d'un geste nonchalant :
- Je peux vous emmener, mais ce genre de voyage à un prix. Vingt pièces.
Geilweis, qui s'était approché, croisa les bras, une lueur amusée dans le regard.
- Et si on t'en donnait quinze et qu'on t'évitait de faire la traversée seul avec ce vent ?
Le passeur sourit, un éclat rusé dans l'œil :
- Ce n'est pas moi qui ai le diable aux trousses, étranger. Vingt pièces. Et vous serez de l'autre côté sans encombre.
Stéphane n'insista pas. Ils avaient besoin de lui. Il hocha la tête et glissa une bourse dans la main rugueuse de l'homme :
- Tu auras le reste lorsqu'on touchera la terre ferme.
Le marin opina et les regarda s'éloigner. Avant d'embarquer, ils devaient s'occuper de leurs montures.
Un peu plus loin sur la route, ils trouvèrent une petite ferme nichée contre la falaise. Son toit de chaume était battu par les vents marins. Un vieil homme à la silhouette voûtée s'affairait près de l'étable. Son regard devint méfiant lorsque les étrangers s'approchèrent.
- On voudrait vous confier nos chevaux pour quelques jours, annonça Geilweis. En échange...
Il tira une poignée de pièces d'or de sa poche et les laissa briller un instant entre ses doigts avant de les tendre au fermier. L'homme ouvrit de grands yeux. Il hésitait entre l'appât du gain et la méfiance instinctive. Finalement, il hocha la tête et empocha l'argent avec une gratitude mal dissimulée :
- Vous les retrouverez tels quels, assura-t-il en tapotant l'encolure d'un des chevaux.
Geilweis, un sourire en coin, s'approcha alors de lui et se pencha légèrement. Sa voix gronda à son oreille comme un avertissement voilé.
- Écoute bien, l'ami... Si nos montures ne sont pas là quand nous reviendrons... Il caressa le manche de sa hache d'un geste lent, sans briser son sourire.
- Tu apprendras ce qu'est une lame bien affûtée.
Le fermier pâlit légèrement et acquiesça avec un empressement nerveux. Satisfaits, ils laissèrent leurs chevaux entre de bonnes — ou du moins, prudentes — mains, puis retournèrent vers la barque où le passeur les attendait, déjà prêt à lever l'ancre.
La traversée, bien que relativement calme au départ, ne fut pas sans ses petites aventures. Le bateau tanguait doucement sur les vagues, mais rien d’insurmontable. Le vent soufflait toujours fort, mais dans une direction favorable. L’eau scintillait d’un gris argenté sous la lumière déclinante de l’après-midi. Le passeur, silencieux au début, commença à raconter des histoires de marins, des récits de tempêtes et de créatures mystérieuses qu’il avait croisées sur ces eaux.
Ses histoires, aussi étranges que fascinantes, étaient ponctuées de rires et de gestes exagérés qui donnèrent à la traversée un air plus léger. Teryn, toujours aussi jovial, se laissa aller à raconter ses propres anecdotes. Son rire résonnaient sur l'eau et réchauffait l’atmosphère malgré la fraîcheur persistante des embruns.
Seule Velkhan, restait anxieuse. La Nylaris, bien que curieuse et toujours à l’affût, était complètement hors de son élément sur ce petit bateau. Elle se tenait debout, les muscles tendus, ses yeux fixés sur l’horizon avec une nervosité palpable. De temps à autre, elle regardait les vagues, comme si elle s’attendait à ce que l’une d’elles vienne l’emporter.
- Tout doux Velkhan. Tu sembles nerveuse, mon amie, lança Liawen en remarquant la posture rigide de la Nylaris. C’est pas le genre de terrain que tu préfères, hein ?
L'animal se contenta de grogner doucement. Ses yeux brillaient d’une lueur d’agacement.
Stéphane sourit, compatissant. Il comprit la réticence de Velkhan. Ce voyage en mer était une toute autre aventure, un terrain incertain pour tous ceux qui étaient habitués à la terre ferme. Mais la mer était aussi un monde ancien, vaste et mystérieux, qui appartenait à ceux qui savaient l'apprivoiser.
Ils continuèrent leur traversée, la barque glissant doucement sur l’eau. Le ciel, de plus en plus sombre, laissait place aux premières étoiles qui brillaient faiblement. La mer, avec son bruit hypnotique, les enveloppait peu à peu dans un calme étrange. Et même Velkhan, malgré son inconfort apparent, semblait se détendre un peu. Ses muscles s'était relâchés, bien qu’elle gardât toujours un œil vigilant sur chaque mouvement de l’eau.
Ils approchaient de la Grande Ile.
La traversée touchait à sa fin, et avec elle, un autre chapitre de leur voyage. La barque frôla enfin le sable de l’autre côté. Les vagues, comme pour les saluer, murmurèrent un dernier adieu avant de se retirer. Ils débarquèrent sur la terre anglaise. Leurs pieds fouillèrent le sol humide et froid. La mer, désormais derrière eux, semblait leur avoir laissé un sentiment d'étrangeté, comme si l’univers tout entier avait basculé dans une nouvelle dimension, plus lointaine et plus imprévisible. Le ciel, chargé de nuages sombres, peignait une toile où les couleurs étaient étouffées. La lumière elle-même avait été dérobée.
- Bienvenue en Angleterre, murmura le passeur, comme pour marquer le passage d'un monde à un autre.
Stéphane alla le saluer :
- Tu auras le double si tu attends notre retour !
- Tu peux compter sur moi. Pas question de laisser passer une chance de m'enrichir, ricana le vieux marin.
Ils le saluèrent une dernière fois, puis l’homme, sans un mot de plus, repartit dans sa barque qui glissa à nouveau sur les eaux grises, tel un spectre dans la brume.
Le petit groupe se mit en route à travers les ruelles étroites du village côtier. Le vent soufflait dans leurs visages et les guidait vers une auberge modeste, nichée entre deux maisons de pierre. L’enseigne, pendue au-dessus de la porte, affichait le tableau d’une mer calme, sans tempête, sans menace.
La Sirène Endormie
Ce lieu semblait plus une invitation qu’une promesse. Ils poussèrent la porte, et une douceur accueillante les envahit instantanément. L’auberge, chaleureuse et éclairée de bougies tremblotantes, était animée par la voix des voyageurs et le crépitement du feu dans la cheminée. Le bruit de la pluie battait contre les fenêtres et apportait une étrange sensation de confort.
Un homme d'un certain âge se tenait derrière le comptoir. Il les accueillit d’un hochement de tête et leur donna une chambre simple mais propre.
La chaleur de la pièce, le parfum du pain frais et de la soupe, les enveloppèrent dans un calme qu’ils n’avaient pas connu depuis des jours. Ils s’assirent autour d'une table. Leurs corps fatigués se relâchaient enfin, et ils partagèrent un repas silencieux, ponctué de sourires fatigués. Teryn, toujours aussi jovial malgré la longue journée, lança quelques plaisanteries pour alléger l’atmosphère, mais ce fut une soirée tranquille. La fatigue pesait lourdement sur leurs épaules.
Alors que la nuit étendait son voile d’encre sur la forêt, enveloppant le monde d’un silence profond, Stéphane sombra dans un sommeil agité. Comme toujours, ses rêves furent peuplés de visions floues et d’images incomplètes. Cette nuit-là, quelque chose de plus intense, de plus précis, prit forme dans l’obscurité de son esprit.
Il se retrouva dans un lieu qu’il ne connaissait pas, mais qui semblait étrangement ancien, chargé d’une présence invisible. Devant lui s’élevait un cercle de pierres massives, dressées en un cairn parfait. Elles semblaient avoir traversé les âges, imprégnées d’une énergie mystérieuse. L’air était lourd. Il vibrait d’un silence dense, presque sacré. Chaque pierre semblait receler un lourd secret, une vérité enfouie qu’il n’était pas encore prêt à comprendre.
Sans qu’il ne l’ait vue arriver, Corinne se tint à ses côtés. Son visage, baigné d’une lueur douce, paraissait irréel. Elle semblait à la fois là et ailleurs. Elle lui tendit la main et l’invita silencieusement à avancer.
- Écoute tes sens, murmura-t-elle, sa voix légère, portée par le vent.
Stéphane fit un pas en avant. Ses chaussures s’enfoncèrent légèrement dans la mousse épaisse qui tapissait le sol. Son souffle se suspendit lorsqu’il posa les doigts sur l’une des pierres. Le contact était glacial, mais une étrange chaleur palpitait sous la surface rugueuse. Lentement, il glissa sa main le long des gravures qui s’entremêlaient en motifs complexes. Les symboles, d’un style archaïque, dansaient devant ses yeux, incompréhensibles et pourtant étrangement familiers.
Un frisson le parcourut. Il ne savait pas pourquoi, mais il avait la certitude que ces inscriptions renfermaient quelque chose d’essentiel, un message oublié, attendant d’être déchiffré.
Chaque symbole pulsait sous ses doigts. Ils vibraient d’une énergie à peine perceptible. Ils attendaient qu’il en saisisse le sens, que chaque trait gravé dans la pierre trouve un écho dans son esprit. Mais les mots lui échappaient encore. Ils glissaient hors de sa compréhension comme un souvenir lointain qu’il n’arrivait pas à saisir.
- Ces pierres... murmura-t-il, perplexe.
Il leva les yeux vers sa femme. Dans son regard brillait une sagesse insondable
"Écoute tes sens, Stéphane... Lâche prise..."
Un frémissement parcourut les pierres sous ses paumes, une vibration à peine audible, mais constante. Une force invisible monta lentement en lui. L’air tout autour s’alourdit, chargé d’un poids étrange, empli de secrets et de promesses.
- Il est temps, souffla Corinne. Ouvre la porte...
Il ferma les yeux. Le vent se leva. Il caressait doucement sa peau et s’engouffrait entre les pierres comme une mélodie oubliée. À travers ce souffle léger, il crut percevoir des murmures, des échos lointains d’une langue ancienne qui cherchait à se frayer un chemin jusqu’à lui. Les mots lui échappaient, mais il en ressentait l’essence :
Crainte. Espoir. Nostalgie.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se retrouva hors du cercle, éloigné des pierres énigmatiques. Pourtant, quelque chose en lui avait changé. Une vérité fragile, insaisissable, flottait à la lisière de son esprit, une carte mentale encore floue qu’il devait apprendre à décrypter. Il ne comprenait pas encore ce qu’il avait vu ou ressenti, mais une chose était certaine : il s’approchait de la réponse.
Avant même qu’il pût parler, le rêve s’effaça, dissipé comme la brume au premier éclat du jour. Mais les visions persistaient dans son esprit, nettes et précises. Les symboles gravés sur la pierre étaient encore là, imprimés dans sa mémoire, prêts à être déchiffrés.
Ils reprirent la route tôt le matin. Les premières lueurs de l'aube peignaient des ombres longues et mouvantes sur le sol humide de rosée. Devant eux, une nouvelle forêt s’étendait, plus dense, presque impénétrable. Ils s’enfoncèrent sous la voûte épaisse du feuillage. Les arbres, tordus par le poids des années et des tempêtes s'entrelaçaient et formaient un toit de branches sombres. Comme des doigts effleurant la terre, ils laissaient filtrer des raies de lumière pâle.
Plus ils progressaient, plus leurs pas se faisaient feutrés, avalés par un tapis épais de mousse et de feuilles mortes. La terre elle-même absorbait leur présence. L'air était dense, chargé de l'humidité nocturne, imprégné d'un parfum de sève et de terre fraîche.
Autour d’eux, la végétation avait changé. Les arbres, auparavant noueux et tordus, avaient cédé la place à des géants majestueux, aux troncs lisses et argentés. Ils s'élevaient vers le ciel comme des colonnes oubliées d’un temple ancien. Leurs branches s’étendaient en une voûte protectrice.
Les rayons du soleil perçaient entre les feuillages en de fins faisceaux mouvants. Ils projetaient sur le sol des arabesques lumineuses qui dansaient au rythme du vent. L’ombre et la lumière se mêlaient dans une harmonie hypnotique. Ils donnaient à la forêt une aura presque irréelle.
Elle aurait pu appartenir à un autre temps, un autre monde.
Chaque souffle du vent faisait frémir la canopée, mêlant le bruissement des feuilles à une symphonie mystérieuse. Elle était ponctuée de chants d’oiseaux invisibles perchés dans les hauteurs. Partout, des formes indécises s’animaient, mouvantes, insaisissables.
Stéphane marchait, le regard perdu entre les troncs élancés de la forêt, encore hanté par son rêve. Il savait qu’il devait comprendre ces symboles, percer le mystère de ces pierres. Mais comment ? Les réponses lui échappaient toujours comme un murmure insaisissable dans le vent.
Le sous-bois s’éclaircit, la végétation s’ouvrit devant eux, et en quelques pas, ils émergèrent hors de la forêt. Liawen s’arrêta net, la main crispée sur son arc :
- Par les étoiles...
Geilweis jura à mi-voix. Il plissant les yeux face au spectacle qui se dévoilait devant eux.
Une ville. Ou plutôt, ce qu'il en restait.
Le crépuscule jetait une lueur rougeoyante sur une cité éventrée. Elle était figée dans une lente agonie. Autrefois vibrante de vie, elle n'était plus qu’un champ de ruines. Des immeubles éventrés, des gratte-ciels effondrés, des rues lacérées. Le temps et la guerre avaient fait leur oeuvre. L’air était saturé d’une odeur métallique et âcre, un mélange de cendre, de rouille et de mort oubliée.
- Par tous les dieux, murmura Geilweis.
Là où des avenues avaient autrefois fourmillé de monde, il n’y avait plus que des carcasses de véhicules calcinés, figées dans un dernier instant d’effroi. Des fenêtres béantes, aux bords noirs de suie, donnaient l’impression d’orbites vides scrutant l’horizon d’un regard aveugle.
Pourtant, la nature avait commencé à reprendre ses droits. Des lianes s’accrochaient aux façades déchirées. Elle escaladaient les murs comme des serpents avides. Des touffes d’herbes folles jaillissaient des fissures du bitume. Des arbres aux troncs tordus avaient percé la pierre et l’acier pour étendre leurs racines dans les entrailles de la ville déchue.
- C’est... c’est immense, balbutia Teryn, serrant le bras de Liawen.
Velkhan s’arrêta, les muscles tendus, Elle reniflait l’air avec prudence. Une brise légère souleva la poussière. Elle fit voleter des lambeaux de papier jauni entre les gravats. Mais ce n’était pas un lieu vide. Des formes bougeaient dans les ombres.
Indistinctes. Discrètes.
Liawen raffermit sa prise sur son arc et jeta un regard à Geilweis :
- On n’est pas seul.
Stéphane inspira profondément. Il savait que cette ville avait des secrets. Des réponses peut-être. Mais aussi des dangers.
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