16. Les mercenaires

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Ces formes indistinctes... ces mouvements dans l'ombre. Des survivants errants ? Des charognards humains ? ou des bêtes mutées par le chaos ? Stéphane ne voulut plus se poser de questions.

Tout était si étrange dans ce monde.

Accompagné de son petit groupe, ils avaient trouvé refuge dans ce qui restait d’un ancien entrepôt, à l’abri du vent cinglant qui sifflait entre les bâtiments éventrés. Un feu discret crépitait dans une cavité. Il projetait des ombres inquiétantes sur les murs déchirés.

Teryn était assis en tailleur. Il affûtait une lame. Liawen paraissait rêveuse. Elle frottait la corde de son arcavec un linge sec. La moindre impureté pouvait briser une trajectoire. Geilweis, fidèle à lui-même, surveillait l’entrée. Son regard perçant scrutait les ténèbres. Les feuillages denses s’entremêlaient avec les ruines. Malgré l'obscurité naissante, ils projetaient des reflets verts sur les parois de béton fissurées. Ils rappelaient que, malgré la destruction, la vie persistait.

Une silhouette apparut à l’orée du camp. Un homme, vêtu de haillons, s’avança lentement, les mains levées en signe de paix.

  • J'ai senti l'odeur du graillon. Un peu de soupe, c'est possible, souffla-t-il d’une voix rauque, brisée par la fatigue.

Velkhan, couchée près du feu, redressa la tête. Ses pupilles fendaient l’obscurité comme deux lames. Elle émit une sorte de grognement indistinct. Liawen, qui s’occupait des maigres provisions, posa sa main sur le manche de son poignard.

  • Qui es-tu ? demanda Geilweiss, méfiant.

L’homme s’approcha en titubant, levant un bras maigre et souillé.

  • Je suis seul. J’ai fui les ruines. Je ne veux pas de mal, juste... un peu de nourriture.

Son visage était creusé par la faim, son corps voûté par l’épuisement. L’hésitation plana un instant. Velkhan plissa le museau, reniflant l’air, mais l’odeur âcre de la ville brouillait son flair.

  • C'est bon, finit par dire Stéphane en haussant les épaules. Téryn, donne-lui un bol de soupe.

Le petit homme s’exécuta. Il tendit une écuelle fumante au vagabond. Celui-ci s’inclina légèrement en signe de gratitude, puis porta le bol à ses lèvres.

  • D’où viens-tu ? demanda Stéphane, les bras croisés.

L’homme hésita une fraction de seconde. Il but une deuxième gorgée avant de répondre d’une voix rauque :

  • Des ruines au sud. Il n’y a plus rien là-bas. Juste des ombres et les cadavres de la population récalcitrante aux Taals.
  • Les Taals... ils sont nombreux dans la région ? intervint Geilweis, son regard acéré transperça l’étranger.

Le vagabond secoua lentement la tête. Il évita soigneusement son regard.

  • Je ne sais pas exactement... Peut-être, oui. Certains parlent de mouvements près des anciennes routes. Moi, je préfère rester à l’écart.

Un bruit sourd résonna soudain dans la nuit. Un écho métallique provint des ruines voisines. Instinctivement, tous levèrent la tête. Ils scrutèrent les alentours. Geilweis attrapa le manche de sa hache. Teryn se leva et se positionna derrière le géant. Liawen saisit immédiatement son arc pendant que Stéphane, les yeux plissés en direction du son entendu, caressait Velkhan dont le poil s'était tout à coup hérissé.

Un silence pesant s'installa. Il était seulement troublé par le vent qui sifflait entre les débris. Le vagabond profita de cette distraction. Il glissa discrètement une main sous ses haillons et sortit une petite fiole sombre. D’un geste rapide et précis, il vida son contenu dans la marmite commune avant de dissimuler l’objet vide dans ses vêtements.

Lorsque leurs regards revinrent vers lui, il avait repris son air misérable. Ses yeux étaient baissés vers son bol comme si de rien n’était.

Ils continuèrent à parler quelques minutes, leur sens toujours en alerte puis il décidèrent de dormir. Le premier tour de garde incombait à Geilweis. Peu après, le groupe s’endormit un à un. Le géant ne mis pas longtemps à sombrer lui aussi. Seul Velkhan tenta de lutter. Elle grondait faiblement avant que ses paupières ne se ferment par l’épuisement de la journée et sous l'effet du somnifère versé par le vagabond.

Le silence s’installa. Puis, des ombres se glissèrent hors des ruines.

Au matin, Stéphane se réveilla brutalement. Une douleur sourde cognait dans ses tempes. Le camp était en désordre. Liawen et Velkhan avaient disparu. Teryn jura entre ses dents lorsque son regard scruta les traces laissées dans la poussière. Des empreintes fraîches, profondes, qui menaient vers le cœur des ruines.

  • Elles ont été emmenées, murmura-t-il en serrant les poings.

Geilweis attrapa sa hache, la serrant à s’en blanchir les phalanges.

  • Merde ! On s'est fait avoir comme des enfants !
  • Tu peux les pister Teryn ? souffla Stéphane.

Le petit homme se pencha au sol. Il détailla chaque trace avec minutie. Des empreintes lourdes, enfoncées profondément dans la boue cendreuse, indiquaient un groupe important en mouvement. Il releva les yeux.

  • Dix hommes... Pas plus. Ils sont partis... dans cette direction. Il désigna la sortie de la ville, vers le Nord.
  • Le temps est à la neige, pesta Geilweis. C'est pas bon.
  • Alors il ne faut pas traîner, grogna Stéphane. Suis leur piste. Il seront ralenti par leurs otages.

Teryn s’exécuta. Il mena la traque à travers les ruines calcinées. La ville morte s’étendait devant eux, un dédale de béton effondré et de rues envahies par la végétation. Chaque pas résonnait dans ce tombeau à ciel ouvert et faisait frémir les corbeaux perchés sur les lampadaires rouillés.

Après plusieurs heures d’une progression prudente dans la poudreuse blanche, ils atteignirent une ancienne place où se dressait un marché improvisé. Des silhouettes encapuchonnées marchandaient sous des bâches trouées, troquant armes, nourriture et esclaves.

Et là, au centre, une cage en fer forgé.

Velkhan y était enfermée. Son pelage était maculé de boue et ses yeux brûlaient de colère. Liawen, quant à elle, était agenouillée. Les mains liées, elle grelotaient sous les flocons incessants. Elle se tenait face à un homme massif qui négociait son prix avec deux personnes cachées sous leur longue cape noire.

Stéphane sentit une colère sourde monter en lui. Ils devaient agir. Vite.

Profitant de la cohue ambiante, il se glissa dans les ombres et progressa vers la cage. Il s'agenouilla discrètement, puis sortit son couteau. Il l'utilisa pour crocheter la serrure. Velkhan le fixa un instant, puis un grondement sourd monta de sa gorge lorsqu’elle comprit.

  • Chut ma belle... bientôt, tu vas pouvoir t'amuser, murmura Stéphane en otant le verrou. Attends le bon moment...

Stéphane fit un mouvement à l'adresse de Geilweis, de l'autre côté de la place. Lorsque celui-ci le vit, il se tourna vers Teryn :

  • Tout ce que tu as à faire, c'est délivrer Liawen et couvrir nos arrières, c'est bien compris ?
  • Oui, Geil... Tu peux compter sur moi ! répondit-il, mort de peur.

Le puissant géant sortit de son emplacement. Il s'avança vers le groupe, sa hache tenue en main. Sa taille imposante attira immédiatement l’attention des ravisseurs qui se détournèrent un instant de Liawen pour lui faire face.

Soudain, il se mit à courir en hurlant vers le groupe. Son attaque fut brutale et rapide, animé par la colère de voir sa soeur emprisonnée. L’acier fendit l’air et s’abattit sur le premier mercenaire.

Le chaos éclata. Les deux hommes encapuchonnés ôtèrent lentement leurs manteaux. Leurs silhouettes changèrent.

Deux Taals.

La surprise fut totale, mais déjà trop tard pour eux. Stéphane avait ouvert la cage. La Nylaris était libre.

— Maintenant, Velkhan !

La créature bondit. Une masse sombre, rapide, fulgurante. Ses griffes frappèrent le premier Taal avec une violence foudroyante, le projetant au sol dans un craquement osseux. Sa gorge s’ouvrit sous l’impact. Il ne poussa même pas un cri.

Déjà, Velkhan tournait sa tête vers le second. Elle fonça sur lui, ses pattes martelant le sol avec un grondement sourd. L’arme levée n’eut pas le temps de tirer. Elle arracha son bras d’un coup sec. Un hurlement strident s’éleva, déchirant l’air. Le Taal chancela. Son sang noirâtre jaillit en gerbes chaudes.

La Nylaris, l’écume aux babines, lui sauta à la gorge. Ses crocs se plantèrent dans sa chair, et dans un râle étranglé, elle déchiqueta sa trachée d’un seul mouvement brutal.

Le silence retomba. Bref. Pesant. Chargé de fureur.

Velkhan se redressa lentement, le museau noir, souillé d'un sang impur, les yeux luisants. Elle poussa un grognement sourd, un grondement venu d’un autre monde.

Geilweis, lui, devint l’incarnation de la fureur.

Il avança tel un dieu ancien surgit des entrailles de la terre. Ses yeux brûlaient d’une lueur indomptable. Sa hache, lourde comme un verdict divin, traçait des arcs de mort dans l’air froid.

Chaque assaillant qui s’approchait était fauché, puis projeté comme une poupée de chiffon.

Les os brisés dans un craquement sinistre.

Le géant ne se battait pas. Il écrasait. Il détruisait. Le sol gelé se teignit de rouge. Les hurlements, les râles, le choc sourd des corps contre les pierres rythmaient sa progression.

Sa force n'avait d'égale que sa fureur. Il était l’orage. Il était le courroux.

Teryn surgit des ombres, haletant, le regard fou de terreur. Sans un mot, il trancha les liens de Liawen d’un geste tremblant. Puis il lui tendit son arc et son carquois. Elle s’en saisit sans même le remercier. Son regard avait changé. Elle ne voyait plus rien autour d’elle, plus les peurs, plus même Teryn.

Seulement la cible. Et la haine.

La corde claqua dans un souffle sec. La première flèche transperça la gorge d’un adversaire avant qu’il ne comprenne d’où venait la mort. Il s’écroula, le regard figé dans l’incompréhension. Liawen avançait déjà, telle une ombre acérée. Ses mains, meurtries par les liens, retrouvaient leur fluidité meurtrière. Son visage, figé dans une expression d’acier, ne tremblait pas. Seuls ses yeux, sombres et dilatés, trahissaient la fureur dévorante qui l’habitait.

Chaque flèche était un cri muet. Une vengeance. Ils l’avaient capturée. Sa liberté avait été piétinée.

Profanée.

Pour cela, ils paieraient. Tous. Son arc chantait sa colère, corde tendue jusqu’à rompre, et chaque tir frappait juste, comme si sa rage guidait la trajectoire. Pas un geste de trop. Pas une hésitation. Elle était la colère, pure, indomptable.

Elle ne serait plus jamais prise au piège. Plus jamais enchaînée.

Cinq hommes s’effondrèrent sous les coups de hache de Geilweis, trois de la main de Liawen. Velkhan avait tué deux Taals. Un dernier mercenaire avait pris la fuite devant leur colère.

Un seul d’entre eux resta sur place. Un jeune garçon. Il n’avait pas plus de seize ans. Son visage était blême, ses jambes tremblaient, et ses mains levées en signe de reddition paraissaient implorer plus qu’elles ne suppliaient.

Geilweis s’approcha lentement, la hache encore ruisselante de sang, le souffle court. Ses yeux, rougis par la rage, fixaient le garçon comme une bête acculée.

Sa soeur se dressa devant lui.

— Recule, Liawen, grogna-t-il sans ralentir.

Mais elle resta sur place, les bras écartés.

— Non, Geil ! Pas lui !

Elle avait vu quelque chose. Pas seulement la peur dans ses yeux, mais cette lueur fuyante qu’on ne peut feindre. Une fracture. Une détresse sincère. Ce garçon-là n’était pas un bourreau. C’était un pion. Un survivant. Un gosse perdu, happé par une guerre qui n’était pas la sienne.

Il lui avait donné de l’eau. Mais ce n’était pas ça qui l’avait touchée. C’était ce regard plein de honte, ce silence, ce refus de fuir alors qu’il aurait pu. Elle avait reconnu ce regard. Elle l’avait vu, un jour, dans un miroir.

Le colosse s’arrêta net, surpris par la fermeté de sa voix.

— Pourquoi pas lui ? demanda-t-il, son regard encore chargé de violence.

— Il m’a aidée.

Elle s’approcha d’un pas, baissant légèrement sa propre arme.

— Il m’a donné de l’eau. Il n’a jamais levé la main sur moi.

Son ton s’adoucit.

— S’il te plaît, Geil... Ce n’est qu’un gamin.

Un silence pesant s’installa. Le souffle du vent dans les ruines, les crépitements lointains d'un feu. Le jeune garçon n’osait plus bouger.

Geilweis gronda entre ses dents, puis, lentement, baissa sa hache. Il fixa le garçon un instant, puis cracha à ses pieds sans un mot.

  • C'est ton jour de chance !
  • Je... Merci M'sieur, balbutia-t-il, terrorisé. Le silence retomba.

Stéphane s’avança vers lui, le visage impassible :

  • Mais tu auras la vie totalement sauve si tu nous aides !
  • Oui, M'sieur... Demandez-moi ce que vous voulez...
  • Ivin Forrest ? Le cairn ?

Le jeune mercenaire déglutit et baissa les yeux :

  • C'est un lieu interdit, m'sieur... A une journée de marche d’ici. C’est un endroit... maudit, m’sieur. Même les miens n’y vont pas. Il y a... des choses.

— Quels genres de choses ? demanda Geilweis, les bras croisés.

Lori baissa les yeux, sa voix se fit plus faible.

— Des murmures. Des lumières bizarres. Les gens disent que le sol lui-même change... qu’il avale ceux qui s’égarent.

Un long silence s’abattit. Même le vent s’était tu. Stéphane échangea un regard avec Geilweis. Il fronçait les sourcils. Il y avait autre chose. Le garçon ne disait pas tout.

— Tu viendras avec nous, Lori. Tu nous montreras l’endroit exact.

— J’ai pas le choix, hein ? souffla le gamin.

— Tu viens de le comprendre.

Un peu plus loin, Liawen s’était accroupie près de Velkhan. La Nylaris haletait, le museau poisseux de sang, ses flancs soulevés par l’effort. Elle avait vomi des filets sombres, presque visqueux, qui laissaient une odeur âcre dans l’air.

— Chhhh... tout doux, murmura-t-elle en posant sa main sur son pelage.

La créature émit un grondement plaintif, presque un gémissement. Liawen serra les mâchoires. Son regard avait changé. Plus qu’une compagnie, Velkhan était son alter ego, sa sœur de rage et de combat. La voir souffrir lui tordait les entrailles.

— Elle va s’en remettre ? demanda Stéphane.

— Elle est forte mais elle a ses limites. Le sang de ces créatures est un véritable poison, souffla-t-elle, même pour une Nylaris. Ses yeux brillaient d’une inquiétude muette.

  • Saloperie de Taals, siffla Geilweis

Pendant ce temps, Teryn, resté un peu à l’écart, observait la scène. Il tenait encore son poignard, maladroitement. Puis il s’approcha doucement, posa un genou au sol près de Liawen. Son regard croisa celui de Velkhan.

— Chat-Loup, tu nous as tous sauvés, murmura-t-il. Tu es d'une lignée royale Velkhan.

Liawen tourna la tête vers lui, surprise. Il n’y avait ni maladresse ni blague sur son visage. Juste un profond respect. Elle hocha doucement la tête.

— Merci, Teryn.

Le petit homme rougit, puis détourna les yeux.

— Alors ? dit Geilweis en replaçant sa hache dans son dos. On reste ici à regarder la neige fondre ou on va botter les fesses de ces fichus Taals une bonne fois pour toutes ?

Stéphane sourit malgré lui. Il se tourna vers le jeune garçon. Comment t'appelles-tu ?

  • Lori, m'sieur.
  • Très bien Lori. Montre-nous le chemin.

Ils reprirent leur route mais dans un coin de l'esprit de Stéphane, une question tournait en boucle :

Et si le gamin mentait ? Et si ce cairn n’était pas seulement un repaire de Taals, mais quelque chose de pire ?

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