17. Sang et Ténèbres
Le vent s’était levé. Il glissait entre les arbres comme un murmure ancestral. La forêt s’était refermée sur eux et la neige avait effaçé toute trace du chemin parcouru. Les branches noueuses s'entrelaçaient au-dessus de leurs têtes, formant une voûte obscure où la lumière du jour peinait à filtrer.
Stéphane marchait en silence. Velkhan trottait à ses côtés, son pelage noir se fondant presque dans les ombres mouvantes du sous-bois. Liawen ouvrait la marche aux côtés de Lori, ses sens en éveil. Elle ne parlait pas. Son regard fouillait l’environnement avec une attention soutenue, chaque muscle de son corps tendu par une alerte invisible.
À plusieurs reprises, elle s’arrêta, inclinant légèrement la tête comme si elle percevait des choses que les autres ne pouvaient voir. Puis, enfin, elle murmura d’une voix tendue :
- Ce n’est pas normal.
Geilweis, occupé à dégager un passage entre des branchages trop denses, se figea et la regarda :
- Quoi donc ?
Elle fronça les sourcils avant de scruter la pénombre entre les troncs massifs.
- Ce silence... c'est trop profond.
Stéphane s’immobilisa. Il tendit l’oreille. Elle avait raison. Pas un oiseau. Pas un insecte. Pas même le bruissement habituel des feuilles sous l’effet du vent.
Un silence absolu.
Velkhan s’arrêta à son tour. Son poil se hérissa lentement. Puis, un frémissement. Un bruit, imperceptible mais réel. Liawen tressaillit et raffermit sa prise sur son arc. L’air s’épaississait autour d’eux, lourd de tension et de menace. Lori, à ses côtés, s'accroupit, mort de peur. Teryn, toujours prêt à détendre l’atmosphère, esquissa un sourire.
- Manquerait plus qu’un loup-garou nous saute dessus...
Sa phrase mourut dans un bruit sourd. Un éclair bleuté jaillit de l’ombre. Un impact brutal. Un craquement sec.
Teryn bascula en arrière comme une poupée de chiffon, son corps projeté violemment au sol.
- Teryn ! hurla Stéphane en se précipitant vers lui.
Mais déjà, une flaque sombre s’élargissait sous son torse, absorbée par la neige qui recouvrait le sol. Liawen réagit instantanément. D’un mouvement fluide, elle décocha une flèche en direction de l’ombre d’où était venu le tir. Son souffle sifflait sous l’effet d’une rage contenue.
- Stéphane ! Couche-toi ! aboya-t-elle.
Le traqueur était toujours là. Et cette fois, il ne comptait pas les laisser partir vivants. Stéphane n’eut même pas le temps de réagir. Quelque chose fusa à travers les ombres, rapide comme l’éclair. Une silhouette mouvante, fluide, impossible à saisir du regard.
Un grondement sourd résonna.
Liawen eut à peine le temps de lever son arc que l’ombre les frappa. Stéphane sentit un choc violent le projeter en arrière. Il roula dans la mousse humide, la respiration coupée. En relevant la tête, il vit la créature fondre sur Liawen.
La chose mesurait deux mètres cinquante. Elle paraissait bien plus grande et plus puissante qu'un simple Taal. Son corps reptilien exsudait une puissance contenue. Dépourvue d’écailles, sa peau luisait comme une nappe d’huile, sombre et mouvante, presque vivante. Chaque muscle semblait glisser sous cette chair fluide, comme une coulée de ténèbres en perpétuel mouvement. Ses yeux, deux fentes verticales d’un noir absolu, dévoraient le monde sans cligner. Aucun reflet. Aucune âme. Juste la nuit, dense, glacée, qui les fixait. Ses griffes, longues et effilées, vacillaient faiblement sous la lumière diffuse, prêtes à lacérer le silence comme la chair.
Liawen l'esquiva de justesse. Elle fit tournoyer son arc dans les airs comme une extension de son corps avant de décocher une flèche. Elle fusa et se planta dans la poitrine de la créature. Mais celle-ci continua sa course en direction de Geilweis.
Le géant lui asséna un coup de hache mais la chose ne broncha même pas. Elle pivota vers lui, sifflante, et tendit le bras. Le bûcheron vola plusieurs mètres en l'air avant de finir sa course dans un buisson. Une arme fusionnée à son avant-bras projeta une onde bleutée qui fit exploser une branche au-dessus de sa tête.
Stéphane se redressa. Il chercha désespérément une arme. N’importe quoi. Une branche, une pierre. A ses côtés, Liawen s'était redressée. Il la trouva changé. Une aura éthérée flottait autour d'elle, pâle, à peine lumineuse. Elle émit un sifflement entre ses dents avant de prononcer des mots qu'il ne comprit pas :
- Tahl'varan Uk'laeth... Dörak Velkhan Nûr !
Un bruit sourd s’éleva. Il vibrait comme une note basse. Il mit un instant à comprendre. C'était Velkhan qui grognait. Ce son attira l'attention de la créature qui s’arrêta pour la fixer à son tour. La nylaris ne bougeait pas. Elle fixait l'abomination créée par les Taals. Son regard d’ambre était braqué comme une lame sur la bête titanesque. Ses oreilles étaient plaquées contre son crâne, ses pattes légèrement fléchies.
Elle attendait.
Le son étrange qui montait de sa gorge crût, plus profond qu’un simple grondement animal. Plus ancien. Comme un appel venu d’un autre temps, d’un autre monde. Ce n’était pas de la peur. C’était une tension. Une vibration. Autour d’elle, l’air se fit plus lourd. Chargé d’électricité. Ses muscles commencèrent à trembler sous sa fourrure noire. Sa respiration se saccada. Un frisson parcourut son échine. Puis un autre. De plus en plus violent. Elle semblait lutter contre elle-même.
— Tahl'varan... Uk'laeth… Dörak... Velkhan Nûr ! répéta Liawen. Des larmes coulaient le long de sses joues, sa voix tremblait et résonnait comme un coup de tonnerre dans la langue oubliée des runes.
- Liawen. Non ! lança Geilweis. Non...
Mais le grondement de Velkhan devint rauque. Étrange. Son dos se cambra brusquement. Ses griffes raclaient la pierre dans un crissement strident. Puis, ses pattes avant se plantèrent au sol, et son corps tout entier se mit à convulser. Sa fourrure se hérissa, ses muscles gonflèrent comme s’ils cherchaient à rompre les limites de sa peau. Des veines sombres apparurent sur ses flancs. Sa mâchoire se distendit.
Un hurlement guttural déchira la nuit, ni félin, ni loup, ni d'aucune créature connue. Une plainte arrachée aux abîmes.
Elle se redressa. Elle grandit. Ses yeux n’étaient plus ceux de Velkhan. Ils étaient devenus deux fentes lumineuses, brûlant d’une rage ancienne. Sa silhouette s’élargit. Sa queue se raidit, son dos se couvrit de stries sombres, comme des traces de feu couvant sous la peau. Des plaques dures, semblables à de l’obsidienne, jaillirent le long de sa colonne, jusqu’à ses épaules.
Velkhan avait disparu.
À sa place, une bête majestueuse, terrifiante, venue des Enfers. Plus haute qu’un homme, sculptée par la colère et la douleur. Elle poussa un nouveau cri.
Stéphane frissona.
Dans une explosion de rage pure, elle se jeta en avant, tel un orage vivant. Elle n’était plus une Nylaris.
Geilweis saisit sa hache à deux mains :
- Par les Etoiles, Liawen ! Qu'as-tu fait ?
Sa soeur ne l'écoutait pas. Elle profita de l’hésitation de la créature des Taals pour tirer une deuxième flèche, visant les ombres mouvantes de son torse. La flèche fendit l’air, brilla un instant avant de se planter dans la chair brumeuse.
La chose qui avait remplacé Velkhan grondait. Un grondement sourd, primitif, presque irréel, semblable au tonnerre qui gronde sous la terre. La créature des Taals, immense, née du chaos, restait figée.
Tétanisée.
Elle semblait vaciller, comme si ce son résonnait jusque dans les fibres de son être maudit.
Velkhan, ou ce qu’elle était devenue, ne bougeait plus. Chaque muscle de son corps hypertrophié vibrait d’énergie contenue. La gueule béante, recouverte d’écume, ses crocs luisants comme des éclats de lune, sa crinière hérissée telle une couronne de flammes noires… Tout semblait capter les courants de rage autour d’elle. Et ce grondement, il montait. Encore. Et encore. Une plainte de fin du monde.
Puis ce fut l’explosion.
Sans prévenir, l’hybride bondit dans un rugissement déchirant, à glacer le sang d’un dieu. Un éclair noir, une masse de rage, de griffes et de crocs fusa dans l’air. Le choc fut brutal. La créature obscure recula sous l’impact, son torse enfoncé par la violence du coup. Pour la première fois, elle poussa un cri.
Strident. Inhumain. Un cri de douleur. Un cri d’agonie.
Velkhan l’avait percutée de plein fouet, ses crocs enfoncés dans sa gorge visqueuse. Ses griffes labouraient sa peau d’ombre, qui fumait à chaque entaille comme si elle rejetait la lumière. La chose ondula, titanesque, cherchant à s’arracher à l’étreinte de mort, mais Velkhan tenait bon, comme une mâchoire de destin. Ses pattes arrières creusaient le sol enneigé, griffaient la terre, pour mieux ancrer sa position.
La créature noire se cambra et tenta de l’écraser. Ses membres difformes martelaient le sol, projetant des éclats de pierre et de boue. Un bras gigantesque s’abattit sur Velkhan, la projetant contre un mur. Le choc fit trembler les ruines.
Elle glissa, inerte un instant... mais elle se releva. Elle rugit à nouveau. Un rugissement qui fit frémir les nuages. Son museau était ensanglanté, sa fourrure souillée, mais son regard brillait d’une lumière incandescente.
Une lumière d’instinct. De rage sacrée. Elle bondit à nouveau.
Le combat devint une danse brutale. Une lutte de titans. Velkhan bondissait, griffait, lacérait. La créature encaissait, contre-attaquait, balayait tout sur son passage. Le sol se fissurait, l’air vibrait. Autour d’eux, les pierres s’effondraient, les arbres ployaient sous le souffle de leur affrontement.
Mais Velkhan avait l’avantage. Plus rapide. Plus précise. Chaque coup visait un point faible, chaque morsure arrachait un morceau de chair impie. La créature recula, titubante. Son corps reptilien fumait. Une substance noirâtre suintait d'une plaie béante ouverte sur son flanc. Elle hurla.
Velkhan ne s’arrêta pas.
Dans un dernier bond, elle se jeta sur elle, planta ses crocs dans son crâne difforme. D’un geste d’une force inouïe, elle le fracassa contre la roche. Un craquement sinistre résonna dans la nuit. La créature tressaillit avant de s’effondrer.
Dans un silence de mort.
Velkhan resta immobile un instant, haletante, debout sur le cadavre fumant. Puis elle leva la tête vers le ciel et poussa un hurlement victorieux. Un cri sauvage. Un cri ancestral. Celui d’un prédateur. D’une déesse furieuse. D’une sœur de guerre. Elle était invincible. Implacable.
- Liawen ! Aboya Geilweis
- Tharïn vel’tuor nâsha, silarëa da Velnakar ! Liawen était en transe .
La nylaris tourna lentement la tête vers elle. Ses yeux n’étaient plus ceux de Velkhan. Des yeux pâles, brûlants, vidés de toute raison. Elle grogna, fit un pas en avant. Ses muscles tendus frémissaient sous ses poils hérissés. Geilweis leva sa hache. Stéphane recula d’un pas, le cœur battant à tout rompre.
— Elle va nous attaquer, souffla-t-il, pétrifié.
Liawen s’avança, seule, le regard droit, les mains ouvertes devant elle. Sa voix s’éleva, puissante et claire, dans la langue oubliée des Runes :
— Tharïn vel’tuor nâsha, silarëa da Velnakar !
Un silence épais retomba soudain. Le vent s’arrêta. La Nylaris frémit, sa tête roula de gauche à droite, puis en arrière. Elle chancela. Ses pattes fléchirent. Elle se coucha, haletante. Son regard se voila peu à peu, redevenant familier. Son corps se rétractait lentement, comme s’il fuyait le monstre qu’il avait été.
Elle redevenait Velkhan. Liawen s'approcha doucement :
- Velkhan... ma belle.
Elle leva les yeux vers la jeune femme avant de pousser un gémissement doux. Un murmure d’animal blessé. Liawen s’agenouilla à son tour, posa une main sur son flanc tremblant.
— C’est fini. Tu es revenue. Tu es avec nous.
La nylaris ferma les yeux. Le danger s’évanouit. Geilweis s'approcha de sa soeur, les yeux noirs de colère :
- Faudra qu'on cause tous les deux !
Puis il se dirigea vers la créature qui gisait au sol. Il la retourna du bout de sa hache.
- Mais qu'est-ce que c'est ?
Un silence pesant s’installa. Puis Lori parla, sa voix semblait plus grave que d’habitude :
- On est proche... Le Cairn n'est plus très loin maintenant.
Stéphane s'était agenouillé près du corps sans vie de Teryn. Son regard était perdu dans le vide, mais sa voix était ferme :
- C'était le plus courageux d'entre nous. Il nous a suivis malgré sa peur. Il inspira profondément. Je lui serai éternellement reconnaissant.
Personne ne répondit. Autour d’eux, la nuit sembla se refermer un peu plus.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un silence. Lourd.
Personne ne parlait alors qu’ils empilaient les pierres, une à une, sur le corps sans vie de Teryn. Chaque geste était précis, méthodique, mais la douleur alourdissait leurs mouvements. Stéphane s’agenouilla le dernier. Il posa une pierre plus grande au sommet du tas. Liawen traça un symbole sur l’une des pierres, un signe ancien, un hommage silencieux à leur compagnon tombé.
- Repose en paix, Teryn, souffla-t-elle d’une voix rauque.
Geilweis, le regard sombre, hocha la tête. Puis, sans un mot de plus, ils se relevèrent et reprirent leur route. Leur progression était plus prudente qu’avant. La menace qui pesait sur eux était désormais tangible, palpable. De temps en temps, Stéphane jetait un coup d’œil vers Velkhan. Elle semblait redevenue elle-même — ou du moins, elle le laissait paraître.
Sa silhouette sombre glissait entre les troncs avec cette élégance souple et silencieuse des Nylaris, son museau bas, ses oreilles mobiles, à l’affût du moindre danger. Pourtant, quelque chose en elle avait changé. Il le sentait. Une énergie plus lourde, plus ancienne, semblait encore émaner de son pelage, comme si une part de la bête était restée là, tapie.
Il accéléra le pas pour se retrouver aux côtés de Liawen, dont le regard ne quittait pas l’horizon, tendu, méfiant.
— Liawen.
Elle tourna légèrement la tête vers lui, sans ralentir.
— Que s’est-il passé tout à l’heure ? lui demanda-t-il d’une voix basse, mais ferme. Ce que tu as fait à Velkhan... c’était quoi, exactement ?
Elle inspira longuement, le regard perdu dans les bois, comme si elle cherchait ses mots dans les branches suspendues au-dessus d’eux :
— C’était... un appel. Une invocation. Transmise de mère en fille. Chez nous, c'est une langue oubliée, gravée dans les racines mêmes de notre vallée.
- Tu m'avais pourtant dit que tu n'étais pas une sorcière et...
- Ce n’était pas un sort, le coupa-t-elle. Je ne jette pas de sort.
— Tu savais ce que ça ferait ? demanda-t-il, les sourcils froncés.
— Oui, enfin... Non. Pas exactement, répondit-elle. Je savais juste... que si je prononçais ces mots, elle entendrait. Quelque chose en elle... de plus ancien que nous tous. Je n’ai pas eu peur. Pas pour moi. J’ai eu peur d’elle. Peur que cette chose qui sommeille en elle se réveille et ne veuille plus s’endormir.
Stéphane resta un instant silencieux. Le vent agitait doucement les feuillages autour d’eux.
— Elle aurait pu nous tuer, dit-il enfin.
— Mais elle ne l'a pas fait, souffla-t-elle.
— Et tu pourrais recommencer ?
Liawen s'arrêta de marcher. Elle lui jeta un regard, intense.
— Ce n’est pas une arme, Stéphane. C’est une promesse. Un lien de sang, de confiance. Je ne la forcerai plus jamais à se transformer. Mais si elle le fait à nouveau, ce sera parce qu’elle le voudra. Pas à cause d’un mot murmuré dans le noir.
Stéphane posa ses yeux sur Velkhan.
— Elle t’a entendue, dit-il.
— Elle m’a reconnue, corrigea Liawen. Et elle m’a crue.
Il acquiesça lentement. Et reprit sa marche.
Après de longues heures de marche silencieuse, la forêt s’éclaircit peu à peu. Lori se figea :
- Nous y sommes, murmura le jeune garçon.
Ils s’arrêtèrent net.
Devant eux, au bout du sentier dissimulé sous la mousse, une clairière s’étendait. Une terre nue, bordée par un cercle d’arbres noueux, et en son centre... Le Cairn.
Il semblait les attendre.
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