19. Un nouveau départ
Liawen et Geilweis sentirent une vibration familière. Un frisson parcourut l'air autour d’eux. Une onde invisible, puissante, ébranla le sol sous leurs pieds. Ils reculèrent d’instinct, puis ils scrutèrent le cairn qui commençait à trembler.
Une lumière éthérée se diffusa entre les pierres gravées. Devant eux, une porte brumeuse se matérialisa lentement. Sa surface miroitante tourbillonna comme l’eau d’un lac troublé par le vent.
Une silhouette en émergea. Stéphane.
Son visage était plus serein qu’ils ne l’avaient jamais vu. Il paraissait habité d’une paix intérieure qui contrastait avec l’homme tourmenté qu’ils avaient connu. Mais ce n’est pas cela qui les stupéfia.
Dans sa main, il tenait celle d’une fillette. Geilweis jura entre ses dents en riant. Le regard écarquillé, il fut incapable de comprendre ce qu’il voyait. Liawen, elle, ne réfléchit pas. Son cœur bondit dans sa poitrine alors qu’elle se précipitait vers le jeune homme.
- Tu es revenu !
Elle le prit dans ses bras, sans retenue, serrant son corps contre le sien. La peur de le perdre une nouvelle fois la submergea. Tremblante, blottie contre lui, Stéphane sentit combien son absence avait pesé sur elle.
- Si tu savais comme j'ai eu peur... souffla-t-elle d’une voix brisée.
Ses doigts crispés sur son manteau, il ferma les yeux un instant pour savourer cette étreinte, cette chaleur humaine qu’il croyait avoir perdue pour toujours. Puis, il s’écarta légèrement et posa une main sur la tête de la fillette. Celle-ci observait la scène avec une timidité mêlée d’émerveillement.
- Je vous présente Eugénie.
Liawen recula légèrement et observa l’enfant. Ses cheveux d’or pâle, ses grands yeux clairs, et cette présence étrange, comme si elle était à la fois ici et ailleurs.
- Son esprit était prisonnier des Taals, continua Stéphane. Maintenant, qu'elle est libérée, il est temps pour elle de retrouver son père.
Geilweis siffla entre ses dents, croisant les bras sur sa poitrine.
- Je savais que tu reviendrais avec une surprise, mais là, gamin, tu fais fort !
Un léger sourire passa sur le visage de Stéphane.
- Alors... on rentre ?
Liawen prit la main de Stéphane. Son cœur battait trop fort contre sa poitrine. Elle ressentait encore la chaleur de sa peau contre la sienne. Cette simple étreinte lui avait donné l’illusion qu’il allait rester, qu’il allait marcher à ses côtés, rentrer avec eux. Mais, quelque part, la chasseuse sentait que Stéphane était bien plus attaché à ce lieu qu'il voulut ne le dire :
- Tu vas tout nous raconter pendant le retour, hein ?
Il entrelaça ses doigts aux siens. Son regard sombre rencontra celui de la jeune femme. Là, en cet instant, elle comprit. Avant même qu’il ne parle.
- Je ne viens pas.
Son souffle se coupa.
- Non, Stéphane... Tu m’avais promis.
Elle serra sa main plus fort, comme si elle pouvait l’empêcher de s’effacer entre ses doigts. Mais il secoua doucement la tête, son sourire empreint d’une infinie tendresse.
- J’ai tant à faire, jolie Liawen.
Les larmes montèrent immédiatement aux yeux bleus de la guerrière, brouillant sa vision. Elle voulut hurler, lui dire qu’il n’avait pas le droit de l’abandonner. Mais avant qu’elle ne pût prononcer le moindre mot, il posa un doigt sur ses lèvres :
- Nous nous reverrons, Liawen. Je te le promets.
Sa voix était douce, posée.
Mais elle détestait ces promesses vides, ces serments faits à ceux qui restent derrière. Elle posa une main sur son visage, y laissa courir ses doigts, caressant chaque trait comme si elle voulait graver son image dans sa mémoire avant qu’il ne disparût dans l’oubli. Elle voulait se souvenir du contour de ses lèvres, de la courbe de sa mâchoire, du feu qui brûlait au fond de ses yeux. Puis, sans réfléchir, sans hésiter, elle se hissa sur la pointe des pieds et posa ses lèvres sur les siennes. Un baiser fugace. Un instant suspendu, brûlant de non-dits, de regrets et de promesses qu’ils ne pourraient jamais tenir. Elle aurait voulu que le temps s’arrête, que cet instant s’étire à l’infini.
Mais lorsqu’elle recula, elle sut qu'elle le perdait déjà.
Stéphane s'approcha de Lori. Il posa sur lui un regard paternel :
- Je t'offre une famille, mon garçon, une seconde chance. Ne la gâche pas !
Lori ferma les yeux et baissa la tête, sans répondre. Puis, Velkhan s’approcha. La Nylaris leva les yeux vers Stéphane. Ses prunelles dorées étaient pleines d’une intelligence féline. Elle comprenait ce qui se jouait en cet instant. Il s’agenouilla devant elle et enfouit ses doigts dans le pelage épais de l'animal.
- Tu veilleras sur eux, hein Chat-Loup ? murmura-t-il.
Velkhan émit un léger gémissement. Son museau vint caresser le visage de son ami. Il se releva et fit face à la porte brumeuse. Geilweis se mordit la lèvre, secouant la tête comme s’il refusait d’accepter ce qu’il voyait :
- Tu es sûr de ton coup, fils ?
- Plus que jamais.
Il inspira profondément et leur adressa un dernier regard :
- Au revoir, mes amis.
Puis il franchit la porte. La brume se referma, le dévorant entièrement. Il ne laissa derrière lui que le silence, le vent, et un cœur brisé.
Liawen et le reste de la troupe tournèrent les talons. Ils laissèrent le cairn derrière eux, et prirent la route du retour sous un ciel limpide. Leur marche se fit dans un silence pesant, bercé seulement par le bruit de leurs pas sur la terre meuble. Il n'y avait plus de Taals. Plus d'ombres menaçantes guettant leurs moindres mouvements. Plus de pièges invisibles, prêts à s'enrouler autour de leurs chevilles pour les happer vers le néant.
Liawen marchait en tête. Ses yeux fixaient l'horizon. En réalité, elle ne regardait rien. Chaque pas l'éloignait un peu plus de ce qu'elle venait de perdre. Un serment brisé. Un baiser fugace qui brûlait encore ses lèvres. Une main qui n'avait pas voulu lâcher la sienne...
Elle se sentait vide.
Geilweis marchait juste derrière elle, le visage fermé. Il ruminait les paroles d'adieu de Stéphane, leur poids, leur finalité. Ils avaient laissé leur ami derrière eux, et bien qu'il eût choisi son destin, cette absence le hantait déjà.
Lori se surpris à penser qu'il aurait aimé apprendre à connaître cet homme qui semblait emprunt d'une sagesse infinie. Lui qui n'avait jamais connu son père.
Quant à Eugénie, la fillette que Stéphane leur avait confiée, elle trottinait à leurs côtés, silencieuse mais alerte. Par moments, elle jetait des regards curieux autour d'elle. Elle découvrait tout simplement un monde qu'elle n'avait jamais connu.
- C'est bizarre, dit-elle soudain, brisant le silence.
Liawen ralentit. Elle se tourna vers elle.
- Qu'est-ce qui est bizarre ?
La fillette haussa les épaules.
- Tout. L'air. Le ciel. Même la terre. On dirait que tout respire mieux.
Un changement subtil s'était opéré autour d’eux. Des oiseaux étaient sortis timidement des branchages, comme s’ils n’avaient pas osé chanter depuis des années. Des cerfs étaient apparus entre les arbres, leurs grands yeux curieux observant les voyageurs. La rivière, jadis trouble, scintillait sous la lumière dorée. Ses eaux reflétaient un ciel plus clair, plus pur.
Le vent lui-même semblait avoir changé. Il ne portait plus la tension sourde du danger, mais une brise fraîche, presque apaisante. C’était comme si l’univers tout entier relâchait enfin un souffle qu’il retenait depuis trop longtemps.
Liawen échangea un regard avec Geilweis. La fillette ressentait donc aussi ce changement imperceptible, cette libération invisible.
- C'est peut-être vrai, souffla Geilweis. Le monde était enchaîné sans qu'on le sache réellement.
Liawen hocha la tête, mais n'ajouta rien. Ils marchèrent ainsi, traversant des bois autrefois inhospitaliers, aujourd'hui si paisibles. Aucune embuscade ne les attendit. Aucun danger ne se dressa sur leur route. L'ombre des envahisseurs s'était dissipée. L’oppression qui avait pesé sur eux si longtemps s’était dissipée. Ils étaient encore loin d’avoir gagné, mais pour la première fois depuis des années, ils sentaient que l’espoir n’était plus une illusion.
Leur voyage dura plus de trente jours mais sans la menace des Taals, il prit une autre saveur. Ce n'était plus une fuite, ni une traque. C'était un retour.
Et un apprentissage.
Eugénie, bien que frêle et encore fragile, retrouvait peu à peu son éclat d'enfant. Sa curiosité insatiable et sa vivacité devinrent une source d'amusement pour le groupe, brisant parfois le poids des silences trop longs. Un matin, elle s'adressa à Liawen en regardant Velkhan :
- Tu crois qu'on peut apprivoiser un Nylaris ?
Liawen, occupée à tendre un piège rudimentaire, leva un sourcil.
- Velkhan n'est pas domestiquée, petite. C'est elle qui nous a choisis, pas l'inverse.
- Mais si je lui donne de la viande tous les jours, elle m'aimera bien, non ?
Velkhan, couchée à quelques pas de là, leva une oreille. Elle lança un regard curieux à Eugénie. D'un bond, la fillette se leva et tenta de l'imiter. Elle se mit à courir à quatre pattes avant de s'ébrouer en agitant sa cape de voyage comme si c'était son pelage. Liawen éclata de rire en se prenant la tête :
- Tu vas peut-être réussir à l'amuser, mais sûrement pas à l'apprivoiser !
Eugénie haussa les épaules :
- C'est déjà ça.
Velkhan finit par jouer avec elle. Elle se mettait à sa poursuite, simulant des attaques. Quelques fois, elle la laissait grimper sur son dos. Parfois même, elle partageait une couche de fortune avec elle lorsque la nuit tombait.
Geilweis, qui jusque-là s'était contenté de l'observer d'un œil distrait, finit par s'investir lui aussi dans l'éducation de la petite fille.
- Écoute Gamine, si tu veux survivre dans ce monde, il ne faut pas compter que sur Velkhan.
Elle pencha sa tête sur le côté. Il sortit sa hache et la planta dans une souche de bois :
- Tu dois savoir te défendre.
La fillette recula d'un pas, clignant des yeux, impressionnée par l'arme massive.
- Avec... ça ?
- Tu veux une baguette magique peut-être ? lança Geilweis en croisant les bras.
- Je veux pas tuer quelqu'un ! protesta-t-elle.
Geilweis la fixa longuement, puis, à la surprise générale, il lui tendit une branche épaisse qu'il venait de tailler en forme de hache miniature.
- Alors commence avec ça. Apprends à frapper, sans peur.
Elle hésita avant de saisir la branche avec un mélange de crainte et d'enthousiasme.
- Et si je rate ?
- Tu rates, mais c'est comme ça qu'on apprend, répondit-il avec un sourire en coin.
Eugénie frappa d'abord timidement. Elle manqua complètement la cible. Geilweis roula des yeux.
- Allez, Gamine, tu veux taper ou danser ? Mets-y du cœur !
Elle fronça les sourcils, prit une grande inspiration, et abattit le bâton de toutes ses forces. Cette fois, la souche trembla sous l'impact. Geiweis hocha la tête, satisfait :
- Pas mal. À ce rythme, dans quelques années, tu pourras m'accompagner au combat.
Eugénie lui lança un regard mi-émerveillé, mi-terrorisé.
- Ou pas !
Liawen éclata de rire.
- Il te teste, petite. Mais un jour, tu choisiras ta propre arme.
- Mes armes seront mes livres et... Velkhan !
Ils rirent ensemble. Pour la première fois depuis longtemps, ce fut un rire sincère, sans la peur d'être entendu par des ennemis tapis dans l'ombre. Les jours passèrent ainsi, rythmés par les levers et couchers de soleil, par les haltes près des rivières cristallines et par les éclats de voix légères qui animaient leurs campements.
Lori se trouvait être un garçon intelligent et sensible. Geilweis ne tarda pas non plus à le prendre sous son aile. Ils n'étaient plus des guerriers en fuite, ni des vagabonds en errance. Ils étaient une famille en devenir. Puis un jour, le château de Valren se dressa devant eux.
Leur mission allait bientôt se terminer.
Elena les attendait. Droite et impassible dans la salle du trône. Sa silhouette se détachait contre l'éclat des flammes de la cheminée, une ombre fière et immuable. Quand elle les vit approcher, son regard s'attarda sur Liawen, puis sur Geilweis, et enfin sur Eugénie, dont elle ignorait encore l'existence. Les compagnons s'inclinèrent devant elle.
- Où est-il ? demanda-t-elle simplement.
Liawen baissa la tête et Geilweis répondit :
- Il a franchi la porte. Il ne reviendra pas.
Un silence s’abattit sur la pièce. Elena ne bougea pas immédiatement, mais son regard s’assombrit imperceptiblement. Elle détourna légèrement le visage. Ses doigts se crispèrent sur l’accoudoir de son trône. Une brève inspiration, presque imperceptible, trahit la douleur sourde qui venait de l’atteindre. Le silence dura une fraction de seconde de trop. Mais elle avait besoin de ce moment pour absorber l’impact de la nouvelle. Puis, avec une lenteur maîtrisée, elle rouvrit les paupières et redressa la tête. Son masque de souveraine se referma sur elle, étouffant l’émotion dans un éclat de détermination glacée. Sa voix fut calme, maîtrisée, malgré une tristesse évidente :
- Alors... il a accompli ce pour quoi il était destiné.
Geilweis hocha lentement la tête. La Princesse sonda son regard et poursuivit :
- Il m'est apparu cette nuit. Je croyais que c'était un rêve... Maintenant, je comprends que ce n'en était pas un. Il m'a dit que les portes étaient fermées. Que les Taals ne pourraient plus les utiliser. Il m'a dit que le temps était venu.
- Venu... pour quoi Votre Altesse ? demanda Geilweis.
Elena inspira profondément :
- Pour rassembler une armée. Reprendre Aetheris. La purifier de la présence de ces monstres une bonne fois pour toutes.
Un silence accueillit ses paroles, mais ce n'était plus un silence de deuil. C'était celui qui précédait les grandes batailles. Soudain, un cri rend l'air.
- Eugénie !
Mirok venait d'apparaître. Il bouscula plusieurs soldats sur son passage avant de courir vers sa fille. Son visage était déformé par l'incrédulité et l'émotion. La fillette tourna la tête vers lui, cligna des yeux, puis, comprenant enfin, elle se jeta dans ses bras :
- Papa !
Mirok la serra contre lui, incapable de parler. Il enfouit son visage dans ses cheveux. Son corps tremblait de bonheur. Liawen détourna un regard souriant alors que l'émotion lui serrait la gorge. Même Geilweis, qui n'était pas du genre sentimental, se racla discrètement la gorge. Il croisa les bras pour masquer son trouble. Eugénie s'accrochait à son père comme si elle craignait de le perdre à nouveau :
- Je croyais que tu m'avais oubliée... murmura-t-elle.
- Jamais, ma petite étoile... Jamais.
Il releva la tête vers Liawen et Geilweis. Son regard brillait de gratitude :
- Je ne sais pas comment vous remercier... Je ne sais pas... Merci mes amis, merci...
Liawen haussa légèrement les épaules, un demi-sourire aux lèvres.
- Ce n'est pas nous que tu dois remercier, Mirok. C'est Stéphane.
Le vieil homme hocha lentement la tête, puis serra un peu plus sa fille contre lui.
Elena avait observé la scène en silence. Elle regarda le jeune homme qui les accompagnait :
- Qui êtes-vous, jeune homme ? lui demanda-t-elle
- Je m'appelle Lori et vous ?
Geilweis toussa. Il se plaça devant lui :
- Excusez-le, Votre Majesté. Il ne connaît pas encore les bonnes manières.
Il se tourna vers Lori pour lui jeter un regard noir qui le fit reculer. Puis il s'adressa à la jeune Princesse :
- Il est notre nouveau compagnon de route. Il est mon élève.
Le jeune garçon sentit la fierté envahir son corps et un sourire naîf illumina son visage juvénile. Elena porta alors son attention sur De Lattre. Son regard avait déjà changé, son ton n'admettait aucune objection :
- Général, aux premières heures demain, nous organiserons un conseil de guerre. Les Taals ne savent peut-être pas encore ce qui s'est passé, mais lorsque l'aube se lèvera sur Aetheris, ils comprendront que leur ère est terminée.
Le Général inclina doucement la tête.
- Bien Votre Majesté. Nous allons faire en sorte qu'ils le comprennent rapidement.
Dehors, le vent s'élevait dans la nuit. Il soufflait sur le chateau comme un murmure d'espoir.
Le Monde avait changé. Désormais, la guerre pour sa libération allait commencer.
Elena, elle, devenait une Reine.
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