Chap 2-1 Je t'aime mais... (2/2)

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  Dans le jardin, l'odeur de l'herbe humide emplissait les narines, mais le soleil réchauffait la peau. Son père avait ressorti l'attirail à barbecue, nettoyé la table en tec, gratté la grille, affuté ses pinces. Il comptait inaugurer le début de la belle saison en bonne et due forme tout en restant fidèle à son dicton « qui va piano, va sano ». Pour une raison qui lui était propre, il restait attaché au modèle à charbon bien qu'il n'ait jamais montré le moindre talent pour faire cuire la viande sur braises. Peu porté sur la cuisine en général, le barbecue avait tout d'une obligation morale, un acte de cuisson primaire, apanage de sa masculinité ; pourtant, il ne faisait aucun doute que sa mère eût fait une bien meilleure barbecuetiste.

  Comme à son habitude, il entama la discussion sur la semaine au boulot ; toujours les mêmes poncifs à longueur de visites. Elle se contenta de souligner le calme des vacances. « Attention ma fille, les vacances c'est toujours le calme avant la tempête ! » la prévint-il en bon météorologue. Pensionné depuis deux ans, il n'avait pas tourné la page, il appartenait à cette race éteinte de dinosaures qui avaient fait toute leur carrière dans la même société et il radotait souvent avec nostalgie sur cette époque. Aujourd'hui il lui restait son jardin, ses fleurs, son potager ; jardin qui faisait un peu office de jardin secret où il aimait s'isoler, pour nettoyer les mauvaises herbes – qui sait les mauvaises pensées –, lire, faire des mots croisés, méditer loin des gens, être loin de sa femme. Elle laissait son père baratter ses souvenirs antédiluviens sans jamais l'interrompre. Pendant ce temps-là, « elle » ne devait pas parler. « Alors ce feu ? ». Sa mère venait d'apparaitre sur le seuil de la cuisine. « Ça prend oui ou non ? ». Sonia jeta un coup d'œil sur le tas de charbon d'où s'échappait une fumerole malingre.

« Doucement, dit son père.

 — Mais tu es occupé là-dessus depuis une heure ! Moi mes salades sont prêtes ! Quand est-ce tu vas mettre la viande ?

 — Un peu de patience Titiche... ».

  Il se lança alors dans une maladroite apologie du charbon avant de conclure : « Mais là, ça commence à venir.

 — Il serait temps. Ma salade va tourner !

 — Fait comme ta fille, prend un verre de rosé et profite du soleil en attendant. »

  Sonia observa la lumière des rayons filtrer dans le verre de vin frais qu'elle tenait en main. Comme prévu, sa mère s'énerva : « Tu sais très bien que je ne supporte pas le rosé ! Ça me donne mal à la tête ! Je vais plutôt voir si j'arrive à caser tout dans le frigo. Je me demande encore à quoi ça sert que je te dise de t'y mettre plus tôt. Tu n'écoutes jamais ! ». Sur ce, elle tourna les talons et rentra. « Ah ! Ta mère ! soupira son père. Elle exagère toujours ». Le filet de fumée dansait en tortillons lancinants au-dessus de la grille. Il y avait bien eu des étincelles, mais pas au bon endroit... Sonia regarda sa montre et but une gorgée de vin.

  A l'heure de manger, plusieurs salades printanières coloraient la table : une salade de pâtes, de pommes de terre ainsi qu'un duo de laitues rouge et verte agrémentées d'une vinaigrette faite maison. Profitant des braises tardives, sa mère avait fait griller des tranches de courgettes et d'aubergines servies sous un filet d'huile d'olive. Son doggy bag serait bien fourni. « Ton frère a refait surface ! annonça-t-elle. Il viendra manger la semaine prochaine. Comme ça au moins, on sait qu'il est encore vivant ! ».

  Quand avait-elle vu Adam pour la dernière fois ? Ses visites s'étaient faites rares depuis qu'il était en couple avec Géraldine. Ses parents ne s'en étaient pas formalisés autre mesure, conquis qu'ils étaient par le charme de la jeune femme. Il faut dire que Géraldine avait tout pour elle : belle, grande, intelligente, drôle et au caractère bien trempé ; elle avait extrait Adam du puit de charbon dans lequel il broyait du noir, elle l'avait remis sur les rails et poussé vers une carrière plus rentable. Restait la question de ce qu'une fille d'un tel calibre pouvait bien trouver à un homme certes beau et spirituel, mais sans argent et sans ambition. Avait-elle senti en lui un filon à exploiter, le potentiel d'un diamant brut qu'elle escomptait tailler à sa guise (et qui somme toute nécessitait un léger polissage des impuretés qui l'entouraient) ? Géraldine n'en restait pas moins d'une exquise civilité en leur présence, les comblant de mots rassurants et de compliments bien choisis, instillant en filigrane le message qu'Adam était entre de bonnes mains. Son frère s'était distancié doucement et ses parents, fidèles à l'adage « pas de nouvelles, bonnes nouvelles » n'y voyaient qu'un signe de bon augure.

  Elle-même ne voyait pas les choses ainsi. A chaque visite de Géraldine, elle se sentait disparaitre, devenir entièrement transparente, au point de se demander si les autres s'apercevaient encore de sa présence. Elle avait d'abord pris son ressentiment pour de la jalousie, mais réflexion faite, elle doutait qu'une femme aussi écrasante puisse vraiment rendre son frère heureux. Maintenant, les faits parlaient pour sa belle-soeur, Adam s'était dégoté un nouveau job mieux rémunéré, il avait repris des études en cours du soir et obtenu son diplôme un an plus tôt. Le diamant se faisait doucement tailler.

 « Qu'est-ce qu'il raconte de beau ?

 — Tu connais ton frère, il ne dit jamais grand-chose au téléphone. Il avait l'air fatigué. Je crois qu'il a beaucoup de travail. »

  Sonia sourit. Son frère avait beaucoup de travail. Le monde changeait. Son frère changeait. « Il a dit qu'il avait des choses à nous raconter, mais il n'a rien voulu dire au téléphone. Je trouve qu'il fait beaucoup de mystères ! Tu crois qu'il va nous annoncer leurs fiançailles ?

 — Je ne sais pas, maman.

 — Ça fait trois ans qu'ils sont ensemble, non ? Tu sais, je crois que c'est presqu'un record ! On a vu tellement de filles défiler ici ! Et encore, je suis sûre qu'on n'en a pas vu la moitié ! »

 Au moins, sa mère était lucide...

  « Mais tu sais, là j'ai un bon pressentiment. Géraldine, c'est une fille qui sait ce qu'elle veut. Et elle a de la poigne ! Elle a su le prendre en main notre Adam !

 — Oui maman.

 — Il a beaucoup de chance ton frère d'être tombé sur elle. Si ça ne tenait qu'à lui, je suis certaine qu'il aurait continué à collectionner des poupées sans cervelle. »

  Elle jeta un regard de dédain en direction de son mari. « C'est à se demander à quoi pensent les hommes quand ils draguent une femme ! ». Son père répondit par un sourire.

 « Et toi, ma puce ? Toujours personne en vue ?

— Eh, non ! Tu l'as dit toi-même, les hommes ne veulent que des poupées.

— Mais tu es jolie ! Si tu faisais un peu plus attention à tes habits... ».

  Sonia cilla. « Tu n'aimes pas ma robe ? ». Elle portait une petite robe estivale à fleurs bleues, plutôt féminine. « Si, elle est jolie, mais... je ne sais pas. Tu pourrais mettre quelque chose de plus jeune ». De plus jeune ? Mais qu'est-ce qu'elle est en savait, elle, de ce qui était jeune ? « Et puis, tu sais, ce n'est pas seulement tes habits. Tu sais, séduire un homme, c'est aussi dans l'attitude. Tu as toujours ce regard triste.

 — Quel regard triste ?

 — Oh, mais oui, tu sais... J'aimerais te voir avec de la joie de vivre ! Pas vrai Robert, qu'elle a toujours l'air un peu triste notre fille ?

 — Il ne faut pas exagérer non plus, temporisa son père, mais c'est vrai qu'on a parfois l'impression que tu n'es pas tout à fait épanouie dans ta vie... ».

  Papa ou l'art de louvoyer en eaux troubles. « Ce serait bien que tu rencontres quelqu'un, ma fille, renchérit sa mère.

 — Oui maman.

 — Oui ma fille, mais ce n'est pas en restant cloitrée chez toi devant la télé que ça va arriver.

 — Oui maman.

 — Tu devais sortir plus, avoir des activités, rencontrer des gens. Il n'y a pas que le travail dans la vie, tu sais. Et d'ailleurs regarde ton frère, le travail ne l'a jamais empêché de rencontrer des filles.

 — Tu voudrais peut-être que je rencontre quelqu'un comme mon frère ? »

  Pendant un très long moment, la seule chose qu'on entendit fut le bruissement des feuilles de la haie. Le ton de sa réponse avait été sec, elle s'en rendait compte. Elle avait beau s'évertuer à garder son calme, qu'elle le veuille ou non, elle souffrait encore et toujours de la comparaison et sa mère ne pouvait jamais s'empêcher d'en remettre régulièrement une couche. « On ne veut que ton bien Sonia... » dit-elle enfin avec ce ton mielleux que Sonia ne savait jamais comment interpréter. C'était quelque chose entre le « Je t'aime et je cherche à t'aider de mon mieux » et « Je trouve que tu es une ratée ».

  Le train du retour fut ponctuel. Elle se leva du banc et ramassa son sac en plastique rempli des restes de grillade et de salade. Quand avait-elle fait une croix sur la vie de famille ? Quand est-ce le poids de la réalité avait écrasé ses rêves de jeune fille, ses envies d'homme, d'enfant, ses ambitions de vivre une carrière professionnelle qu'on lui envierait ? Une vie semblable à celle des séries qu'elle suivait à longueur de soirée devant son écran géant ? Seules ses nuits agitées faisaient revivre parfois des bribes de désirs enfouis, étouffés durant la journée sous la cloche du réel. Elle y croisait encore des hommes, y vivait des scènes érotiques, sulfureuses, interdites, extrêmes parfois, avec des partenaires doux, brusques ou malveillants. Il lui arrivait même de faire des séries de rêves dont les épisodes s'arrêtaient au petit matin pour reprendre à la nuit tombée, particularité qui remontait à son adolescence. Était-ce l'apanage des dévoreurs de série télé ou un particularisme qui lui était propre, la faculté - que personne ne lui enviait - de poursuivre ses cauchemars - forcément les meilleures histoires étaient les plus courtes - d'une nuit à l'autre ?

  Le ciel était encore bleu. Pourtant, sa mère avait réussi à injecter dans sa tête des nuages à l'encre de seiche. Était-ce sa faute si elle n'était pas intéressante ? Elle avait quand même le droit de vivre seule, elle n'était pas obligée de se suicider ! Qui avait décrété qu'une femme ne pouvait pas être heureuse et épanouie sans homme ? Sans enfants ? Elle avait trente-six ans, oui, et non, il n'était pas trop tard, mais « quelle » obligation morale avait-elle ? Elle n'allait pas se jeter dans les bras du premier venu pour plaire à sa mère ou mieux, se faire inséminer par X afin de lui offrir une descendance ! Elle avait encore le droit de ne rien faire, non ? Si aucun homme ne l'avait trouvée digne d'intérêt au bout de trente-six ans, ça ne risquait pas de s'améliorer avec les années ! Et si c'était pour devenir une mère asphyxiante comme la sienne, autant éviter cette torture à un enfant !

  Au moins, pour une fois, elle avait eu le dernier mot ; quand elle s'était fait reprocher de ne jamais voir personne, elle avait répliqué : « C'est pas vrai, maman, d'ailleurs je sors avec trois copines cette semaine ». La vérité, c'est qu'elle avait hésité à accepter la proposition de Christelle, mais elle irait, rien que pour avoir pu clouer le bec à sa mère. Cette dernière avait attendu, cherchant en vain une répartie avant de céder : « C'est bien ma fille, tu devrais faire ça plus souvent... ».

***

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