2-2 Comme à la maison (1/2)

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  Qu'est-ce que je vais mettre ? En demi-saison, le temps changeait constamment et le choix des habits relevait moins de l'envie que de la météorologie. « Les gens te jugent d'abord sur ton apparence ». Elle devait être élégante et décontractée. Dix-neuf degrés ce soir, nota-t-elle sur l'appli météo. Ciel dégagé, taux d'humidité 20%... Elle avait rendez-vous avec Sylvie, Christelle et Jessica, à 20h00 au Comme à la maison, un restaurant branché du centre-ville connu pour ses salades. Elle décrocha du cintre la petite robe bleue au décolleté à boutons. Zut, il faut la repasser... Elle hésitait avec le t-shirt floral et le pantalon en toile qui lui donnait de jolies fesses..

  Cette sortie n'avait rien d'anodin, elle le réalisait. Les jours précédents, elle avait eu du mal à se concentrer au boulot. Malgré la tempête de mails et l'urgence de préparer la venue des consultants, elle n'avait eu qu'une obsession : la sortie entre filles. D'un côté, elle était heureuse de les voir et, de l'autre, elle craignait d'affronter leur regard. Elle avait revu Jessica une fois en novembre à l'atelier cuisine sur les macarons. Quant à Christelle et Sylvie, ça remontait au festival de musique Jazz de l'été passé. En vérité, revoir Sylvie ne lui faisait ni chaud ni froid. Sylvie, elle venait d'un autre monde - qui n'avait rien de virtuel -, celui de la haute bourgeoisie, elle avait l'argent, la classe et les portes s'étaient toujours ouvertes devant elle avant même qu'elle ne lève le petit doigt. Pour Jessica, c'était différent. Au temps du collège, elles n'avaient pas vraiment accroché toutes les deux, mais la dynamique du groupe les avait maintenues en contact après leur diplôme. Puis, il y avait eu ce tournant, six ans plus tôt, lorsque Jessica s'était fait brutalement plaquer par son mari, à peine quelques mois après la naissance de leur fils. Durant cette période sombre, un lien fort s'était tissé entre elles. Cependant Jessica n'était pas femme à se laisser abattre, et chemin faisant, elle avait rencontré un autre homme, divorcé lui aussi et père d'une petite fille. Elle s'était trouvé un nouveau port d'attache où se protéger des marées, mais elle ne manquait jamais de passer faire escale au port franc qui l'avait jadis abrité de la furie des mers.

  Sonia débarqua au restaurant pile à huit heures. En ville, le métro offrait une ponctualité qu'aucun autre moyen de transport ne pouvait concurrencer. Au moment de pousser la porte de l'établissement, des claquements de talon sur le pavé attirèrent son attention ; la silhouette d'une femme approchait à pas décidés. Le visage de Jessica émergea de l'ombre. « Sonia ! s'écria-t-elle en tendant les bras. Je suis trop contente de te voir ! ». Le retour de l'ouragan. « Et j'adore ta robe ! Elle te va super bien ! Elle est nouvelle ? ». Jessica était moulée dans un jeans clair-obscur qui allongeait ses jambes et un t-shirt mauve dont le décolleté en V plongeant devait accrocher plus d'un regard. Depuis la dernière fois, elle devait avoir pris deux ou trois kilos qu'elle assumait parfaitement. Elle avait laissé pousser ses cheveux noirs jusqu'aux omoplates. A la voir si sexy, Sonia se demanda si elle n'était pas à nouveau célibataire.

 « Toi, répondit-elle, tu as l'air de rajeunir à chaque fois que je te vois ».

  Christelle les attendait à l'intérieur, assise à une table de quatre, un verre à cocktail aux trois-quarts vide posé devant elle. Elle serra Sonia dans ses bras avec tendresse. « C'est bon de te voir chaton ! ça faisait si longtemps !

  • Moi aussi je suis contente de te voir. Désolée de pas avoir pu venir à ton anniversaire ! ajouta-t-elle pour la forme.
  • Oh, t'as bien fait de pas venir, c'était trop déprimant ! Toutes ces bougies ! On devrait arrêter de fêter son annif après 30 ans !
  • On n'est pas en retard au moins ? s'interrogea Jessica devant le verre vide.
  • Non, gémit Christelle (elle effaça l'idée d'un mouvement de bras), c'est moi qui suis arrivée trop tôt ! »

  Elle était partie à l'avance par peur d'être coincée dans le trafic. Jessica lui fit gentiment remarquer qu'on était mercredi, pas samedi soir. « Moi, j'ai parfois l'impression que c'est tout le temps bloqué dans le centre... Pas vrai, Sonia ?

  • Oh tu sais, moi, je prends le métro alors...
  • En voilà une qui a tout compris ! clama Jessica.
  • Si je pouvais, je prendrais le métro moi aussi. Mais là où on habite, il n'y en a pas, figure-toi ! »

  Sonia s'abstint de relever que là où Christelle habitait, elle n'avait pas les moyens de vivre ; et même s'il y avait un métro, personne ne le prendrait à part les femmes de ménage. Christelle était habillée de façon classique avec un pantalon en toile noire et un chemisier blanc à dentelles. Comme les photos de vacances le laissaient deviner, elle avait pris du poids. Rien à voir cependant avec les jolies rondeurs de Jessica : Christelle avait emmagasiné au bas mot quinze kilos. La réalité était encore plus cruelle que sur les photos. Son visage s'était arrondi, elle arborait un double menton proéminant, sa poitrine épaisse reposait à présent sur un ventre qui débordait plus que de raison. Quant à ses fesses, le choix du pantalon noir n'avait rien d'anodin. Sonia n'avait pas pour habitude d'examiner le physique des gens et encore moins de porter un jugement ; n'empêche, la Christelle d'aujourd'hui n'avait rien à voir avec la Christelle de l'été passé. Avait-elle emmagasiné son stress dans ses couches adipeuses ? Elle enseignait en secondaire dans une école à population métissée et Sonia savait que ce n'était pas facile tous les jours. « Oh les vacances de Pâques me manquent déjà ! » confirma-t-elle.

  En ce moment, sa seule satisfaction restait ses enfants. Son fils de onze ans, Arthur, pétait la forme si l'on faisait abstraction de son tibia qu'un enfant maladroit avait tenté de briser lors de dernier match de football ; il allait faire sa communion, et Sonia n'aurait su dire si l'émotion manifestée par Christelle pour l'évènement relevait du cap spirituel que son fils allait bientôt franchir ou plus simplement du rite de passage à l'adolescence qu'elle associait au sacrement religieux. Sa fille Mathilde continuait ses cours de danse et de théâtre, une vraie artiste en devenir d'après l'avis impartial de sa mère. La seule qui souffrait de toutes ses activités, hormis le tibia de son fils, c'était elle, le chauffeur de taxi.

« Et Steve, il ne t'aide pas ?

  • M'en parle pas ! Monsieur n'a pas le temps ! Boulot, boulot, boulot et à la maison, c'est repos, repos, repos ! ».

  De son coté, Jessica fit le topo sur la construction laborieuse de son puzzle familial. Son fils Simon allait fêter ses sept ans. Sa relation avec Sophie, la fille d'Edward, était au beau fixe. Nonobstant des débuts chaotiques, Edward avait réussi à gagner la confiance de Simon à force de patience et d'attention ; Jessica, de son coté, s'en sortait de mieux en mieux avec Sophie, même si le partage de temps avec la mère biologique rendait les choses compliquées ; enfin, la mère biologique rendait les choses compliquées. Pour autant, Jessica n'avait jamais été autant épanouie. Edward était très tendre et elle avait enfin l'impression d'avoir un homme qui lui faisait l'amour. Sur la fin, Jack ne l'aimait plus, seul le sexe faisait survivre le couple. Tout le monde connaissait l'histoire, mais Jessica avait encore besoin de faire sortir les ondes négatives. A la naissance de Simon, Jack était allé voir ailleurs...

« Il est encore avec..., hasarda Christelle.

  • La poupée gonflable ? claqua Jessica. 
  • Tu exagères...
  • Je m'en fous, j'ai l'homme parfait maintenant. Il est trop mignon tu sais, il est tout paniqué en ce moment car il perd ses cheveux. Je lui ai dit que je trouvais ça sexy ! »

  Sonia offrit la version courte de son curriculum : toujours célibataire, toujours le même appart, toujours le même boulot même si le décor avait changé entre-temps. Comme à son habitude, le plus dur restait de déboiter sur un autre sujet sans paraître mal à l'aise. Elle fut aidée par l'intervention du serveur qui proposa de passer commande. « On attend encore quelqu'un ! » répondit Christelle. Il leur suggéra alors un apéritif maison qu'elles acceptèrent de bon cœur.

« Dis-donc, grommela Jessica en regardant sa montre, elle trainaille Sylvie.

  • Tu la connais, fit Christelle, Miss Busy !
  • Ouais, mais parfois j'ai l'impression que c'est plus Miss-je-me-donne-un-genre-busy. Enfin tu vois... »

 Christelle embraya sur ses déboires scolaires, les problèmes d'argent dans l'enseignement, de violence, de sexe. Tout à coup, les blagues crues d'Eric semblaient bien innocentes. A 21h00, elles commandèrent un autre apéro maison sur insistance de Jessica (le troisième pour Christelle).

« Jess, je ne devrais peut-être pas, il m'a quand même l'air traitre ce cocktail, marmonna une Christelle hésitante.

  • Mais bien sûr qu'il est traitre, c'est pour ça qu'il est bon ! »

  Côté boulot, Jessica en voyait aussi de toutes les couleurs. Aux commandes de la société familiale de gestion immobilière après le retrait de son père, elle avait du mal à tenir la baraque. Certains clients se prenaient pour des rois et elle pour une esclave , allant jusqu'à la déranger au beau milieu de la nuit. Pire, elle devait se battre pour être payée. D'après elle, jamais son père n'avait été aussi mal traité. Elle mettait ses difficultés sur le fait d'être une femme. Heureusement, elle pouvait compter sur le soutien d'Edward.

  Alors qu'elle arrivait au bout de son verre, Sonia sut ce que Christelle voulait dire à propos du cocktail.

« Je commence à avoir la tête qui tourne moi.

  • C'est parce que tu n'as rien dans le ventre, fit Jessica. D'ailleurs, je grignoterais bien aussi moi, qu'est-ce qu'elle fait la petite péteuse ! ».

  Et les trois amies d'éclater de rire.

« C'est peut-être pas plus mal pour moi de ne rien manger, fit Christelle, il est temps que je fasse régime !

  • Oh tu exagères ! lança Jessica. Habillée en blanc et noir comme ça, je suis sûr que sur un terrain de foot tous les hommes doivent te courir après !
  • Mais ! Espèce de... ! cria-t-elle, avant de réaliser que tout le monde pouvait l'entendre.

Elle se contenta de lui taper sur l'épaule en grommelant « Méchante ! ».

  Tandis que Jessica se perdait dans un fou rire incontrôlable, Christelle feignit de bouder sur sa chaise. « C'est bon, demain je fais régime ! ». Avec un verre dans le nez, Jessica se désinhibait parfois un peu trop.

« Je crois que c'est le stress qui me rend boulimique, expliqua Christelle résignée.

  • T'es pas la seule qui mange quand elle est stressée ! rajouta Jessica.
  • Oui, j'imagine. Seulement, maintenant, je n'arrive plus à perdre. J'ai parfois l'impression de prendre du poids rien qu'en regardant un morceau de gâteau. C'est horrible ! Regardez-vous, vous êtes magnifiques !
  • Oh c'est facile, enchaina Jessica. Sexe, matin et soir. Ça fait partir les calories.
  • Evidemment... dit Christelle. Tu n'as pas une autre solution ? Mon mari passe plus de temps à astiquer sa voiture, si tu vois ce que je veux dire. »

  Jessica visualisa très bien et éclata d'un rire cristallin qu'on put entendre dans tout le restaurant. « Il astique sa voiture... » hoqueta-t-elle entre deux fous rires.

« Oui, bon, chuchota Christelle en jetant des regards gênés autour d'elle.  

  • On a l'air de bien s'amuser ici, fit une voix familière.
  • Sylvie ! Enfin ! Il était temps ! lança Christelle.
  • Bonsoir les filles ! Je suis dé-so-lée pour le retard ! »

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